A-t-on tout dit sur l'historique de la publication de La France Juive d'Edouard Drumont en 1886 ? Certes non, beaucoup de choses restent encore à découvrir au gré des archives perdues et retrouvées.
Cepedant l'historique le plus complet tracé à ce jour est celui donné par Elisabeth Parinet dans son histoire de La Librairie Flammarion (*) publiée en 1992.
Nous donnons ci-dessous les extraits qui nous intéressent dans le chapitre intitulé Editeurs de Drumont :
« L'édition de La France juive fut-elle un signe de cet « éclectisme » revendiqué par Ernest Flammarion ou une preuve de sa sympathie pour l'antisémitisme ? Il semble bien qu'elle ne fut ni l'un ni l'autre. En effet, les conditions de publication du livre de Drumont montrent que Marpon et Flammarion accueillirent sans déplaisir le succès que rencontra le livre, mais qu'ils n'avaient rien fait pour le susciter.
En 1885, Edouard Drumont est un journaliste qui écrit dans Le Monde, quotidien conservateur de petite audience, après avoir collaboré à l'Univers, au Bien Public, au Gaulois, au Nain jaune. Ses articles ne lui valent pas plus de célébrité que les deux livres qu'il a déjà publiés : un livre nostalgique de souvenirs historiques, Mon vieux Paris, paru en 1878 chez Charpentier, puis un roman, Le Dernier des Trémolin, publié en 1879 par Palmé.
Il cherche un éditeur pour son nouveau livre, La France juive et essuie plusieurs refus. Alphonse Daudet dont il est un grand ami depuis plus de dix ans, décide de s'entremettre auprès de Charles Marpon.
« Mon père », se souvient Léon Daudet, « croyait au succès, en dépit des dimensions de l'ouvrage qui comportait deux forts volumes. Il finit par emporter la décision de Marpon qui avait confiance en son jugement. »
Ce ne fut pas sans difficultés ni conditions :
« Cet excellent Marpon avait une façon funèbre de prononcer : "Deux volumes" Il demandait ce qui allait nous arriver et il insistait d'un air inquiet "Vous répondez des procès, n'est-ce pas ?". »
Puisque Daudet, auteur à succès depuis la publication de Fromont jeune et Rissler aîné, se porte garant pour son ami, l'affaire est conclue : Marpon et Flammarion se chargeront de la distribution du livre dont tous les frais (impression, publicité, etc.) seront supportés par Drumont. La concession faite à Daudet est mince !
L'auteur se met aussitôt en quête d'un imprimeur et demande conseil à Octave Uzanne dont les confidences sont rapportées par Edmond de Goncourt : « C'est Uzanne qui a trouvé à Drumont un éditeur à Dijon, un certain Darantière. Ça faisait d'abord 4 volumes que Uzanne affirme avoir corrigés et réduits à deux. »
Les propos sont ambigus et peuvent laisser croire à une participation d'Uzanne à la composition du livre ; or, s'il a bien joué un rôle actif d'intermédiaire entre Drumont et Darantière, ses conseils semblent être restés purement techniques ; mais une fois le succès venu, les rapports s'étant considérablement détériorés entre les trois intéressés, Uzanne est peu-être enclin à surestimer le rôle qu'il a joué.
Le premier devis qu'obtient Uzanne est sans doute trop élevé pour les finances de l'auteur puisque, dans une lettre du 2 décembre 1885, l'imprimeur expose comment « on pourrait encore baisser, s'il était absolument nécessaire » en jouant sur la qualité du papier et, quinze jours plus tard, Uzanne donne à Drumont une dernière estimation à 5 000 F, assortie de conseils de mise en page pour économiser le papier (**). Drumont donne son accord, et commencent ses angoisses :
« Beaucoup de politiciens et de financiers étaient mis en cause, des procès en diffamation étaient à craindre et Drumont n'avait pas un sou. Il alla mettre des cierges à Sainte-Clotilde, sa paroisse (...) Le livre parut enfin. Pendant une dizaine de jours, silence complet. »
Drumont a beau morigéner son éditeur, personne ne semble remarquer « ces deux volumes qu'on se préparait à descendre dans les caves puisqu'on en avait vendu pendant la première semaine 25 exemplaires sous les galeries de l'Odéon » et Drumont considère ses « chétives économies » comme définitivement perdues. Alors, « Alphonse Daudet qui voyait son ami se désoler, alla trouver Magnard, directeur du Figaro. (...) Quelques jours après paraissait un article de tête, bref et cinglant. » Ce « papier », comme on dit, fit un bruit énorme, comparable à celui de la trompette de Jéricho. Des piles de France juive s'écoulèrent d'abord sous l'Odéon, puis dans toutes les librairies de Paris, notamment chez Achille, boulevard des Italiens, qui donnait le mouvement aux nouveautés. Les uns criaient au chef d'oeuvre. D'autres, les amis d'Israël, criaient : C'est affreux. C'est le Bottin de la diffamation. »
L'article de Francis Magnard, paru le 19 avril, a entraîné la publication de nombreux comptes rendus dans les journaux de toute tendance politique, parmi lesquels Drumont distinguera plus tard La Croix « qui a tant contribué à faire connaître (son) livre ». Mais, si décisif qu'ait été l'article du Figaro, il semble que le bouche-à-oreille avait commencé à fonctionner avant sa publication puisque les archives Flammarion conservent deux lettres de collaborateurs du Gaulois, l'une de Louis Teste, l'autre d'Yveling Rambaud, réclamant dès le 18 avril un exemplaire du livre pour en faire le compte rendu.
Le 22 avril, Drumont peut triompher : « Il n'y a plus un seul exemplaire, les deux mille sont partis. Marpon me presse de retirer ... on va mettre huit machines ! »
Enfin, le duel avec Arthur Meyer, le 27 avril, et la polémique qui le suit amplifient encore le mouvement d'intérêt, comme le rapporte La France, qui se montre ici bien informée :
« M. Drumont a fait tirer tout d'abord de son ouvrage 2 000 exemplaires. En douze jours, il en a vendu 500. Il a fallu que les intéressés protestassent pour que le public apprît l'existence du pamphlet et l'achetât.
Le jour où Le Matin annonça que M. Edouard Drumont avait reçu deux provocations, les 1 500 exemplaires de La France juive qui étaient restés sur les rayons de MM. Marpon et Flammarion et qu'on se préparait à descendre dans les caves, les 1 500 exemplaires furent enlevés. Pendant les journées suivantes, les commandes affluèrent. Aujourd'hui, plus de 20 000 volumes sont achetés à l'avance et à chaque heure il arrive de nouveaux ordres de Paris, de province, de l'étranger. »
Les 2 000 exemplaires imprimés par Darantière ne suffisant plus, Marpon et Flammarion se sont aussitôt montrés prêts à prendre en charge la réédition du livre. L'imprimerie Lahure va reprendre la tâche ; c'est l'imprimeur attitré de Flammarion et sa situation à Paris évite les problèmes de transport à un moment où il faut produire et livrer très vite, tant la demande est forte mais (peut-être) passagère. Le 23 avril, Sénac accuse réception des empreintes que lui a fait parvenir Darantière :
« J'ai le regret de vous annoncer qu'elles sont mauvaises. Je vais cependant faire fondre mais j'entends de ne pas être rendu responsable soit du mauvais tirage soit du peu de service que feront les clichés. »
Il faut néanmoins régler la facture à Darantière qui n'a pas été encore payée. Or, Drumont conteste la note que lui présente l'imprimeur, épisode dont Edmond de Goncourt donne une version quelque peu partisane, sur la foi du récit d'Uzanne :
« Le livre paru, le livre vendu avec le succès qu'il a eu, Drumont, sans aucune reconnaissance de la confiante avance faite par l'éditeur, l'aurait marchandé ignoblement et lui aurait imposé une réduction qui lui imposait une perte dans la composition des quatre volumes primitifs. Au fond, cet éreinteur de la juiverie serait le plus terrible des Juifs. »
L'évidente acrimonie du chroniqueur, qui prend l'hypocrite précaution d'utiliser le conditionnel, le pousse à prêter une oreille complaisante à des propos qui déforment un peu la réalité. En effet, le 24 avril, Darantière, qui vient de transmettre les clichés du livre à Flammarion, envoie sa facture à Drumont et y joint un mot dont le ton ne dénote encore aucune rancœur :
« Je vous accuse réception de votre lettre, je croyais, en effet, devoir faire la seconde édition de votre vol. mais puisque vous en décidez autrement c'est sans doute pour l'excellentes raisons, je n'en suis pas moins très heureux de voir que vous êtes dans la nécessité de la faire aussi rapidement ; cela constate le très grand et très légitime succès de votre oeuvre. »
Il semble que, au vu de la facture, d'un montant de 7 506 F, Drumont ait été surpris et se soit fâché, arguant que les empreintes effectuées par Darantière sont de si mauvaises qualité que le nouvel imprimeur doit majorer ses prix. A partir de ce moment, les uns et les autres ont étalé des griefs dont il est difficile de déterminer le bien-fondé. Tout juste peut-on dire que Darantière ne fut sans doute pas aussi lésé que le suggère Goncourt et que le succès ne faisait pas perdre à Drumont le sens des réalités financières ! Finalement, Drumont abandonna le règlement de l'affaire aux soins d'Ernest Flammarion :
« Darantière écrit à Uzanne qu'il est prêt à donner quittance contre un chèque de 6 325 F sur Dijon. Faites si vous voulez un dernier effort pour transiger à 6 000 ; si Darantière refuse envoyez le chèque et finissons-en. Je compte sur vous pour terminer cette affaire d'ici 2 à 3 jours. »
Ce qui est fait, à la satisfaction de Drumont qui se plaint que Daranyière leur « ait tenu la dragée un peu haute ». Désormais, Flammarion a pris en main la destinée de La France juive et les intérêts de son auteur, qui ne cesse pas pour autant d'être actif [...] »
Elisabeth Parinet décrit ensuite le succès de La France juive : 65 000 exemplaires vendus en un an. Un succès à la hauteur d'un Zola ou d'un Ohnet. 200 000 exemplaires vendus avant 1914. Marpon et Flammarion ont signé avec Drumont un contrat avantageux puisqu’il touche 4 000 F pour les 3 000 premiers exemplaires, puis 75 centimes par volume, soit 1,50 F par livre vendu. En 1888 les droits passent à 1,75 F pour les deux volumes. Entre avril 1886 et juin 1891, Drumont toucha 100 500 F de Flammarion pour ce livre. L'éditeur, de son côté, fit un bénéfice brut de 165 000 F environ.
Quel rôle a finalement joué Octave Uzanne dans l'impression des deux premiers mille de l'édition originale de La France Juive ? S'est-il effacé discrètement lorsque Darantière fut bousculé par Edouard Drumont ? Nous avons déjà donné la notice qu'Uzanne consacre à cette affaire dans le catalogue de la vente de ses livres en mars 1894. Pour en savoir plus il nous faudrait retrouver l'exemplaire cité de La France juive, truffé de lettres autographes relatives à cette entreprise éditoriale. Nous aurons très probablement encore à y revenir très bientôt.
Bertrand Hugonnard-Roche
A lire ou à relire :
- Octave Uzanne, Edouard Drumont, et La France Juive (1886) et autres livres antisémites.
- Octave Uzanne, Edouard Drumont, Les Spartiates et la France Juive (1886).
- Octave Uzanne écrit en 1913 : « D'ailleurs, l'extraordinaire et quasi-surnaturelle vitalité du juif survit à tous les massacres, endure toutes les persécutions. Comparables aux tronçons du serpent fabuleux, les membres d'Israël, tranchés par le fer, deviennent autant d'hydres nouvelles qui vivent, et mordent, et injectent leur venin. »
- Emploi du temps d'Octave Uzanne le samedi 10 avril 1886 : Témoin pour Edouard Drumont à son duel opposant ce dernier avec le directeur du journal Paris, Charles Laurent.
Note : un lecteur attentif de ce blog nous informe : Arte a diffusé un reportage-téléfilm, qu'on peut encore voir en Vod (Arte+7), sur Drumont. Dans ce reportage, il est indiqué que c'est Alphonse Daudet qui a avancé l'argent nécessaire à la première publication, et qui a mis Drumont en rapport avec Marpon. [il semblerait qu'Octave Uzanne ne puisse être qu'un éternel oublié ... NDLR].
(*) La librairie Flammarion 1875-1914 par Elisabeth Parinet. IMEC Editions, 1992.
(**) Lettre inédite d'Octave Uzanne à Edouard Drumont, 17 décembre 1885. A. F.
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