samedi 30 mars 2013

Impressions émues d'Octave Uzanne aux obsèques de Stéphane Mallarmé (septembre 1898).

Octave Uzanne publie une chronique dans l'Echo de Paris du vendredi 16 septembre 1898 « Visions de notre heure, Choses et gens qui passent » dans laquelle il décrit les obsèques de Stéphane Mallarmé à Valvins en bordure de la forêt de Fontainebleau. Mallarmé y est mort le 9 septembre.

Mallarmé dans son intérieur de Valvins
11 septembre. - Adieux à Mallarmé. - Il y a quelques semaines [voir notre précédent billet], après avoir passé d'heureuses et bienfaisantes journées en la compagnie du doux et enveloppant Stéphane Mallarmé, je disais ici la fraîcheur et le quiétisme de sa retraite, la bonne grâce souriante du maître auréolé d'une lumineuse sérénité, dont la politesse et la bienveillance avaient conservé la jeunesse et aplani les rides.
Ce lui fut un savoureux plaisir, nous écrivait-il le lendemain, de voir à son gré son cher Valvins exprimé en un paragraphe louageur ; il lui semblait qu'il en restât quelque chose à sa rivière et à ses feuilles, et son âme charmante se complaisait à ce souvenir cependant discret d'un compagnon de passage épris de sa biendisance et de sa philosophie.
Pourquoi faut-il, hélas ! que le chagrin soit tapi jalousement à l'ombre de toute joie et que notre optimisme reste sans cesse menacé ? - Le rare musicien des mots que fut Mallarmé, le chef vénéré des libres disjonctions du vers, l'initiateur des doctes orchestrations du verbe, s'en est allé soudain, foudroyé par un mal anonyme, dans l'accalmie, le ronronnement de rêve, la béatitude de sa vie tour à tour laborieuse et contemplative.
Par cette torride journée septembre, embrasante après-midi d'un faune, au milieu de la gaieté qui monte des berges peuplées de promeneurs du dimanche et de patients pêcheurs à la ligne, nous traversons, venant de Fontainebleau, dans un break chargé de camarades, ce paisible pont de Valvins où, le mois dernier, sous l'ombrelle blanche et verte, j'aimais à surprendre sa silhouette familière, lorsqu’il se dirigeait à ma rencontre vers l'auberge où je gîtais.
Là-bas, au delà du fleuve, derrière les rouges dépôts de briques accumulées, en bordure de sa maisonnette aux volets clos, règne un anormal mouvement. Des voitures sont alignées, des visiteurs arrivent d'un pas inquiet et ralenti et se rassemblent pour saluer le départ du regretté maître, si obscur et si mystérieux pour le profane, mais qui se révélait si profondément à tous ceux qui savaient frotter du phosphore de leur entendement le vigoureux relief de ses phrases.
Il ne faut pas seulement lire Mallarmé, qui fut si peu livrier au sens librairesque du mot ; il faut plutôt écouter et sentir les sons et les parfums qui s'exhalent du carillon de ses vers et s'évaporent du bouquet de ses rythmes.
Déjà nous voici devant le petit banc vert sur lequel s'agitèrent tant de controverses d'art. Le menu jardin qui préface la demeure est envahi comme pour une partie en forêt. Par l'escalier extérieur, chacun gravit pour porter ses condoléances aux deux malheureuses femmes, épouse et fille du poète, qui vivaient si parfaitement fortunées dans son rayonnement d'affection et de bonté. Sur le sable blond de l'allée, à l'ombre de troènes, le cercueil de notre ami repose, couvert d'un drap blanc qui disparaît sous un amas de fleurs librement disposées, largement épanouies. De larges couronnes nouées de satin, celle de la Revue blanche et de la Revue mauve ou Mercure de France, disent la vénération de la jeunesse littéraire militante, de cette génération en marche qui bientôt remplira Paris de noms nouveaux, d'idéal et d'esthétisme inédits.
Des poignées de main, des interrogations s'échangent sur l'origine de ce deuil imprévu ; la mort ne livre pas ses secrets que les médecins croient interpréter d'un mot quelconque. Les yeux rougis de certains assistants familiers du défunt brillent fixement comme des foyers de prières silencieuses ; d'autres expriment avec moins d'intensité le doux désespoir de cœurs résignés.
La cérémonie dépourvue des funèbres vulgarités de coutumières obsèques, est d'une ineffable, d'une grandiose et pénétrante poésie. Le char de fleurs se met en marche dans la campagne embrasée. A l'église de Samoreau, où l'on s'attarde, le tableau apparaît comme mis en scène avec un art infini et touchant. On dirait d'un sujet de genre à la façon de Tassaërt ou de Hawkins, avec un rappel de campagne anglaise, de décor simple, presque shakespearien.
La petite chapelle, plantée de biais sur la droite, a sa porte largement ouverte au delà de laquelle se voient les vitraux multicolores des ogives intérieures, et sous les quinconces de la place villageoise, les ondes sonores des chants liturgiques parviennent sans atténuation aux oreilles de ceux qui ont dû rester au dehors, proche des fermes, du chant des coqs et des mugissements du bétail.
Alors que vers le cimetière, dont on voit les noirs cyprès au loin, le convoi reprend sa marche, suivi de littérateurs de plusieurs générations, de peintres impressionnistes, de jolies femmes en toilettes de campagne et d'humbles paysans à la démarche rigide et lourde, nous nous disons que notre cher Stéphane Mallarmé avait les obsèques qu'il eût désirées, que ce parfait honnête homme restait aimable dans la mort, que son sourire affectueux semblait planer encore sur nous, tant la nature toute entière lui ressemblait, à cette heure reposée et apaisante, et, comme Requiem sur sa tombe, je songeais aux vers de son Apparition :

... J'ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées.

L'air, disait Longfellow, est plein d'adieux aux poètes qui meurent.

La Cagoule [Octave Uzanne]


(*) Réimprimé en volume dans Visions de Notre Heure, Chose et Gens qui passent. Notations d'art, de littérature et de vie pittoresque. 1897-1898. Paris, H. Floury, 1899, pp. 211-214.

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