mardi 17 décembre 2013

Octave Uzanne et les arts de la Table (extrait du Miroir du Monde, 1888)



LA TABLE


Le plaisir de la table est particulier à l'espèce humaine. (Brillat-Savarin)

On est gourmand comme on est artiste comme on est instruit, comme on est poète (Guy de Maupassant)



Octave Uzanne à table en belle compagnie ...
(héliogravure pour le Miroir du Monde d'après l'aquarelle
de Paul Avril) 
De l'avis des maîtres gastronomes, l'art alimentaire est un champ d'une vaste étendue et dont l'horizon se recule sans cesse devant tout homme qui en fait l'objet de ses études sérieuses et de ses profondes méditations. A entendre les Classiques de la Table, cet art qui embrasse les trois règnes de la Nature, les quatre parties du monde, toutes les considérations morales, tous les rapports sociaux, cet art, enfin, auquel tout se rattache d'une manière plus ou moins directe, plus ou moins rapprochée, ne paraît superficiel qu'aux esprits mesquins, qui ne voient dans une cuisine que des casseroles, et des plats dans un dîner.
Cet art gastronomique, dont Alexandre Dumas, Rossini, le baron Brisse et Monselet furent les derniers représentants, semble quelque peu abandonné sur la fin de ce siècle ; le Parisien ne paraît attacher que très peu de prix aux invitations nutritives, le vrai gourmand s'efface ; chacun ne se préoccupe que de son estomac et pèse ses aliments, la thérapeutique est en passe de détruire complètement la gastronomie. - En Allemagne, en Angleterre, en Belgique surtout, et dans nos provinces françaises, la table est toujours fêtée largement et l'on y fait chère si rabelaisienne, que le souvenir de Gargantua semble s'éjouir devant ces plantureuses agapes. En province, un grand dîner est considéré comme une affaire d'Etat ; on s'en préoccupe deux mois à l'avance et le menu en est si bien compris que la digestion en dure au moins six semaines. Mais le Parisien affairé, dominé par l'action de son esprit, ne peut accorder ni le même temps à son repas, ni la même latitude à sa digestion ; il ne lui est point permis de se gaver comme un boa et de subir durant de longues heures la torpeur de son entripaillement. Le Parisien est sobre comme un Turc ; il se délicate et se nourrit de blanc-manger comme les Muses, il cultive la friandise, s'inquiète de la perfection du café, du fondant de l'entremets, de la finesse des liqueurs ; mais il évite la goinfrerie, sachant souvent par mémorable expérience que le ventre est le plus grand de nos ennemis. Au demeurant, il n'est point gastronome et préfère, à table, les aimables plaisirs de l'esprit aux sensations de la déglutition raffinée.
La gastronomie a cependant été chantée sur tous les modes. "C'est, dit Monselet, la joie de toutes les situations et de tous les âges. Elle donne la beauté et l'esprit, elle saupoudre d'étincelles d'or l'humide azur de nos prunelles, elle imprime à nos lèvres le ton du corail ardent, elle chasse nos cheveux en arrière, elle fait trembler d'intelligence nos narines, elle donne surtout la mansuétude et la galanterie.
"S'attaquant à tous les sens à la fois, elle résume toutes les poésies : poésie du son et de la couleur, poésie du goût et de l'odorat, poésie souveraine du toucher. Elle est suave avec les fraises des forêts, les grappes des coteaux, les cerises agaçantes, les pêches duvetées ; elle est forte avec les chevreuils effarouchés et les faisans qui éblouissent, elle va du matérialisme le plus effréné au spiritualisme le plus exquis, de Pontoise à Malaga, de Beaune au Johannisberg ; elle aime le sang qui coule des levrauts et l'or de race, l'or pâle qui tombe des flacons de Sauterne."
L'histoire de la gastronomie serait un peu comme celle de l'amour, l'histoire de l'humanité, car sur le livre d'or des gourmets célèbres, on peut relever les noms les plus singuliers : Sardanapale, Héliogabale, Lucullus, Cléopâtre, Pétrone, Tibère, Balthazar, Anacréon, Apicius, Vitellius, Martin Luther, l'empereur Julien, Saint Grégoire, Plutarque, l'empereur Géta, le chevalier Mécène, le pape Sergius IV ; Hippocrate, qui remplaçait la purgation par l'indigestion ; Xénophon, le législateur des banquets ; Caton, Louis le Gros, François Ier, Henri IV et Louis XIV, le régent Philippe d'Orléans, le maréchal de Richelieu, père des mayonnaises ; Bouret, fermier général, et son collègue La Popelinière ; Henri VIII, roi d'Angleterre ; le maréchal de Saxe, le duc d'York, Mme de Pompadour, Grimod de la Reynière, Campistron, mort d'indigestion ; Crébillon fils, qui avalait cent douzaines d'huîtres ; Pierre le Grand, Danton, Cambacérès, Antonin Carême ; Berchoux, l'auteur de la Gastronomie ; La Mettrie, l'abbé de Lattaignant, Piron, Brillat-Savarin, Panard, Fréron, Fontenelle. Mirabeau, lord Setton, le docteur Véron, le libraire Ladvocat, Ducray-Duminil, Henri Heine ; Papin, inventeur du Digesteur ou Manière d'amollir les os ; Capefigue, Henri Monnier, Eugène Sue, sans compter Cadmus, cuisinier et roi, Esope, cuisinier, et Vatel, victime infortunée de son art et de son exactitude. - Encore cette liste n'est-elle qu'ébauchée.
La gastronomie peut devenir une passion absorbante, primant toutes autres sensations, et Grimod de la Reynière nous conte, dans ses Almanachs des gourmands, qu'un disciple d'Apicius s'avisa un jour d'établir un parallèle entre les femmes et la bonne chère. "Posons les principes, disait-il ; vous conviendrez d'abord que les plaisirs que procure la table sont ceux qu'on connaît le plus tôt, qu'on quitte le plus tard et qu'on peut goûter le plus souvent. Or pourriez-vous en dire autant des autres ?
"Est-il une femme tant jolie que vous la supposiez, fût-elle une demoiselle Weimer ou une dame Récamier, qui puisse valoir ces admirables perdrix de Cahors, du Languedoc ou des Cévennes, dont le fumet divin vaut mieux que tous les parfums de l'Arabie ? La mettrez-vous en parallèle avec ces pâtés de foie gras ou de canards auxquels, les villes de Strasbourg, de Toulouse et d'Auch doivent la plus grande partie de leur célébrité ? Qu'est-elle auprès de ces langues fourrées de Troyes, de ces mortadelles de Lyon, de ce fromage d'Italie de Paris ou de ces saucissons d'Arles ou de Bologne qui ont acquis tant de gloire à la personne du cochon ? Pouvez-vous mettre un joli petit minois bien fardé, bien grimacier, à côté de ces admirables moutons des Vosges ou des Ardennes qui fondent sous la dent et deviennent un manger délectable ? — Quel est le gourmand assez dépravé pour préférer une beauté maigre et chétive à ces énormes et succulents aloyaux de la Limagne ou du Cotentin, qui inondent celui qui les dépèce et font tomber en pâmoison ceux qui les mangent ? — Rôtis incomparables ! c'est dans vos vastes flancs, sources de tous les principes vitaux et des vraies sensations, que le gourmand va puiser son existence, le musicien son talent, et le poète son génie créateur. Quel rapport pouvez-vous établir entre cette figure piquante, mais chiffonnée, et ces poulardes de Bresse, ces chapons du Mans, ces coqs vierges du pays de Caux, dont la finesse, la beauté, la succulence et l'embonpoint excitent tous les sens à la fois et délectent merveilleusement les houppes nerveuses et sensitives de tout palais délicat ?"
Ainsi ce paradoxal gourmand, aux appétits un peu vulgaires, fait-il défiler toutes les richesses alimentaires de notre France et de l'étranger, pour parvenir à cette conclusion que les jouissances que procure la bonne chère à un riche gourmet doivent être mises au premier rang, que ces jouissances sont infiniment plus prolongées que celles qu'on goûte dans l'infraction au sixième commandement de Dieu, qu'elles n'amènent ni langueurs, ni dégoûts, ni craintes, ni remords, que la source s'en renouvelle sans cesse, sans jamais s'épuiser ; que, loin d'énerver le tempérament ou d'affaiblir le cerveau, elles deviennent l'heureux principe d'une santé ferme, d'idées brillantes et de vigoureuses sensations. Que penser de ce goinfre dyscole, pour lequel la gastronomie, en tant que passion exclusive, est l'idéal d'une vie bien remplie ? au lieu d'enfanter des regrets, de disposer à 1'hypocondrie, et de finir par rendre un homme insupportable à soi-même et à autrui, on lui doit, dit-il, cette face de jubilation, ce cachet distinctif de tous les enfants de Comus, bien différente de ce visage pâle et blême qui est le masque ordinaire des amoureux transis.
Le gourmand est en effet assez fréquemment misogyne et profondément égoïste ; on le voit, s'invitant comme Lucullus à sa propre table, goûter avec une volupté paradisiaque aux victuailles qu'il se fait servir ; on le sent absorbé dans sa mastication dégustative, tout en conversation interne sur la qualité de ce qu'il ingère, indifférent aux choses extérieures, tantôt incliné sur son assiette, tantôt renversé en arrière, les lèvres grasses et souriantes, l'œil pétillant, monstrueusement heureux dans sa solitude volontaire. Le gourmand porte toujours sur le visage le stigmate de sa sensualité égoïste, que ce soit le Chinois préparant son thé, l'Arabe dégustant son riz, l'Italien humant son macaroni ou l'Anglais ingurgitant son pudding, il y a toujours chez tout amoureux de son ventre une expression particulière pleine de bonhomie, mais aussi empreinte d'un je ne sais quoi qui marque la personnalité absorbante, infuse, intéressée, pleine d'une subjectivité gastrique. "L'âme d'un gourmand disait J.-J. Rousseau, est toute dans son palais ; il n'est fait que pour manger : dans sa stupide incapacité, il n'est à sa place qu'à table ; il ne peut juger que des plats, laissons-lui cet emploi."
D'après le dictionnaire de l'Académie, le mot Gourmand est synonyme de goulu et de glouton ; mais tous les gastrolâtres protestent contre cette acception ; il leur semble que cette définition n'est pas rigoureusement exacte et que l'on doit réserver les épithètes de glouton et de goulu pour caractériser l'intempérance et l'insatiable avidité. Selon les physiologistes du goût ... et par suite de la goutte, le terme de gourmand mérite de recevoir dans le monde poli une acception beaucoup moins défavorable et aussi beaucoup plus noble. A leur dire, le gourmand n'est pas seulement l'être que la nature a doué d'un excellent estomac et d'un vaste appétit, — tous les hommes robustes et bien constitués étant dans ce cas, — mais c'est bien au contraire celui qui joint à un estomac, parfois même médiocre, le goût éclairé dont le premier principe réside dans un palais singulièrement délicat, mûri par une longue expérience. Tous les sens, affirment-ils, doivent être, chez le gourmand dans un constant accord avec celui du goût, car il faut qu'il raisonne judicieusement ses morceaux avant même de les approcher de ses lèvres. C'est dire assez que son coup d'œil doit être pénétrant, son oreille alerte, son toucher fin et sa langue capable.
Ce serait une erreur de croire, ajoutent-ils, que cette attention continuelle que doit porter un gourmand sur toutes les parties de l'art alimentaire, vers lequel ses sensations sont exclusivement dirigées, en fasse un homme matériel et borné ; il a plus que tout autre des ressources pour se rendre aimable et se faire pardonner par les hommes sobres, assez ordinairement envieux, la supériorité de son goût et de son appétit. — L'abbé Roubaud, dans ses Synonymes, est tenté de ranger du côté des gastronomes, car il daigne comparer le goinfre, le goulu, le glouton et le gourmand. Selon son sentiment, "le gourmand aime à manger et à faire bonne chère ; il faut qu'il mange, mais non sans choix. Le goinfre est d'un si haut appétit ou plutôt d'un appétit si brutal, qu'il mange à pleine bouche, bâfre, se gorge de tout assez indistinctement, avale plutôt qu'il ne mange ; le goulu ne fait que tordre ou avaler, comme on dit ; il ne mâche pas, il gobe ; il se gave et s'empiffre. Le glouton court au manger et mange avec un bruit désagréable et avec tant de voracité qu'un morceau n'attend pas l'autre et que tout a bientôt disparu devant lui ; il engloutit, on le dirait du moins. »
D'autres philologues distinguent encore entre le gourmand et le friand, donnant à celui-ci toute la science et tout le tact qu'ils refusent à celui-là. Les dissentiments éclatent de toute part également sur la question du choix des aliments ; les uns estiment, avec Helvétius, dans son livre De l'Esprit, que l'homme est un animal essentiellement Carnivore ; les autres pensent, avec J.-J. Rousseau et Lamartine, que l'homme qui se nourrit de chair est un animal dépravé ; d'aucuns sont végétariens, d'autres buveurs d'eau, et la généralité s'accorde sur ce point que l'homme est omnivore, qu'il peut également choisir ses aliments parmi les substances animales et végétales, que tout ce qui lui plaît, convient à son organisation et que cette heureuse faculté, véritable don de la nature, peut à peine être modifiée par l'influence du climat, des mœurs et des usages.
Cabanis observe que, dans les pays où la classe indigente se nourrit d'aliments grossiers, l'intelligence est plus obtuse, et tous les voyageurs tombent d'accord que, parmi les peuplades sauvages, dont aucune institution politique n'a modifié les mœurs, celles dont la principale nourriture est la chair ont plus d'intelligence et d'activité que les tribus qui se nourrissent uniquement de végétaux.
L'art culinaire déjà si délicat, si varié dans les soupers et les ambigus du XVIIIe siècle, a marché rapidement vers son apogée à dater de l'établissement du régime constitutionnel en France. Dès 1815, après l'affaiblissement de plus de vingt années de troubles, de guerres et de conquêtes, on sentit le besoin de se refaire un sang moins anémié, et la Restauration mérita son nom dans l'opinion de tous ceux qui affirmaient que les grandes pensées viennent de l'estomac. La gastronomie eut alors de véritables jours de gloire, et les promenades gourmandes dans Paris purent être marquées par d'étonnantes étapes ; les Véry, les Frères provençaux, le Café anglais, le Café Corazza, Véfour, Carchi, le Rocher de Cancale, le Bœuf à la mode, Bignon, Le Doyen (à la place Louis XV), Magny, les Quatre Sergents de la Rochelle et vingt autres restaurateurs et restaurants acquirent une juste célébrité dans une population de gourmets raffinés dont le type tend à disparaître.
Lorsque parfois nous nous égarons aujourd'hui dans un de ces vieux restaurants solitaires du Palais-Royal, nous y sentons la solennité des anciennes agapes ; on dirait que l'âme des gourmets d'autrefois hante encore ces salles recueillies, lambrissées de panneaux blanc et or, avec leurs rideaux à mi-vitre et leurs meubles d'acajou marquetés à la hollandaise. Tout y est grave, pompeux, cérémonieux et imposant, depuis la caissière majestueuse sous ses bandeaux plats d'antique beauté, qui officie à coups de timbre magistraux, jusqu'aux majordomes et au sommelier, qui portent haut la dignité de leurs fonctions. — Rien de plus froid, de plus gris, de plus morne, pour nous autres modernes qui sabrons nos repas à toute vitesse avec l'accoutumance des buffets et la prestesse de notre vie agitée — mais remarquez que toute la province, qui vient beaucoup à Paris pour le ventre, afflue en famille dans ces « bonnes maisons » de vieille marque et si pleines de respectabilité qu'on y chuchote plutôt qu'on y cause dans un silence où bruinent la tristesse et le ranci des choses mortes.
Ces anciens restaurants parisiens, bâtis et ameublés pour la lente mastication savoureuse, pour le culte de la gourmandise, pour le travail paisible de la digestion, nous expriment aujourd'hui par leur vue seule, plus que tous les discours, la singulière révolution qui s'est produite dans nos mœurs depuis cinquante ans. Evidemment le plaisir de la table s'est transformé ; on ne le goûte plus avec autant de componction et de jouissance silencieuse ; on s'inquiète moins de ce que l'on absorbe et on discute avec plus d'indifférence la théorie des recettes culinaires ; on ne se dit plus, comme il y a un demi-siècle, que la cuisine, de même que la comédie, doit se conformer aux règles d'Aristote, et que la journée d'un gourmand n'est autre chose qu'un vaste repas ; qu'elle doit avoir son exposition, son nœud, son dénouement, et se diviser en trois actes suprêmes : le déjeuner, le dîner, le souper.
Il n'y a plus que dans nos vieilles provinces, où la règle aristolélienne est encore mise en pratique, que les trois repas emplissent toute l'esthétique de la journée.
Durant toute la première partie de ce siècle, on eut la dévotion de la table, on érigea l'art culinaire en véritable culte, on déjeuna comme si on ne devait pas dîner et on dîna comme si on n'avait pas déjeuné ; la table mit en mouvement le vaste rouage des affaires ; la politique, la littérature, la galanterie et le commerce eurent besoin de son concours, — point de nominations, point de promotions, point d'affaires ni de conquêtes sans la table ; les Amphitryons et les Alcmènes ne furent jamais mieux fêtés ni plus couverts d'honneurs, la magistrature se distingua par sa belle tenue à table et plus d'un ministre se popularisa par sa gourmandise. — On inventa les dîners blonds et les dîners bruns, ceux-ci composés de ragoûts de coulis, de civets, de compotes au roux, de hachis, de hochepot et cent autres mets ; ceux-là combinés savamment avec les Béchamels, les quenelles, les fricassées de poulets, les émincés aux concombres, les pâtés au suprême, les grenadines aux crêtes et une foule d'autres plats raffinés et lentement médités qui savaient concilier les appétits des dîneurs classiques et romantiques, d'après cette morale gastronomique : « En toutes choses il faut considérer la faim. »
Les prérogatives de l'amphitryon étaient alors fixées par des règles qui en faisaient le roi de la table ; ses charges étaient complexes et consistaient à découper et à servir les pièces notables, à exercer avec une rigueur tout écossaise les lois de l'hospitalité, à veiller en bon père de famille au bien-être des estomacs confiés à sollicitude, à rassurer surtout les timides, à encourager les modestes, à provoquer gaillardement les vigoureux. La police de la table lui appartenait ; il ne devait jamais souffrir une assiette ou un verre ni vide ni plein, ne jamais hasarder un mot douteux, s'appliquer à faire briller à tour de rôle l'esprit et l'enjouement de ses convives, en ayant eu soin au préalable de disposer les voisinages d'après l'observation du caractère de ses hôtes. Le toast lui était exclusivement réservé, et aucun poltron ne devait se soustraire à l'obligation de vider son verre à chaque nouveau toast. Parmi les codes qui régissaient la France, on y avait joint le Code gourmand, basé sur cette idée que la Gastronomie était la reine du monde, l'amie des aristocraties, l'alliée des républiques, le soutien des Etats constitutionnels, et qu'au milieu de tous les bouleversements successifs de la civilisation, sa puissance avait grandi à tel point, — dominant toutes les autres, — qu'il était urgent d'asseoir les attributions de cette souveraine cosmopolite sur un code fixe et immuable.
La méditation première était : « L'homme est un sublime alambic. — Les sensations, les actes, les passions, l'imagination, tout enfin, dans l'admirable appareil que l'on nomme corps, concourt à un but unique : la Digestion ! »
« Brillat-Savarin a justifié par parti pris les goûts des gastronomes, écrivait l'auteur du Cousin Pons ; mais peut-être n'a-t-il pas assez insisté sur le plaisir que l'homme trouve à table — la digestion en employant les forces humaines constitue un combat intérieur, qui, chez les gastrolâtres, équivaut aux plus hautes jouissances de l'amour ; on sent un si vaste déploiement de la capacité vitale, que le cerveau s'annule au profit du second cerveau placé dans le diaphragme et l'ivresse arrive par l'inertie même de toutes les facultés. »
Aujourd'hui à Paris nous comptons toujours nombre de gourmands, capables d'analyser sur eux-mêmes cette observation Balzacienne ; mais les gourmets se font assurément plus rares, le goût et la science de la cuisine disparaissent sous les efforts de la chimie envahissante et aussi par une sorte de vague épeurement des convives que les efforts de certaines méthodes médicales portent aux noblesses de la sobriété. On ne s'aventure plus franchement dans la dégustation de tous les services, on s'observe, on craint les représailles de la digestion et on met quelque peu son estomac en interdit. — La Physiologie du goût est délaissée, et du train dont vont les choses, grâce au charlatanisme des médecins épris des théories de la mode, grâce à la droguerie sous toutes les espèces, grâce aussi aux industries de panacées universelles sans cesse croissantes, il ne serait pas étonnant qu'un fin lettré — s'il en reste quelques-uns au XXe siècle — s'avisât de publier le véritable livre susceptible de séduire ses contemporains , à savoir : LA PHYSIOLOGIE DU DÉGOÛT, Méditations de cacositie transcendante, ouvrage théorique, historique et à l'ordre du jour, dédié aux précieux dyspeptiques parisiens.


Octave Uzanne
La Table, in Le Miroir du Monde
Paris, A. Quantin, 1888

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