mercredi 9 octobre 2013

« Mon vieux Rops ! mon pauvre Fély ! » Hommage à Félicien Rops par Octave Uzanne (26 août 1898).


Félicien Rops (1833-1898)
Cet hommage à la mémoire de son ami Félicien Rops (mort le 23 août), Uzanne le fait paraître à la une de l'Echo de Paris du vendredi 2 septembre 1898 (écrit le 26 août) dans sa chronique intitulée Visions de notre heure, Choses et gens qui passent. Ces chroniques, parfois acides sur le tout Paris, le monde de l'art et la littérature, sont signées du pseudonyme La Cagoule. Uzanne révélera peu de mois après sa véritable identité en publiant un volume des chroniques de l'Echo de Paris chez le libraire Floury (mars 1899).
Nous avons consacré plusieurs articles à Félicien Rops ou en relation avec son oeuvre et Octave Uzanne. Nous laissons le lecteur y piocher à pleines mains.

Bertrand Hugonnard-Roche

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26 août 1898 - Félicien Rops. - Voici que, au cours d'une excursion dans ces mornes villes d'eaux d'Auvergne, enfouies dans des cirques de montagnes opprimantes, je me précipite à Royat sur des feuilles parisiennes, assoiffé de nouvelles et j'y lis, aux Deuils, cette laconique mention : Félicien Rops est mort hier, à quatre heures de l'après-midi, dans sa propriété de la Demi-Lune près d'Essonnes.
Mon vieux Rops ! mon pauvre Fély ! - Je le savais malade, condamné et perdu depuis près de deux années ; comme tant d'autres intimes, je m'étais tenu à l'écart de la lente agonie de ses facultés, je n'avais point vu sombrer doucement dans le crépuscule de l'âge cet étrange esprit radieusement solaire qui éclaira, réchauffa, éblouit et amusa plusieurs générations d'artistes et dont le prisme étoilé de boutades était devenu légendaire parmi nous.
La mort de ceux qui nous furent chers, en l'amitié desquels on berça d'heureuses heures de rêve, nous fait tout à coup, et en quelques secondes, revivre tout un passé. - Je revois Rops il y a seize années, tel qu'il m'apparut, alors que je venais de publier mes premiers éphémérides des sens, mémoranda de passions juvéniles, qu'il désirait, affirmait-il, enluminer de son précieux talent. Ami de Baudelaire, dont il avait consolé l'exil en Belgique, illustrateur de Poulet-Malassis, contemporain d'Alfred Delvau, survivant de la jeunesse dorée du second Empire, peintre des dessous de crinolines, interprète, à l'exemple de Constantin Guys, des Cythères parisiennes, j'imaginais Félicien Rops d'une conservation un peu aigrelette de vieux dandy et je le voyais tout à coup venir à moi fringant sans apprêt, vraiment jeune de regard et de sourire, le front glorieux sous la cascade d'ébène de sa chevelure, digne de sa dévise : Vita per ignem, et du surnom que nous lui décernâmes plus tard : Ninus de Lenclos.
A côté de ses contemporains arrivés à la célébrité, artistes de saison tôt épuisés, enfouis sous les honneurs, les reins brisés par les Académiciens, Rops, indépendant et indécoré jusqu'alors, restait fleuri de jeunesse, ambitieux de produire, heureux de se dépenser en causeries, en paradoxes et de jouer avec la vie, comme Casanova, jusqu'au dernier instant.
« J'ai la haine des tiédeurs, nous écrivait-il peu après notre première rencontre, - en une de ses prestigieuses épîtres qu'il mettait tant d'amour-propre à parfaire et à ciseler comme à la pointe sèche ; - il faut que les hommes chauds se refroidissent tout d'un coup en gens frappés d'une balle ; la vieillesse doit les trouer ainsi et la vieillesse et la mort doivent être une.
« Gardons nos belles folies au delà du soir venu ; tout mon être chantera  les splendeurs des crépuscules comme il a chanté et célébré les lumières glorieuses du midi et les fraîcheurs de l'aurore, comme il exprimera également les douceurs des nuits bleues. »
Rops n'a sans doute pas eu la mort qu'il ambitionnait ; la Camarde dont il fut si fréquemment le caricaturiste féroce et qu'il symbolisa de mille façons à la manière de Holbein et d'Albert Dürer se sera jouée de lui comme la chatte de la souris en lui enlevant peu à peu tous ses moyens de défense, en le meurtrissant, l'atrophiant et le tuméfiant tour à tour ; elle ne lui a point, selon son désir, en le touchant, fait claquer la tête « comme un oeuf d'autruche qu'on flanquerait du haut des tours Notre-Dame » ; elle aura mis deux années à désarmer et à vaincre cet éternel jeune premier.
La gloire de ce grand artiste aura été tardive et discrète ; il ne connut pas et ne pouvait recueillir la monnaie de billon de la popularité ; il n'apprécia d'ailleurs, comme tous les maîtres es délicatesse, que les « jours de souffrance », les implorantes lumières admiratives qui tombent timidement de haut, les faibles lueurs de soupirail qui seules sont nécessaires à ceux qui ne veulent œuvrer que dans les silencieux couvents des arts occultes.
Les rares amateurs qui ont su réunir la majorité des Œuvres inutiles et nuisibles (ainsi les désignait-il lui-même) de cet extraordinaire créateur dont la fécondité était aussi surprenante que la paresse était proverbiale, savent seuls qu'il n'existe point dans l'histoire de l'art contemporain un maître qui se soit affirmé aussi profondément et aussi intensément que celui-ci sur une plus vaste universalité de sujets et avec une variété plus infinie de procédés de facture. Peinture, paysages et portraits, aquarelle et pastel, fusain, crayon et plume, lithographie, gravure sur toutes matières à l'aide de la pointe, du burin, de la morsure des vernis mous et des grains, cuisine savante des cuivres à l'aide des vitriols les plus subtilement élaborés, tout lui fut bon et partout il excella.
Une Ropsographie vraiment complète serait presque impossible à écrire, car celui que la presse belge, depuis un procès fameux, nomma l'Infâme Fély, demeure encore, pour ceux qui l'ont connu, le microcosme le plus malaisé à décrire et à résumer. Il défie l'investigation et nargue même l'analyse, car aussi bien comme homme privé que comme artiste il fut toujours l'être le plus complexe, le plus dédaleux, le plus insaisissable et le plus contradictoire. Il se complut dans les enfers du vice, dans le ghetto des éréthismes charnels, tout en restant un tendre et un amoureux nullement spurciloquace, réservé de langage, un ami de la nature à la façon de Jean-Jacques, un Roséiculteur distingué. Ce fut un panthéiste extasié dans l'adoration de tout ce qui vit, croît, fleurit, palpite et respire sous la voûte d'azur ; il but le plaisir à toutes ses sources saines, mais avec un pieux dilettantisme, sans avidité excessive, se gardant toujours des ivresses brutales. C'est pourquoi les productions de ce vivant vibrant à tous vents sont aussi variées que le furent ses avatars d'existence ; elles restent lumineuses, baignées de vérité, même dans le réalisme du vice, et si la nudité tient la corde dans l'ensemble de son oeuvre, c'est que nue fut la Dame de ses pensées et que son éternel modèle eut pour tout vêtement ce miroir de vérité qui brille aux mains de la nymphe symbolique des puits.
Il n'y a plus à cette heure que les béotiens d'esprit et les myopes de seconde vue pour considérer Rops ainsi que très longtemps le considérèrent de nombreux bibliophilistins, c'est-à-dire comme un simple fresqueur d'obscénités et un illustrateur de Vénuseries éhontées. Tous les esthètes contemporains, qui sont allés au delà du superficiel de ses images, sentent que dans son oeuvre il a bravement démasqué la comédie humaine, la comédie de la chair, et que son talent ou, pour mieux dire, son génie souple et dramatique reste empreint d'une véritable grandeur tragi-phallique sans jamais déchoir dans les basses vulgarités des figures éroto-comiques.
Peu nombreux toutefois sont encore aujourd'hui les iconophiles qui persistent à ne pas croire qu'on ne saurait regarder les superbes collections d'estampes de ce maître autrement qu'avec des lunettes bleues et qui veulent admettre que l'admirable dessinateur des Légendes flamandes, le lithographe de l'Enterrement au pays wallon, le peintre du Scandale, soit au-dessus d'un amusant interprète des sonnets de l'Arétin ; que la philosophie de ce merveilleux analyste du nu domine tous les frontispices de livres galants publiés à Lampsake, chez les marchands de frivolités.
Il faudra du temps pour enlever au talent de Rops sa réputation de priapée. L'opinion publique étiquette toujours les hommes d'après celle de leurs oeuvres qui a le plus frappé la masse, c'est-à-dire d'après cette moyenne dégradante des suffrages que l'on nomme le succès et qui fait régulièrement élection d'une production ou d'un ensemble de productions médiocres, sans subtilité, sans noblesse et sans grandeur réelle.
Mais, tandis que j'ambule au son d'une musique énervante de vulgarité dans le petit parc en entonnoir de Royat-les-Bains, je songe moins au génie de Félicien Rops qu'à l'esprit savoureux, à la gaieté étincelante de l'ami disparu, aux anecdotes invraisemblables de ce Gascon du pays wallon, à cette sorte de Paul-Louis Courier de l'art impeccable qui avait plaisir à gagner le mépris des réguliers, par ses fanfaronnades de doux hirsute, à celui qui comptait pour or et opimités la joie de dire des cuistres ce qu'il pensait et qui, incorrigible vieux rapin, nous déclarait ses désirs secrets de pouvoir enfoncer des épingles, la point en haut, dans le fauteuil des académiciens, afin de les blesser au cerveau. (*)
Ah le Rops intime, le délicieux Fély des bavardages d'atelier ; le Rops de la place Boieldieu, de la rue Drouot, de la Demi-Lune, combien inoubliable pour tous ses amis !


La Cagoule [Octave Uzanne]
Echo de Paris, Visions de notre heure,
2 septembre 1898

(*) l'article de l'Echo de Paris se termine ici.

1 commentaire:

  1. « Gardons nos belles folies au delà du soir venu ; tout mon être chantera les splendeurs des crépuscules comme il a chanté et célébré les lumières glorieuses du midi et les fraîcheurs de l'aurore, comme il exprimera également les douceurs des nuits bleues. »
    Merci ... G.

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