« J'ai déjà la cigarette au bec en t'écrivant » écrit Octave Uzanne à son frère Joseph le 25 octobre 1907 depuis son havre de paix de Barbizon. La décision qu'il prit d'arrêter de fumer doit dater de quelques mois à quelques semaines seulement après l'envoi de cette lettre. C'est entre fin 1907 et début avril 1908 que la décision semble avoir été prise. « Ma santé est bonne, écrit-il, et je fais tout pour la conserver et l’améliorer, car je la sentirai vite fragile, si j’en mésusais – nous ne pouvons nous mettre à l’unisson, ni toi ni moi, de nos contemporains qui vont aux fêtes, banquets, dîners en ville, qui fument, voient des femmes et continuent à croire à l’illusoire jeunesse. La façade dure quelque temps et puis ils s’effondrent. » (4 avril 1908 depuis St-Raphaël). Clairement Uzanne se met du côté de ceux qui veulent et doivent mener une vie saine : plus de banquets, plus de dîners en ville, plus de tabac et plus de femmes. Si le programme désormais établit par Uzanne n'est pas des plus réjouissants, il a au moins le mérite de maintenir en bon état une santé qu'il sent chancelante depuis quelques mois voire quelques années. A la fin de l'année 1908 (3 décembre 1908), il écrit, toujours à son frère : « – Rien n’est difficile comme de demeurer seul avec ce vieux brave garçon [Emile Rochard], affreusement personnel, aucunement altruiste et compréhensif, qui vient fumer chez moi sans se douter qu’il me gêne et m’irrite les bronches [...] » A la même époque il évoque avec son frère son « récent passage à tabac par le destin » Si nous ne savons pas encore, ni les causes, ni la chronologie exacte de cet incident de santé qui rendit Uzanne si méfiant et si alerté sur sa santé dès 1906, nous avons un témoignage direct à propos du tabagisme actif d'Octave Uzanne. C'est une chronique signée Un Kodakiste (pseudonyme choisit par Uzanne pour signer quelques articles courts publiés dans la Dépêche de Toulouse entre avril et juin 1910) et intitulée Au fil des jours et sous-titrée pour l'occasion : L'impôt sur le tabac. Elle paraît dans la Dépêche de Toulouse du mardi 17 mai 1910. Voici la transcription intégrale de cet intéressant articulet.
Bertrand Hugonnard-Roche
AU FIL DES JOURS
L’IMPÔT SUR LE TABAC
Je ne suis plus fumeur. Je le fus passionnément. Pipe, cigares, cigarettes, tabacs d'Orient, de Virginie, d'Algérie, Havanes - conservés humides des yankees ou craquant à l'oreille, selon le goût français - je connus tout et même davantage. Je ne fus pas un fumeur, je fus « le fumeur », le curieux de toutes les herbes de Nicot poussées sur tous les points du globe, le gourmet des fumées parfumées, capable d'une folie pour un Puros de marque.
Ah ! ce qu'il m'en coûta pour me défaire de cette tyrannique habitude qui me dominait si pleinement et dont je découvrais humblement l'affreux état de servitude en lequel elle me condamnait ! Des mois de lutte, de haute école de ma volonté finirent par me soustraire heureusement à cet esclavage. Aujourd'hui l'impôt sur le tabac me paraît moral, équitable, judicieux. Je doute qu'il crée des protestations sérieuses ou qu'il nuise à la réputation de l'intelligence fiscale du gouvernement. Il s'agit de produits de luxe, de cigares chers, de tabacs de choix. Ceux qui recherchent et consomment ces produits ne se plaindront point de payer quelques maravédis de plus les panatellas bagués d'une étiquette polychrome et dorée ou les blondes cigarettes d'Egypte, de Grèce ou de l'empire ottoman.
Pourquoi fume-t-on, d'abord ? C'est un problème que l'on ne s'est jamais efforcé de résoudre en France, mais qui, récemment, fit l'objet d'un référendum qui dura plusieurs mois dans la Revue Berlinoise Nord und Süd, naguère dirigée par Paul Sindau, un de nos confrères les plus français d'outre-Rhin.
Le médecin qui se chargea de recueillir les résultats de l'enquête, le docteur von Vleuten résuma ses observations par des réflexions fort suggestives. « On a chanté, dit-il, le vin, l'amour et le tabac. Le vin nous a valu, au cours des âges, une foule de poésies, bonnes ou médiocres, mais les érudits que j'ai consultés n'ont pu me citer un seul poème de valeur réelle dédié et consacré « aux charmes de la feuille de nicotine ». Cela est assez juste. Je ne sais que quelques vers isolés accidentellement, du dix-septième siècle à nos jours, expriment les voluptés Tabac-chistes.
Aucun fumeur ne sait pourquoi il fume. Tel est le résultat de l'enquête du Nord und Süd. Mais aucun des correspondants du docteur von Vleuten en consentirait à ne plus fumer. Tous Anglais ou Allemands avouent qu'ils préféreraient plutôt se priver de vin, de bière ou de liqueurs plutôt que de ne plus en « griller un ou une ». D'aucuns affirment même qu'ils bouderaient plus volontier Vénus que Nicot. Je dis Nicot, car le dieu du tabac ne fut non plus jamais inventé ; on ne fuma pas sur l'Olympe.
Personne ne peut, parmi les écrivains, penseurs philosophes, poètes, historiens, romanciers, musiciens et artistes, expliquer comment ils se sont accoutumés à faire du tabac le compagnon nécessaire et inévitable de leur vie intellectuelle. Aucun n'a pu préciser le sens de cette impulsion toute puissante qui contraint l'homme à s'intoxiquer sûrement et par successifs degrés - le mystère du tabac a résisté à l'enquête de la revue allemande.
Les priseurs seuls ont affirmé que rien ne vaut une prise pour rendre l'esprit clair. On le savait d'avant la Révolution, mais les invétérés fumeurs n'ont pu rien dire que de vague pour analyser leur passion.
Le tabac ne rend décidément pas clairvoyant. - C'est une habitude devenue une seconde nature. - Ceux qu'elle tient ne lui peuvent échapper. L'impôt sur le tabac et surtout sur le tabac de luxe, n'atteignant par les pauvres bougres dont il faut respecter les plaisirs, les paradis artificiels et même les vices, qui n'intéressent qu'eux-mêmes, est donc un impôt aussi salutaire que celui qui pourrait taxer la haute prostitution, les fumeries d'opium, la morphinomanie, le hachichisme, le chloralisme, l'éthéromanie et tous les appareils par quoi s'abrutissent avec ivresse nos faibles frères les humains.
UN KODAKISTE [Octave Uzanne]
Dépêche de Toulouse,
Mardi 17 mai 1910
à noter qu'en 1910 le haschisch est toujours légal, l'héroïne aussi, le vin Mariani contient de la cocaïne jusqu'à cette date.
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