Pour en apprendre encore davantage sur Octave Uzanne il faut fouiller, fouiller et fouiller encore : dans les journaux littéraires, les témoignages, les souvenirs publiés dans le monde des lettres qui concernent son époque, c'est à dire la fin de siècle mais également la belle époque.
C'est un peu le hasard qui nous a mis sur la piste des Souvenirs sans fin (*) d'André Salmon. Ces souvenirs qui s'étalent sur la période 1903-1940, ont été publiés entre 1955 et 1951 en trois volumes, chacun concernant une époque. "La Première époque (1903-1908), écrit Jacqueline Gojard, c'est le temps des rencontres décisives avec Apollinaire, Max Jacob et Picasso, des déambulations nocturnes entre La Closerie des Lilas et le Bateau-Lavoir, et des débuts littéraires parrainés par quelques aînés de la génération symboliste, comme Paul Fort, Alfred Jarry et Jean Morréas." C'est cette époque qui nous intéresse ici, puisque c'est à l'hiver 1903 (vers le 10 décembre 1903) que le jeune André Salmon rend visite au maître Octave Uzanne "pour conseil littéraire". Salmon en sera pour ses frais et repartira avec une fin de non recevoir pour ses vers trop "personnels" ...
André Salmon (1881-1969) |
Lisez plutôt :
"En cet hiver 1903-1904 j'avais vingt-deux ans ; je venais de quitter le régiment, en position de réforme temporaire. Mes Souvenirs sans fin commencent donc, ici, à cette date" écrit André Salmon
"Aquafortiste, mon père avait gravé pour divers éditeurs parisiens. Il me suggéra de rendre visite à Octave Uzanne, conseiller littéraire d'une des plus vieilles maisons. J'ai dû parler familièrement de tout cela à André Billy et c'est ce qui l'aura incité à me qualifier "gosse d'artiste" en traçant un amical portrait de moi au long d'un de ses feuilletons de L'Oeuvre. Et ça aussi c'est vieux ; vieux de trente ans.
Octave Uzanne ! Cet auteur habitait des hauteurs. Au faîte d'une belle maison du quai Voltaire. Une porte de fer forgé défendait l'accès du palier. Mais c'était une barrière pour rire comme celle, en bois et c'est toute la différence, que se posent les clowns sur la piste de Médrano ou du Cirque d'Hiver. On sonnait pour son propre plaisir, après quoi l'on ouvrait à soi-même pour se voir enfin devant une bonne et vulgaire porte en vrai bois, bourgeoisement peinte en faux bois ; une de ces portes qui seules donnent confiance aux propriétaires aussi bien qu'aux plus artistes des locataires.
C'est Octave Uzanne en personne qui me vient ouvrir cette porte.
Ah ! qu'une fois encore j'eus donc du plaisir !
Polygraphe à qui l'on doit L'Art et les Idées (sic), Bric-à-Brac de l'amour, une Chronique libertine ; Son Altesse la Femme et autres bouquins savants et galants qui lui valurent la réputation d'un disciple un peu cochon des Goncourt qui en ont tout de même enfourné de raides dans leur Journal, Octave Uzanne au nom chantant portait à peu près l'âge de Jean Richepin. Il comptait à cette promotion littéraire - Jean Aicard compris - qui eut la barbe brève et les cheveux frisés, en turban. Avec celui-là, la prose empruntait le monocle d'Alphonse Daudet, dont la façon d'être chevelu parut celle de Pezon le père, le fier dompteur.
Un dernier obstacle en fer forgé restait à franchir. Il fallait prendre garde à ne pas heurter la chaise à porteurs ou bousculer la chaise percée historique. Dans une coupe, des éventails précieux se mêlaient aux cartes de visite gravées des plus beaux noms. Le maître rangeait ses cigares dans un gant de Marie-Antoinette. L'abat-jour de la lampe à pétrole se constituait d'un fond d'ombrelle de Mademoiselle, sœur de Monsieur.
Octave Uzanne m'écouta avec beaucoup de patiente bonté, brûla plus ou moins mes vers du feu de son monocle, après quoi, n'ayant réellement eu le temps de rien lire, il prononça :
- Monsieur, je ne sais pas pourquoi vous êtes venu me voir. Je vous gratifierai pourtant d'un bon conseil. Ces vers que vous composez, ces histoires qui vous sont personnelles, en quoi peuvent-elles, ces histoires, je vous le demande, intéresser le public ?... Tenez, les journaux signalent un tremblement de terre au Chili... six milles personnes sans abri... et des tas de morts... des morts en masse... Voilà un sujet ! (*)
Octave Uzanne n'avait pas radicalement tort. Il se peut - mais le pouvais-je admettre si tôt dans ma vie ? - que personne n'ait jamais radicalement tort, en tout, alors même qu'il en irait du plus stupide d'entre nous, stupide mais dont la machine à penser fonctionne. Il ne m'aura fallu qu'une première expérience de quinze ans, la guerre et des révolutions pour m'en convaincre. Ça m'a fait écrire Prikaz, L'Âge de l'humanité, Saint André, hors que me voici, s'il m'arrive de céder encore à cette sorte d'inspiration dont j'ai vainement tenté de me libérer, tout rendu aux effusions assez secrètes de ma jeunesse, dépassé que je suis par l'énormité de l'événement public. A l'époque ancienne à laquelle Octave Uzanne parlait pour moi, je ne pouvais qu'être agacé du ton et choqué par la vulgarité de la conclusion.
Et d'abord, qu'est-ce que je savais de son beau tremblement de terre, beau comme il y a de beaux crimes ? Est-ce que ça n'était pas une invention des journaux dont je ne pouvais prévoir que j'aiderais à leur confection en allant me rendre compte sur place des effets du tremblement de terre ou de l'attraction du crime ?
Ai-je besoin de préciser que mes relations avec celui qui par Le Gant, L'Ombrelle et Le Manchon poussa la galanterie érudite jusqu'au coupable fétichisme inclus n'allèrent pas plus avant ?
On se voudra demander, avec Octave Uzanne lui-même, ce que je venais chercher chez lui. C'est simple, trop simple. J'étais jeune, encore pas mal soldat Popoff, très candide, d'une candeur que, par faveur, je devais user, brûler en assez peu de jours. Je ne connaissais personne, depuis si peu tombé de Russie où je suivis les miens en 1897 - "Cent soixante-dix kilos d'exédent de bagage pour Saint-Pétersbourg... Envoyez !..." Les lampes voilées de bleu des wagons sans couloir... l'aurore minéralogique sur Charleroi la nuit... le goût si doux de ficelle du café au lait au buffet de Cologne... - tombé, dis-je, de cette Russie en des Saint-Mihiel et des Rouen martiaux pour aboutir à des bords de Marne. Je me situais devant le paysage de la République des Lettres à peu près comme le croquant devant le plan du Métropolitain.
Que dis-je ? Il n'existait même pas de plan.
On se déniaise de diverses façons. Octave Uzanne m'a rendu service. Ainsi mon bien sincère merci ira-t-il à l'auteur sérieux de la Psychologie (sic) des quais de Paris, des Zig-Zag d'un curieux, et des Contes pour les Bibliophiles. [...]
Ayant relativement beaucoup écrit (comme le poète belge Albert Mockel disait ingénument et ingénieusement, quand même, de Stéphane Mallarmé) et écrit contre le voeu d'Octave Uzanne, en peu de semaines, dans une fureur d'écrire, dans ma première franche aurore de poésie, j'ai décidé la démarche au Mercure de France. Nous sommes en 1903 [...]
Le jeune André Salmon vient présenter ses vers au Mercure de France où il rencontre Adrien Van Bever et Paul Léautaud. Il écrit :
"Petit homme à lorgnon, lion menu, bénin, qui nous dupait par la crinière, Van Bever ne me laissa pas achever le petit discours ruminé tout au long du boulevard Saint-Germain. Pourtant je n'étais pas livré à un vulgaire Uzanne."
Van Bever pourtant réticent publiera finalement les vers d'André Salmon dans le Mercure de France quelques mois plus tard.
André Salmon écrit plus loin, à propos de sa rencontre avec le directeur de La Plume :
"On pensera qu'un jeune garçon allant proposer des vers inédits au directeur de La Plume ressemble trop à celui qui vient de déposer d'autres vers au Mercure de France. C'est inexact. Ils ne se peuvent ressembler. Le garçon que va si adroitement recevoir le directeur de La Plume a déjà passé par le grenier de luxe et tellement artistique du si comique Octave Uzanne. [...]"
Enfin, André Salmon écrit :
" [...] mon bon ami Octave Uzanne [...]
en évoquant les soirées de La Plume où se retrouvaient notamment Willy, Cazals, Dujardin, Maurras, Rebell, Lemonnier, et tant d'autres.
Ainsi Octave Uzanne conservait ses cigares dans un gant de Marie-Antoinette ! Première découverte d'ordre fétichiste. L'abat-jour de sa lampe à pétrole était fait du voile de l'ombrelle de Mademoiselle, sœur de Monsieur (frère du roi) ! Seconde découverte d'ordre fétichiste ! Tout dans la description faite par andré Salmon laisse supposer un appartement rempli d'objets "historiques", allant de la chaise à porteur au siège d'aisance ... Fin 1903, Octave Uzanne est âgé de 52 ans. C'est un peu avant et pendant ces années fin de siècle et début de siècle qu'li fréquente Jean Lorrain et son goût à l'esthétique prononcée. Par ailleurs Uzanne s'inscrit ainsi dans une mode finalement banale et bourgeoise d'accumulation des bibelots et autres objets historiques précieux. Que sont devenus le gant de Marie-Antoinette ? le voile d'ombrelle de Mademoiselle ? la chaise à porteur ? le siège d'aisance historique ? Nous donnerions beaucoup pour le savoir ...
Bertrand Hugonnard-Roche
(*) André Salmon, Souvenirs sans fin, 1903-1940. Nouvelle édition préfacée par Pierre Combescot. Gallimard, nrf, 2004 (réimpression en 1 fort volume des éditions de 1955, 1956 et 1961, en 3 volumes). pp. 31-33, 35 et 51 pour les passages cités.
(**) Le tremblement de terre dont il s'agit, compris dans l'hiver 1903-1904, ne peut être que celui du 7 décembre 1903 à Vallenar-Copiapo, capitale de la province de Huasco, dans la región de Atacama, au Chili. Ce tremblement de terre est répertorié dans les Publications du Bureau central séismologique international (1924, p. 12). Pour que l'information soit encore dans la tête d'Octave Uzanne lors de sa rencontre avec le jeune André Salmon, le tremblement de terre doit dater de quelques jours tout au plus. La rencontre Salmon-Uzanne dont il est question ici peut donc être datée des environs du 10 ou 15 décembre 1903. Uzanne est encore au 17, Quai Voltaire, dans son "grenier".
Il existe une première version - peut-être un peu plus condensée - des souvenirs de Salmon sur Uzanne. Elle parut dans les cahiers d'aujourd'hui (nlle série), n° 4, de mai 1921, où elle s'insère, sur une page et demie (181-182), dans un article intitulé "Façons d'être jeune II. Gens de Revues".
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