lundi 14 janvier 2013

Journal de l’abbé Mugnier - 22 février 1897 : J.-K. Huysmans avec Octave Uzanne et Jean Lorrain, "deux porcs" aux Folies-Bergère.


Journal de l’abbé Mugnier[1] - 22 février 1897.[2]

« (...) Huysmans[3] a été dernièrement avec « deux porcs », Uzanne[4] et Lorrain[5], aux Folies-Bergères[6]. Il n’y avait pas été depuis longtemps. « Oh ! l’inutilité de tout ça ! » s’écriait-il, en voyant des femmes à poil qui ne sont même pas bien bâties. Et il se félicitait de sa chasteté. »[7]


C’est ici l’endroit idéal pour donner lecture d’un article publié par Octave Uzanne sous le pseudonyme de La Cagoule dans l’Echo de Paris du 5 février 1899, presque deux années après la mention dans le Journal de l’abbé Mugnier :

Visions de notre heure : choses et gens qui passent.

20 janvier [1899]. — "La Princesse au Sabbat"

Un ballet de Jean Lorrain, sous ce titre, aux Folies-Bergère, entre de souples acrobaties et de brutales luttes à mains-plates, c'est un spectacle pour Madame Baringhel qui nous attira également à la répétition générale, en un milieu particulier de voyeurs dont l'analyse hétérogène serait plaisante à exposer. L'auteur des Sensations et Souvenirs et des Contes d'un buveur d'éther est le plus sincère, le plus vibrant poète visionnaire de cette heure. Il possède, alors même qu'ultra-moderne, le sens des tentations fantastiques, des sabbats infernaux peuplés d'êtres hybrides, d'animaux apocalyptiques, d'accouplements fous, tels que seuls Jérôme Bosch, Téniers, William Blake en surent exprimer la démonialité passionnelle en des toiles qui ne font que surprendre et sourire l'oeil béat des foules inaptes à leur interprétation. Même en un music-hall, ce ballet de sorcellerie élégante ne pouvait nous laisser indifférent. La fiction est celle d'un Perrault qui aurait pris part à quelque messe noire ; c'est la Belle au bois dormant intoxiquée par un cavalcadour du griffon vert, par un poète dont l'Hippocrène serait une chaudière de sorcière toute pleine de crapauds, de vipères, de coeurs d'enfants non baptisés, de graisse d'excommuniés, de chair de pendus, bouillon infernal préparé pour de nocturnes noces et d'horrifiques cérémonies de novices. De jolies filles, qui expriment au naturel le mal désolateur, tempétueux et souriant, s'y trémoussent à l'envi, offrant des nudités qui sèment les germes des voluptueuses grivances ; des hiboux piaulards y allument des phosphorescences de prunelles sur des rochers funèbres ; des bêtes immondes y donnent un simulacre d'hyménée d'un saisissant effet, et un petit roi des gnomes, à jambes cagneuses, sorte de prince têtard qui semble sortir d'un hallucinant cauchemar de Goya, y conduit un sabbat de fiançailles ; une danseuse, enfin, Odette Valery, laisse voir une corporelle beauté d'Aphrodite-Alcibiadée qui n'est pas dépourvue de légèreté et de souplesse et que les boulimiques regards mâles emmaillotent de désirs. Que manque-t-il à toute cette féerie ? Hélas ! une lumière conforme à l'art des tentations, une lumière close, une clarté qui serait l'ombre d'une lumière, un éclairage lunaire, assourdi, funambulesque, laissant toute la scène dans les demi-teintes. Mais allez donc imposer de l'art discret aux gens de théâtre, aux cabotines amoureuses des lampes à plein feu ! Aucun d'eux ne saura jamais comprendre que le simple reflet est pour les couleurs ce que l'écho est pour les sons. Il n'y avait ici place que pour des échos et des reflets.

La Cagoule [Octave Uzanne]


Cet article n’a pas été repris dans le volume « Visions de notre heure » publié en mars 1899 et dont le dernier article est daté du 30 décembre 1898.

Bertrand Hugonnard-Roche




[1] « De 1879 à 1939, l’abbé Mugnier (1853-1944) a tenu un journal : soixante ans de vie sacerdotale et mondaine de celui qu’on a pu appeler « le confesseur des duchesses ». Dans les salons parisiens les plus huppés, l’abbé Mugnier offrait pourtant l’aspect déconcertant d’un curé de campagne, avec ses gros souliers carrés et sa soutane élimée. Il s’était imposé par les qualités les moins faites pour réussir dans un tel univers : la modestie, la sensibilité et la fraîcheur d’âme. Mais il admirait cette société et aimait plus encore la littérature. Les grands écrivains français (… et les autres) se retrouvent dans ce journal. Ils sont tous là, mêlés au gens du monde, aux hommes politiques. Jamais le titre de cette collection n’avait trouvé meilleure illustration : c’est « le temps retrouvé », le monde de Proust qu’évoque jour après jour ce journal inédit, document irremplaçable et merveilleux roman de mœurs. » (texte de la quatrième de couverture, édition du Mercure de France, 1985). Pourtant cette édition n’est qu’un choix, le Journal dans son intégralité doit receler encore bien des pépites de la petite histoire mondaine et littéraire. Le manuscrit est conservé aux archives nationales (déposé en 1964).
[2] pp. 102-103 de l’édition du Mercure de France, 1985. Collection « Le temps retrouvé ». Texte établi par Marcel Billot. Préface de Ghislain de Diesbach. Notes de Jean d’Hendecourt.
[3] Joris-Karl Huysmans (1848-1907) est entré en relation avec l’abbé Mugnier le 28 mai 1891 : « Mme Berthe Courrière m’a amené, ce soir, à la sacristie le romancier Huysmans. Conversation très curieuse. Je note : « J’ai des atavismes religieux ». Zola est matérialiste. Cependant un jour, Huysmans le fit blémir en lui parlant de la mort. Qu’a-t-on à craindre quand on est matérialiste ? Huysmans, lui, est spiritualiste et catholique. Il assiste à la messe à Saint-Séverin et aime à entendre chanter des Salutaris. Il est enthousiaste de sainte Thérèse qui connait si bien, dit-il, l’âme humaine. Tout cela dit d’une voix douce et sympathique. Il vient d’écrire Là-bas, un livre satanique, plein de messes noires. Il voudrait écrire un ouvrage dans la note opposée. Mais pour l’écrire, il désirerait se transformer, en finir avec certaines habitudes. Comment faire ? Il songe à faire une retraite à la Chartreuse ou ailleurs. « Un moine manqué disait de lui sa compagne. En tout cas, Huysmans est un humble et un sincère » (op. cit. pp. 59-60). Plus loin on lit à l’entrée du 13 mai 1907 : « Huysmans est mort, hier à 8 heures du soir. Je lui avais encore serré la main vers 1 heure et demie. Il était assis à la table de la salle à manger. Une figure douloureuse, jaune, de moribond crucifié. Je lui ai simplement répété que je l’aimais bien. Je l’ai revu, aujourd’hui, sur son lit de mort, vêtu de noir comme un oblat et la mentonnière simule l’amict du religieux qui s’apprête à dire la messe. Vu ses sœurs, son beau-frère, MM. Geffroy, Descaves, Hennique, etc. Que cet homme a dû souffrir ! Je le connaissais depuis 1891. » (Op. Cit. p. 166)
[4] Octave Uzanne est âgé de 46 ans.
[5] Jean Lorrain est âgé de 42 ans.
[6] Le célèbre théâtre-cabaret des Folies-Bergère situé au 32 de la rue Richer dans le IXe arrondissement de Paris.
[7] Lors des nombreux entretiens entre Huysmans et l’abbé Mugnier, les « sodomistes » et la « luxure » occupent une place importante. « Et l’on a parlé de l’éternelle luxure. Et Huysmans de redire que l’art est le commencement du péché, que n’ont du talent que ceux qui ont beaucoup péché. » (7 mars 1904 - Op. Cit. p. 145).

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