Calendrier de Vénus détail du frontispice de l'édition de 1880 d'après le dessin de Marius Perret et gravé par lui. |
Il est toujours
assez difficile de pouvoir faire la différence, dès lors qu’un récit est à la
première personne, entre les éléments autobiographiques et les éléments
romancés voire fantasmés. C’est pourtant cette petite différence qui fait tout
l’intérêt d’un texte aussitôt qu’on essaye de comprendre un auteur qui se livre à
nous entre les lignes.
Le bouquiniste Antoine Laporte
écrivait pourtant à l’encontre d’Octave Uzanne : « Si vous tenez, au
reste, [à savoir ce que pense Octave Uzanne de lui-même], vous n’avez qu’à vous
résigner à lire ses livres, il n’est pas une ligne où il ne pose gracieusement
moqueur, ou insolemment protecteur, devant vous. Tout lui est bon pour se faire
valoir, pour se mettre en vedette. » (Les bouquinistes des quais de Paris
etc., Paris, chez tous les bouquinistes des quais, 1893, p. 13)
Toute espèce d’animosité mise à
part, A. Laporte n’a pas tort, Octave Uzanne se livre à nous presque dans
chacun de ses ouvrages. Ceci étant d’autant plus vrai concernant les ouvrages
les plus personnels que sont les trois opus sur les femmes, l’amour et les
folies amoureuses de jeunesse que sont : Le Bric-à-Brac de l’Amour (5 décembre 1878), Le Calendrier de Vénus
(31 janvier 1880) et Les Surprises du Coeur (20 juin 1881). Uzanne est âgé de
27 ans à peine quand il rédige le premier et de 30 ans pour le dernier. Ces
trois ouvrages lui tiendront tellement à cœur qu’il les rééditera réunis sous
un seul volume intitulé L’école des
Faunes, Contes de la vingtième année (Paris, H. Floury, 1896 – bien que l’achevé
d’imprimer soit daté du 19 août 1895). Ces textes sont alors magistralement
illustrés par Eugène Courboin. Un texte cependant n’a pas été repris dans cette
édition collective illustrée : Voyage
autour de sa chambre. Ce petit texte, d’une vingtaine de pages seulement, a
été publié pour la première fois dans Le
Calendrier de Vénus (page 127 à 150). Octave Uzanne pensait-il déjà à en
tirer une édition de luxe ultérieurement à son Ecole des Faunes ? Quoi qu’il en soit, Uzanne publie de
manière séparée, également chez H. Floury sous la date de 1896, pour les Bibliophiles indépendants nouvellement
formés. Livre de grand format, de 34 pages seulement, magistralement illustré
par Henri Caruchet et entièrement colorié au pochoir. Texte calligraphié et
entièrement reporté sur cuivre. Le tirage étant limité à 210 exemplaires pour
les Bibliophiles indépendants. Octave Uzanne a choisi ce texte parmi d’autres
pour en faire un bijou bibliophilique.
En 1896 Octave Uzanne est âgé de 45
ans, ses livres sur l’amour et les femmes sont presque tous derrière lui. Son
célibat est devenu une évidence durable.
On pouvait lire ce commentaire, téméraire
mais non dénué de perspicacité, par un expert en livres anciens lors d’une
vente le 28 juin 2002, à propos de ce Voyage
autour de sa Chambre : « Edition originale de ce récit,
apparemment autobiographique, où Octave Uzanne conte un roman d’amour évanoui,
avec une simplicité qui tranche sur le maniérisme et le cynisme habituel de ses
œuvres. » (Vente Artcurial, Briest-Poulain-Tajan, vendredi 28 juin 2002,
lot 167). L’expert de cette vente n’était autre que Pierre Berès. Ce
commentaire est-il de lui ou d’un assistant bibliographe ? Nous ne savons.
Ce qui est certain c’est que le commentateur se trompe lorsqu’il écrit qu’il s’agit
de l’édition originale de ce récit, puisque comme nous l’avons vu plus haut, ce
texte a été imprimé pour la première fois en janvier 1880, soit seize années
plus tôt !
Première page du récit dans l'édition de 1880 |
Qu’est-ce que ce Voyage autour de sa chambre ? Comme
l’indique tout à fait explicitement le sous-titre donné par Octave Uzanne :
Réminiscence. Du latin reminisci (se souvenir) et de menimi (avoir présent à l'esprit). Le
narrateur (Octave Uzanne) se souvient de ses premières amours de dix-huit ans.
Mais pas n’importe quels amours, un amour, celui d’une seule, disparue dans la
fleur de l’âge. « (…) mignardes hantises de mes dix-huit ans »
écrit-il. Ce texte est une complainte à l’amour perdu : « Une
ancienne chanson d'amour voltige dans la solitude ; dans ce nid charmant où
l'on était si bien à deux, il ne reste que des rêves de volupté indécise et la
sarabande enlaçante, mystérieuse et sinistre des souvenirs, ces revenants de
l'âme qu'on évoque, qu'on chasse et qu'on appelle encore. » C’est un récit
charnel où il évoque les « caresses friponnes d'autrefois ». Cet
amour était mortel et mortifère : « quand je jetai mon cœur dans ton
âme avec la furie des désirs qui se cabrent et l'impétuosité des prurits
cuisants, quand je m'agenouillai pour la prime fois devant ta beauté
absorbante, quand nos lèvres allangouries se donnèrent la becquée divine,
alors, j'aurais dû cesser de vivre ; j'étais Dieu dans la Création ! » Qui
pouvait bien être cette « blonde » aux « longues tresses blondes
dont parfois dans sa nudité, elle se faisait un manteau d'or. » ?
Nous ne le saurons sans doute jamais. Quelle est la part du rêve et de la
réalité ? Le narrateur (Octave Uzanne ?) a aimé ! aimé à perdre
la raison, dans ses premières années de virilité. Mais « la mort, en
surprenant la pauvrette a fauché mon âme avec la sienne » écrit-il. « O
la seule amante aimée, je reviens chaque jour faire ce tendre voyage autour de
ta chambre ». Confession ? Romanesque ?
Il faut se reporter à l’arrière-propos
placé à la fin du volume Le Calendrier de
Vénus pour comprendre ce qu’Octave Uzanne a voulu faire avec ce livre :
« Que le Calendrier de Vénus devienne l’Annuaire des Grâces, ou qu’il s’en
aille sur les quais de la Seine, tenir compagnie aux charmants Almanachs des
Muses – peu m’importe ! – je n’y mets point de coquetterie d’auteur. Ces
pages m’ont causé plus de bonheur intime à concevoir et à écrire que les
délicats eux-mêmes n’éprouveront jamais de contentement passager à les lire. –
Ceux qui, comme moi, ont produit dans l’amour et avec l’enthousiasme des
lettres, me comprendront. Il ne reste aux autres qu’à me porter envie. – C’est
peut-être déjà fait. – Je les plains. »
Calendrier de Vénus frontispice de l'édition de 1880 d'après le dessin de Marius Perret et gravé par lui. |
Le texte complet du Voyage autour de sa Chambre mérite une
analyse précise et profonde, que nous n’entreprendrons pas ici. Cenpendant afin
que chacun puisse se faire une idée juste, nous donnons ci-dessous le texte
intégral de ce récit que nous croyons, comme une intime conviction, le plus
autobiographique des récits publiés par Octave Uzanne. Cela en fait un des
textes parmi les plus intéressants pour percer à jour la carapace de cynisme et
de sarcasme qu’il aura prît malin plaisir à se forger au fil des années de
littérature. Et s'il ne devait y avoir que quelques éléments véridiques dans ce récit éthéré, gageons qu'on devrait malgré tout y trouver plus d'un indice sur les amours de jeunesse de l'Octave.
Bertrand
Hugonnard-Roche
*
**
*
VOYAGE AUTOUR DE SA CHAMBRE
RÉMINISCENCE
Les
souvenirs sont comme les échos
des
passions ; et les sons qu'ils répètent
prennent
par l'éloignement quelque
chose
de vague et de mélancolique qui
les
rend plus séduisants que l'accent
des
passions mêmes.
CHATEAUBRIAND.
Des
sentiments deviennent frileux, quand le foyer reste vide. Ici même où une
couvée de plaisirs était éclose, la tristesse seule sanglote lentement dans le
crépuscule des regrets superflus. — Une ancienne chanson d'amour voltige dans
la solitude ; dans ce nid charmant où l'on était si bien à deux, il ne reste
que des rêves de volupté indécise et la sarabande enlaçante, mystérieuse et
sinistre des souvenirs, ces revenants de l'âme qu'on évoque, qu'on chasse et
qu'on appelle encore.
Les rideaux
sont tirés ; il règne dans la chambre un demi-jour, un silence où je me
complais. La lumière a la crudité, l'effrayante clarté qui éblouit ou
effarouche les yeux qui ont pleuré et qui ne veulent plus regarder ni voir ;
son éclat possède la brutalité et le frisson glacial des réveils subits ; la
pénombre plus douce, plus insinuante ne retire pas les bandages du cœur pour
mettre la plaie à vif, elle frôle le doute, et, par gradations, comme une mère
qui berce, elle assoupit la douleur et nous conduit avec des ménagements
infinis au soleil de la réalité.
En
pénétrant ici, j'ai senti dans l'air tiède un refrain du passé, quelque chose
comme le parfum affadi des amples brassées de fleurs étincelantes que j'y avais
jadis cueillies. Il m'a semblé voir onduler des lignes sur la dernière page du
roman si tôt interrompu et un mirage trompeur a déroulé devant moi les
sensations des caresses friponnes d'autrefois.
J'ai
cru, ô farouche insenséisme de mon âme ! J'ai cru qu'Elle se jouait devant moi
ma maîtresse aimée avec son rire ambré, jaseur, exquis, tintant comme une
argentine clochette à mon oreille charmée ; j'ai cru entendre cette voix si
fraîche vibrer d'amour aux échos de mon coeur. Dans le vague lugubre qui
m'enveloppait, j'ai vu ma charmante amie se dresser debout mes côtés, dans de
légers tissus transparents, de couleur neutre, dont les plis amoureux se
collaient à son corps de nymphette étoffée. Ses lèvres souriantes, d'une
morbidesse savorée, se tendaient, se plissaient en avant avec la suave
appétence des baisers attendus, ses bras souples, roses, polis, agaçants par la
grâce aimable des fossettes rieuses, ses beaux bras douillets formaient une
ceinture à mon col, tandis que je dévorais ses yeux pleins d'azur où le bonheur
s'épanouissait dans la dilatation phosphorescente de ses prunelles.
La
moiteur de son haleine passait, comme un souffle attiédi, à travers mes cheveux
frissonnants; mon coeur battait avec violence d'une épaule à l'autre, et, parmi
les ténèbres plus épaisses, je pensais caresser, manier et affrioler ses formes
rondes, charnues, veloutées que j'idolâtrai jusqu'au paganisme de la plus folle
lubricité.
J'étais
inquiet, agité, troublé de même que si j'eusse dû la posséder pour la première
fois; la pauvre adorée! — Elle était là, devant moi, me regardant sous ses cils
noirs plus longs qu'un credo, lisant dans mes sens l'hymne de mes désirs tandis
qu'un vermillon très accentué passait sous ses joues pâles et porcelainées.
Hélas !
fou, double fou ! — Ixion croyant saisir la nue fut moins douloureusement
surpris ! — Alors que je croyais sentir le contact excitant de son épiderme, et
que je m'élançais, éperdu, pour boire l'oubliance sur ses lèvres humides, la
blanche vision a disparu. Je me suis agenouillé avec grand bruit à terre, mes
mains crispées dans le vide ne saisissaient plus que le néant de mes
fantômesques attouchements et la hideur de mon hallucination.
Pauvre
moi!—Il fallait me ramentevoir : J'accomplissais un pèlerinage à l'abbaye des
défuntes ivresses, et je dus inventorier le passé, en marquant de larmes amères
les heureux jours d'autrefois sur le calendrier des souvenirs.
Dans la
chambre intacte et silencieuse, tous ses chers petits bibelots étaient là; sur
la cheminée de brocatelle, la pendule restait muette et mon cœur seul battait
avec force dans cette solitude où le sien, tant de fois, avait bondi et éclaté
d'allégresse. — Faiblesse étrange qui me gagnait, douleurs sourdes et
caressantes dont je me croyais à jamais guéri, mignardes hantises de mes
dix-huit ans, je pensais vous avoir égarées à jamais et vous apparaissiez de
nouveau!
— O
premières amours! délices profondes et vivaces ! lorsque vous avez conquis la
virginité de nos âmes, humé notre sang le plus vermeil, grisé nos sens
vigoureux et naïfs, quand vous avez imprimé votre marque mordante et brûlante à
la fois sur la fraîcheur de notre aurorale juvénilité, rien désormais ne vous
peut effacer!
— Les
illusions, sous le doigt brutal de la vie réelle, s'évanouissent au toucher
comme le prisme et la poussière d'or des ailes de papillons, le dégoût
survient, la lassitude arrive, le scepticisme s'impose à l'esprit blasé, et,
aux relais de chaque nouvelle conquête, la passion, naguère si fringante,
devient plus poussive et aussi efflanquée que ces maigres chevaux de poste dont
le trot retentit quand même, sous un harnachement de grelots sonores et
étourdissants.
— C'est
en vain que le corps se brise et que le cœur se bronze ; la statue se souvient
d'avoir vécu dans un éclair de joie, et vous, sensations neuves, premières
caresses de notre puberté, éclose sous un regard de femme, nous ne pouvons vous
oublier !
Premières
amours, rosée de jeunesse ensoleillée, vous anéantissez les rêveries trompeuses
de notre adolescence ; vous dévergognez notre vague idéalisme et nos sentiments
puérils et mièvres, vous nous remettez le sceptre de notre puissance, en nous
en inculquant gentiment l'usage, vous consacrez enfin notre royauté masculine
en nous héroïfiant dans de valeureuses prouesses de virilité.
N'est-ce
pas dans ce boudoir, où Vénus jamais ne bouda Cupidon, que je fis mes premières
armes ? — N'est-ce pas ici même que je devins homme? N'est-ce pas devant ces
témoins inanimés, que la chérie, si follement dorlotée, me fit éprouver la
mâleté de mes muscles ? — O douce mignonne ! quand je jetai mon cœur dans ton
âme avec la furie des désirs qui se cabrent et l'impétuosité des prurits
cuisants, quand je m'agenouillai pour la prime fois devant ta beauté
absorbante, quand nos lèvres allangouries se donnèrent la becquée divine,
alors, j'aurais dû cesser de vivre ; j'étais Dieu dans la Création ! En
m'approchant de cette rouge fournaise du bonheur, je ne pouvais que rétrécir le
cercle de mes sensations, et, avec l'instinctive philosophie du scorpion, il me
fallait mourir de moi-même et par moi-même.
On ne
contemple pas impunément les radieux levers du soleil sans que les tristesses
du crépuscule n'en deviennent plus affligeantes. — Ah! que ne puis-je
reconquérir aujourd'hui cette aurore et cette exubérance de mon être!
C'est
ainsi que j'étais étendu sur ce siège, accoudé sur cette table chargée des
riens qu'elle aimait; c'est ainsi que j'attendais sa venue du soir, avec des
frissons d'espérance, mitonnant des caresses à offrir et des ébats à renouveler
— : Elle arrivait toute envoilée, émue, souriante, presque craintive, et dès
lors j'étais enveloppé dans une auréole de félicité; le bonheur tient si peu de
place! — Déjà, avec ma force d'amoureux, je la prenais, la soulevais dans mes
bras, la berçant comme un enfant avec des éclats de rire joyeux mêlés de
baisers, je la pressais contre moi, rêvant de m'ouvrir la poitrine pour la
loger toute entière dans mon cœur — folies suprêmes! Extases divines ! pourquoi
vous ai-je perdues ? Avec quelle passion je dégantais ces petites mainettes
exquises, dont je baisais chaque phalange; puis, dégrafant, délaçant, déchirant
soie, dentelle ou batiste; avec quelle ivresse curieuse j'explorais les
rondeurs embaumées de ce buste de déesse! — mes doigts ont encore conservé le
tact voluptueux de sa peau de satin.
Elle
luttait d'abord, se rebellait gentiment, puis se laissait faire, vaincue par
ses désirs plus encore que par mes démonstrations passionnées; puis lorsqu'elle
était assise, à genoux devant elle, déjà grisé par des ardeurs de faune, je
déployais le verbiage de la chair et l'éloquence persuasive et enflammée des
ambitions sensuelles. — Etais-je assez jeune! assez neuf d'expression, assez
vibrant dans l'enthousiasme de mes croyances! — Je payais d'amour, argent
comptant, en belles et bonnes pièces, frappées au bon coin de ma puissance de
novice.
Et
toutes ces mutineries ineffables, ces chuchottements de colombes au même nid,
ces aveux à voix basse, ce bruissement de soupirs semblables à une confession,
ces petits cris légers de bergeronnette effarouchée, ces spasmes, ces
béatitudes, ces râles soudains, ces évanouissements et ce silence: — on eut dit
d'un meurtre; ce n'était qu'un doux larcin prêt à se renouveler.
Pendant
près de six mois, ainsi j'ai vécu, comme une torche qui flambe. Sa chambre
maintenant est solitaire; la mort, en surprenant la pauvrette a fauché mon âme
avec la sienne.
Dans ce
cadre d'émail, voici son portrait, la douceur de son rire, l'éclat de ses yeux,
le brillant de ses longues tresses blondes dont parfois dans sa nudité, elle se
faisait un manteau d'or. Voici cette mignarde bouche humide et sensuelle, dont
la friandise luxurieuse n'avait point de bornes, et, sous ses lèvres ardentes,
j'entrevois encore la blancheur bleutée de ses dents de jeune chien qui
marquèrent mes joues, mon col, mes bras et mon corps de ces empreintes
enchanteresses qui sont espiègleries d'amour.
Portrait
que je baise et rebaise, image trompeuse et sans expression, carton sans relief
et sans vie, que n'ai-je la volonté de te détruire, alors que ma tant chère
amante n'est plus?
Dans les
panneaux de chêne, ce n'est qu'un hideux squelette que les larves ont décharné!
Si mes sens pétillent sous la cendre encore chaude des éclatantes souvenances,
la logique de ma raison me fait gratter la terre où elle est enclose, soulever
le couvercle de sa bière et reculer d'effroi devant l'oeuvre immonde de la
camarde et du temps.
De
telles pensées m'entraînent dans des songes funèbres et hideux où la matière
putrescible fermente et se liquéfie. — Visage aimé, yeux tendres et expressifs,
beautés corporelles, je me serais fait poëte ou sorcier pour vous
immortaliser... Ah ! qu'êtes-vous devenus lorsqu'un réalisme impitoyable me
contraint à vous contempler !
Elle
s'est éteinte doucement un matin de mai, dans mes bras, au réveil, en parlant du
printemps, des oiseaux et des fleurs; projetant de lentes promenades dans les
bois reverdissants, souriante, dans sa pâleur, à l'idée des violettes cueillies
sous la mousse et des baisers échangés pendant le gazouillis du rossignol. — Elle
se faisait petite, gamine, caressante et capricieuse, m'enlaçant davantage et
se renversant sur les guipures des oreillers — (ai-je souffert davantage dans
ma vie qu'à cet instant où les larmes m'étouffaient comme une hémorragie
interne ?) — Sur la transparence de son visage le sang avait afflué, mettant du
carmin sur la blancheur de sa chair avec le contact brutal du sang épandu sur
un linge. Le soleil entrait dans la chambre et baignait les courtines du lit.
L'oeil fixant le vague, les narines dilatées, belle déjà de la froide beauté
des vierges expirantes, elle évoquait la nature à son renouveau, et, dans le
mirage de ses esprits, elle revoyait nos plus douces heures de plaisir, nos
fuites dans la campagne, nos dîners dans les fermes au milieu des basses-cours
tumultueuses, le petit coq qui sautait sur la nappe, ou le joli chat craintif
qu'elle mettait à l'abri du despotisme d'un gros terre-neuve: — « Nous irons,
dis moi, nous irons encore..., tu sais dans la vallée aux moulins, où nous nous
arrêtions pour boire du lait, près du ruisseau bordé de saules où les mamans
canards ont de si jolis poussins jaunes... et puis..., n'est-ce pas, nous
ferons de grands bouquets; la main dans la main, nous retournerons, bien seuls,
dans les sentiers... ne dis pas non,... oh! je suis si heureuse... si heureuse !...
»
Elle
parlait, parlait toujours, avec la poëtique éloquence des choses qu'on doit
quitter et des sensations qu'on va perdre, sans en avoir conscience. — Elle
s'épuisait peu à peu, et dans une douloureuse quinte de toux elle s'évanouit
pour toujours, me serrant la main plus fort et murmurant encore faiblement
comme un enfant qui s'endort :... l'amour... avec toi,... c'est si bon ! — ».
Pauvre
adorée! Certes, dans la fraîcheur de notre adolescence, l'amour c'était si bon,
si plein de croyances, si rayonnant de clarté, si intime et si vrai — tu as
aimé avec toutes les forces de ta candeur, et tu es sortie palpitante de
plaisir, avant de goûter à la lie des désillusions et des infamies, avant les
tristes lendemains de la vie heureuse.
Je suis
resté Moi et je t'aime encore, car tu es ma jeunesse, la franchise de mon âme
et le miroir de mes premiers sentiments. — J'ai vu, depuis, que l'amour tel
qu'on le comprend ou qu'on le fait dans le monde, et tel aussi que la société
l'a créé, était un guet apens et je me suis armé contre les soupçons, les
trahisons, les perfidies, les ruses et astuces de la femme, car sur la carte de
tendre, on égorge les agneaux et la force indépendante de l'amant prime le
droit d'esclavage du mari.
Dans cette
petite chambre j'aime à revivre mon passé, je retrouve un calme langoureux et
bienfaisant au sortir des orgies de la chair ou des lassitudes de l'esprit. — L'hiver
j'allume de grands feux dans l'âtre, comme si elle allait revenir, gelée, avec
cette toux profonde qui me faisait si mal, et qu'elle dissimulait dans un
sourire morbide. L'été j'y viens donner audience au soleil, aux effluves printanières,
je place près de moi son fauteuil vide, aux coussins de soie, ses petites
babouches de velours blanc traînent à terre, et, sur le piano ouvert, je place
sa chanson favorite: alors je parcours quelque vieux poète, les yeux
demi-fermés, le coeur engourdi, et il me semble qu'au milieu d'accords confus
j'entends sa voix exquise murmurer comme autrefois ces stances Ronsardiennes,
sur un rythme enchanteur :
Quand
au temple nous serons
Agenouillez,
nous ferons
Les
dévôts, selon la guise
De
ceux, qui, pour louer Dieu,
Humbles,
se courbent au lieu
Le
plus secret de l'église.
Mais,
quand au lict nous serons
Entrelacés,
nous ferons
Les
lascifs, selon les guises
Des
amans, qui librement
Pratiquent
folastrement,
Dans
les draps cent mignardises.
Je crois
sentir le frisson de ses doigts sur l'ivoire des touches, tandis que, comme une
berceuse, la mignonne poursuit son chant avec une langueur plus accentuée, plus
émue et plus chaude.
Pourquoi doncque, quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou toucher à ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dans un cloistre enfermée ?
Pour qui gardes-tu tes yeux
Et ton sein délicieux,
Ta joue et ta bouche belle ?
En veux tu baiser Pluton,
Là-bas, après que Charon
T'aura mise en sa nacelle ?
Sa voix
dans ma pensée devient plus faible à l'approche de ces stances funèbres que
nous répétâmes si souvent, sans songer à la réalité; cependant la vibration de
ses paroles tinte encore à mon oreille semblable à ces ballades allemandes qui
s'affaiblissent en prenant fin :
Après
ton dernier trépas,
Gresle,
tu n'auras là-bas
Q'une
bouchelette blesmie,
Et
quand, morte, je te verrois,
Aux
ombres, je n'avou'rois
Que
jadis tu fus m'amie.
Ton
test n'aura plus de peau,
Ni
ton visage si beau
N'aura
veines ni artères ;
Tu
n'auras plus que des dents
Telles
qu'on les voit dedans
Les
testes des cimetières.
Doncques,
tandis que tu vis,
Change,
maîtresse, d'avis,
Et
ne m'espargne ta bouche ;
Incontinent
tu mourras:
Lors
tu te repentiras
De
m'avoir été farouche.
Hélas !
sa douce jouvence est passée, mais elle ne peut se repentir !
Lorsqu'elle
avait terminé cette suave mélopée, elle se levait brusquement et m'enlaçant par
derrière, m'étreignant comme un être qu'on peut perdre, me renversant sur sa
gorge, elle m'embrassait avec avidité, elle se donnait à moi, elle était
affolée comme si elle eut compté ses jours et ses nuits, et juré de ne rien
regretter selon les présages du poète vendômois.
En
ouvrant ce tiroir je trouve ses lettres et les miennes : tout un roman qu'il
faut laisser inédit, à l'abri du vulgaire. Une à une, je les relis sans y
trouver de quoi brutaliser la délicatesse de mes souvenirs; ces tendres billets
parfumés ont une candeur de passion, une verve d'amour, un brillant
d'expression qui me transportent. Le coeur a son style et son éloquence, l'un
et l'autre sont simples et touchants, ils frappent plutôt l'âme qu'ils
n'éblouissent l'esprit; ils ont le pathétique de la foi et la grande beauté des
paroles soudainement issues des sensations mêmes qui les ont fait proférer. — A
quelle école autre que l'amour, une femme pourrait-elle apprendre un art si fin
d'analyse ? Sur quelle palette d'adjectifs, dans quels dictionnaires des
passions puiserait-elle ces nuances expressives, à la fois sobres et
alambiquées ?
Le
cerveau livre hâtivement ses trésors quand l'incendie est allumé dans le coeur
et que la raison en s'enfuyant laisse tout au pillage des sentiments majeurs. —
Il est des pages qui me feraient pleurer et rougir de plaisir au même instant,
il en est d'autres que je déguste savoureusement dans ma tête, comme ces
sucreries quintessenciées qu'on laisse fondre en gourmet sur les muqueuses les
plus sensuelles. Jolies pattes de mouches, coquetteries féminines, petits mots
doucereux, locutions adorables, néologismes venus de l'âme, à quelle
littérature peut-on vous comparer ! Comme Mme de Sévigné est froide et
minaudière auprès des vivantes amoureuses et des brûlants épistoliers.
Près de
ses lettres, dans une vaste cassette de Lapis-lazuli enchâssé d'or, sa longue
chevelure blonde est étendue plusieurs fois roulée sur elle-même. Elle me
l'avait promise maintes fois, et lorsqu'elle resta blêmie sur l'oreiller,
froide et presque violacée, j'eus l'héroïque volonté de couper moi-même cette
toison superbe, je fis crier les ciseaux dans cette chevelure ruisselante, à la
racine, et je me pris à sangloter puérilement, quand je vis cette chère petite
tête de morte, rase, mignonne et garçonnière, comme ces visages étranges de
babys des peintures anglaises. — N'ai-je pas eu depuis souvent la faiblesse de
sortir ces nattes de leur écrin, de les baiser avec passion, de les manier, de
les tresser, de me complaire à les enlacer autour de mes bras, de mon cou et
quelquefois de m'endormir avec elles. —On a dit avec vérité: En amour plus on
est délicat, plus on s'amuse aux bagatelles. Mais ces bagatelles des amours
défuntes, de quel nom peut-on les nommer ?
Ici,
dans un coffret étroit de bois de rose, je retrouve une branche de lilas fanée,
cueillie, au printemps de l'année, dans l'Eldorado des jouissances complètes, à
la campagne, pendant une nuit étoilée et sereine où j'éprouvai, en sa
possession, des sensations si fraîches et si entières que je fus heureux
jusques aux larmes. Nulle page de mon existence galante n'a pu et ne pourra
jamais effacer la félicité immense, l'épanouissement de joie intime qui me
ravit alors en faisant tressaillir jusqu'aux fibres les plus tenues de mon
être.
Rien ne
nuit tant au temps que le temps, disait Machiavel. Il en est ainsi des regrets
qui sont tués par les souvenirs, ceux-ci demeurent plus doux que ceux-là, moins
violents et plus flatteurs; l'imagination rétablit l'harmonie après le fracas
des premières douleurs, et je reviens ici, dans ta chambre, ma mignonne, plus
calme, plus amoureux du passé que jamais. Je me plais à cohabiter dans ce
milieu avec tout ce qui fut à toi et tout ce qui fut sur toi; bijoux, soieries
et toilettes, bonbonnières et éventails, jusqu'à ces tissus intimes qui
emprisonnèrent tes grâces ondoyantes et tes beautés secrètes.
Et vous
objets qu'elle aimait, livres d'amour que nous lisions ensemble, gravures
friponnes, statuettes légères de Saxe, petits miroirs qui doubliez sa beauté ;
glaces qui reflétiez nos plaisirs, je vous contemple avec ivresse et ne puis
vous quitter. Larges divans, coussins moelleux, tapis d'Orient, tête à tête
évocateur de caresses, toi surtout lit babillard; vous tous, Meubles, champs de
bataille de nos tournois d'amour, vous qui me vîtes tour à tour Hercule et
Adonis, amant vainqueur et amoureux vaincu, vous resterez toujours mon bien, ma
possession, car avec elle et dans votre confort j'ai oublié la vie, car sur
vous j'ai sablé le bonheur dans le hanap des voluptés, sur vous aussi j'ai semé
avec insouciance, ma jeunesse et mon sang, ma cervelle et mon âme, le meilleur
de mon moi, ma sensibilité du coeur et ma virilité des sens.
O la
seule amante aimée, je reviens chaque jour faire ce tendre voyage autour de ta
chambre, me rappeler ta grâce et tes fructicoseux baisers, car ne pouvant
sentir tes palpables réalités, je pense avec Brantôme, ce cavalcadour des Dames
galantes qui t'égayait si fort, que, si le plaisir amoureux ne peut toujours
durer, pour le moins la souvenance du passé contente encore.
Octave Uzanne
Voyage autour de sa Chambre Couverture illustrée de l'édition de 1897 pour les Bibliophiles indépendants |
Ce billet correspond au billet anniversaire puisque le blog Octave Uzanne fête aujourd'hui même sa première bougie !
RépondreSupprimerUn peu plus de 215 billets plus tard, plusieurs centaines de documents inédits ou rares, plusieurs centaines de pages pouvant former un livre imposant de plus d'un millier de pages, ma passion est intacte, voire renforcée !
Je vous souhaite une belle année 2013 et espère vous retrouver nombreux sur ce blog tout au long de l'année.
Amitiés,
Bertrand
Bon Anniversaire à ce blog qui est déjà à ce stade une mine pour les amoureux d’Octave Uzanne.
SupprimerOutre la vie d’Uzanne, on y apprend des choses amusantes sur la vie littéraire de cette époque.
Aujourd’hui, ce que j’ai appris c’est un nouveau mot qui n’était pas dans mon vocabulaire ! : « Pauvre moi!—Il fallait me ramentevoir ».
composé du préfixe re- et de l'ancien français amentevoir, formé sur mentevoir lui-même dérivé du latin in mente habere = avoir dans l'esprit. L'infinitif ramentoivre est attesté chez Chrétien de Troyes (XIIe siècle).
Et aussi chez l’Octave ! :)
Textor
Merci Textor ! Soutien indéfectible des causes presque perdues :-D Meilleurs voeux bibliophiliques pour 2013.
RépondreSupprimerB