dimanche 6 janvier 2013

Voyage autour de sa Chambre (1880-1896) - Histoire sensible d'une amour morte, par Octave Uzanne.

Calendrier de Vénus
détail du frontispice de l'édition de 1880
d'après le dessin de Marius Perret et gravé par lui.

Il est toujours assez difficile de pouvoir faire la différence, dès lors qu’un récit est à la première personne, entre les éléments autobiographiques et les éléments romancés voire fantasmés. C’est pourtant cette petite différence qui fait tout l’intérêt d’un texte aussitôt qu’on essaye de comprendre un auteur qui se livre à nous entre les lignes.
            Le bouquiniste Antoine Laporte écrivait pourtant à l’encontre d’Octave Uzanne : « Si vous tenez, au reste, [à savoir ce que pense Octave Uzanne de lui-même], vous n’avez qu’à vous résigner à lire ses livres, il n’est pas une ligne où il ne pose gracieusement moqueur, ou insolemment protecteur, devant vous. Tout lui est bon pour se faire valoir, pour se mettre en vedette. » (Les bouquinistes des quais de Paris etc., Paris, chez tous les bouquinistes des quais, 1893, p. 13)
            Toute espèce d’animosité mise à part, A. Laporte n’a pas tort, Octave Uzanne se livre à nous presque dans chacun de ses ouvrages. Ceci étant d’autant plus vrai concernant les ouvrages les plus personnels que sont les trois opus sur les femmes, l’amour et les folies amoureuses de jeunesse que sont : Le Bric-à-Brac de l’Amour (5 décembre 1878), Le Calendrier de Vénus (31 janvier 1880) et Les Surprises du Coeur (20 juin 1881). Uzanne est âgé de 27 ans à peine quand il rédige le premier et de 30 ans pour le dernier. Ces trois ouvrages lui tiendront tellement à cœur qu’il les rééditera réunis sous un seul volume intitulé L’école des Faunes, Contes de la vingtième année (Paris, H. Floury, 1896 – bien que l’achevé d’imprimer soit daté du 19 août 1895). Ces textes sont alors magistralement illustrés par Eugène Courboin. Un texte cependant n’a pas été repris dans cette édition collective illustrée : Voyage autour de sa chambre. Ce petit texte, d’une vingtaine de pages seulement, a été publié pour la première fois dans Le Calendrier de Vénus (page 127 à 150). Octave Uzanne pensait-il déjà à en tirer une édition de luxe ultérieurement à son Ecole des Faunes ? Quoi qu’il en soit, Uzanne publie de manière séparée, également chez H. Floury sous la date de 1896, pour les Bibliophiles indépendants nouvellement formés. Livre de grand format, de 34 pages seulement, magistralement illustré par Henri Caruchet et entièrement colorié au pochoir. Texte calligraphié et entièrement reporté sur cuivre. Le tirage étant limité à 210 exemplaires pour les Bibliophiles indépendants. Octave Uzanne a choisi ce texte parmi d’autres pour en faire un bijou bibliophilique.
            En 1896 Octave Uzanne est âgé de 45 ans, ses livres sur l’amour et les femmes sont presque tous derrière lui. Son célibat est devenu une évidence durable.
            On pouvait lire ce commentaire, téméraire mais non dénué de perspicacité, par un expert en livres anciens lors d’une vente le 28 juin 2002, à propos de ce Voyage autour de sa Chambre : « Edition originale de ce récit, apparemment autobiographique, où Octave Uzanne conte un roman d’amour évanoui, avec une simplicité qui tranche sur le maniérisme et le cynisme habituel de ses œuvres. » (Vente Artcurial, Briest-Poulain-Tajan, vendredi 28 juin 2002, lot 167). L’expert de cette vente n’était autre que Pierre Berès. Ce commentaire est-il de lui ou d’un assistant bibliographe ? Nous ne savons. Ce qui est certain c’est que le commentateur se trompe lorsqu’il écrit qu’il s’agit de l’édition originale de ce récit, puisque comme nous l’avons vu plus haut, ce texte a été imprimé pour la première fois en janvier 1880, soit seize années plus tôt !
            
Première page du récit dans l'édition de 1880
Qu’est-ce que ce Voyage autour de sa chambre ? Comme l’indique tout à fait explicitement le sous-titre donné par Octave Uzanne : Réminiscence. Du latin reminisci (se souvenir) et de menimi (avoir présent à l'esprit). Le narrateur (Octave Uzanne) se souvient de ses premières amours de dix-huit ans. Mais pas n’importe quels amours, un amour, celui d’une seule, disparue dans la fleur de l’âge. « (…) mignardes hantises de mes dix-huit ans » écrit-il. Ce texte est une complainte à l’amour perdu : « Une ancienne chanson d'amour voltige dans la solitude ; dans ce nid charmant où l'on était si bien à deux, il ne reste que des rêves de volupté indécise et la sarabande enlaçante, mystérieuse et sinistre des souvenirs, ces revenants de l'âme qu'on évoque, qu'on chasse et qu'on appelle encore. » C’est un récit charnel où il évoque les « caresses friponnes d'autrefois ». Cet amour était mortel et mortifère : « quand je jetai mon cœur dans ton âme avec la furie des désirs qui se cabrent et l'impétuosité des prurits cuisants, quand je m'agenouillai pour la prime fois devant ta beauté absorbante, quand nos lèvres allangouries se donnèrent la becquée divine, alors, j'aurais dû cesser de vivre ; j'étais Dieu dans la Création ! » Qui pouvait bien être cette « blonde » aux « longues tresses blondes dont parfois dans sa nudité, elle se faisait un manteau d'or. » ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Quelle est la part du rêve et de la réalité ? Le narrateur (Octave Uzanne ?) a aimé ! aimé à perdre la raison, dans ses premières années de virilité. Mais « la mort, en surprenant la pauvrette a fauché mon âme avec la sienne » écrit-il. « O la seule amante aimée, je reviens chaque jour faire ce tendre voyage autour de ta chambre ». Confession ? Romanesque ?
            Il faut se reporter à l’arrière-propos placé à la fin du volume Le Calendrier de Vénus pour comprendre ce qu’Octave Uzanne a voulu faire avec ce livre : « Que le Calendrier de Vénus devienne l’Annuaire des Grâces, ou qu’il s’en aille sur les quais de la Seine, tenir compagnie aux charmants Almanachs des Muses – peu m’importe ! – je n’y mets point de coquetterie d’auteur. Ces pages m’ont causé plus de bonheur intime à concevoir et à écrire que les délicats eux-mêmes n’éprouveront jamais de contentement passager à les lire. – Ceux qui, comme moi, ont produit dans l’amour et avec l’enthousiasme des lettres, me comprendront. Il ne reste aux autres qu’à me porter envie. – C’est peut-être déjà fait. – Je les plains. »
            
Calendrier de Vénus
frontispice de l'édition de 1880
d'après le dessin de Marius Perret et gravé par lui.
Le texte complet du Voyage autour de sa Chambre mérite une analyse précise et profonde, que nous n’entreprendrons pas ici. Cenpendant afin que chacun puisse se faire une idée juste, nous donnons ci-dessous le texte intégral de ce récit que nous croyons, comme une intime conviction, le plus autobiographique des récits publiés par Octave Uzanne. Cela en fait un des textes parmi les plus intéressants pour percer à jour la carapace de cynisme et de sarcasme qu’il aura prît malin plaisir à se forger au fil des années de littérature. Et s'il ne devait y avoir que quelques éléments véridiques dans ce récit éthéré, gageons qu'on devrait malgré tout y trouver plus d'un indice sur les amours de jeunesse de l'Octave.

Bertrand Hugonnard-Roche




*
**
*


VOYAGE AUTOUR DE SA CHAMBRE

RÉMINISCENCE


Les souvenirs sont comme les échos
des passions ; et les sons qu'ils répètent
prennent par l'éloignement quelque
chose de vague et de mélancolique qui
les rend plus séduisants que l'accent
des passions mêmes.

CHATEAUBRIAND.


Des sentiments deviennent frileux, quand le foyer reste vide. Ici même où une couvée de plaisirs était éclose, la tristesse seule sanglote lentement dans le crépuscule des regrets superflus. — Une ancienne chanson d'amour voltige dans la solitude ; dans ce nid charmant où l'on était si bien à deux, il ne reste que des rêves de volupté indécise et la sarabande enlaçante, mystérieuse et sinistre des souvenirs, ces revenants de l'âme qu'on évoque, qu'on chasse et qu'on appelle encore.

Les rideaux sont tirés ; il règne dans la chambre un demi-jour, un silence où je me complais. La lumière a la crudité, l'effrayante clarté qui éblouit ou effarouche les yeux qui ont pleuré et qui ne veulent plus regarder ni voir ; son éclat possède la brutalité et le frisson glacial des réveils subits ; la pénombre plus douce, plus insinuante ne retire pas les bandages du cœur pour mettre la plaie à vif, elle frôle le doute, et, par gradations, comme une mère qui berce, elle assoupit la douleur et nous conduit avec des ménagements infinis au soleil de la réalité.

En pénétrant ici, j'ai senti dans l'air tiède un refrain du passé, quelque chose comme le parfum affadi des amples brassées de fleurs étincelantes que j'y avais jadis cueillies. Il m'a semblé voir onduler des lignes sur la dernière page du roman si tôt interrompu et un mirage trompeur a déroulé devant moi les sensations des caresses friponnes d'autrefois.

J'ai cru, ô farouche insenséisme de mon âme ! J'ai cru qu'Elle se jouait devant moi ma maîtresse aimée avec son rire ambré, jaseur, exquis, tintant comme une argentine clochette à mon oreille charmée ; j'ai cru entendre cette voix si fraîche vibrer d'amour aux échos de mon coeur. Dans le vague lugubre qui m'enveloppait, j'ai vu ma charmante amie se dresser debout mes côtés, dans de légers tissus transparents, de couleur neutre, dont les plis amoureux se collaient à son corps de nymphette étoffée. Ses lèvres souriantes, d'une morbidesse savorée, se tendaient, se plissaient en avant avec la suave appétence des baisers attendus, ses bras souples, roses, polis, agaçants par la grâce aimable des fossettes rieuses, ses beaux bras douillets formaient une ceinture à mon col, tandis que je dévorais ses yeux pleins d'azur où le bonheur s'épanouissait dans la dilatation phosphorescente de ses prunelles.

La moiteur de son haleine passait, comme un souffle attiédi, à travers mes cheveux frissonnants; mon coeur battait avec violence d'une épaule à l'autre, et, parmi les ténèbres plus épaisses, je pensais caresser, manier et affrioler ses formes rondes, charnues, veloutées que j'idolâtrai jusqu'au paganisme de la plus folle lubricité.

J'étais inquiet, agité, troublé de même que si j'eusse dû la posséder pour la première fois; la pauvre adorée! — Elle était là, devant moi, me regardant sous ses cils noirs plus longs qu'un credo, lisant dans mes sens l'hymne de mes désirs tandis qu'un vermillon très accentué passait sous ses joues pâles et porcelainées.

Hélas ! fou, double fou ! — Ixion croyant saisir la nue fut moins douloureusement surpris ! — Alors que je croyais sentir le contact excitant de son épiderme, et que je m'élançais, éperdu, pour boire l'oubliance sur ses lèvres humides, la blanche vision a disparu. Je me suis agenouillé avec grand bruit à terre, mes mains crispées dans le vide ne saisissaient plus que le néant de mes fantômesques attouchements et la hideur de mon hallucination.

Pauvre moi!—Il fallait me ramentevoir : J'accomplissais un pèlerinage à l'abbaye des défuntes ivresses, et je dus inventorier le passé, en marquant de larmes amères les heureux jours d'autrefois sur le calendrier des souvenirs.

Dans la chambre intacte et silencieuse, tous ses chers petits bibelots étaient là; sur la cheminée de brocatelle, la pendule restait muette et mon cœur seul battait avec force dans cette solitude où le sien, tant de fois, avait bondi et éclaté d'allégresse. — Faiblesse étrange qui me gagnait, douleurs sourdes et caressantes dont je me croyais à jamais guéri, mignardes hantises de mes dix-huit ans, je pensais vous avoir égarées à jamais et vous apparaissiez de nouveau!

— O premières amours! délices profondes et vivaces ! lorsque vous avez conquis la virginité de nos âmes, humé notre sang le plus vermeil, grisé nos sens vigoureux et naïfs, quand vous avez imprimé votre marque mordante et brûlante à la fois sur la fraîcheur de notre aurorale juvénilité, rien désormais ne vous peut effacer!

— Les illusions, sous le doigt brutal de la vie réelle, s'évanouissent au toucher comme le prisme et la poussière d'or des ailes de papillons, le dégoût survient, la lassitude arrive, le scepticisme s'impose à l'esprit blasé, et, aux relais de chaque nouvelle conquête, la passion, naguère si fringante, devient plus poussive et aussi efflanquée que ces maigres chevaux de poste dont le trot retentit quand même, sous un harnachement de grelots sonores et étourdissants.

— C'est en vain que le corps se brise et que le cœur se bronze ; la statue se souvient d'avoir vécu dans un éclair de joie, et vous, sensations neuves, premières caresses de notre puberté, éclose sous un regard de femme, nous ne pouvons vous oublier !

Premières amours, rosée de jeunesse ensoleillée, vous anéantissez les rêveries trompeuses de notre adolescence ; vous dévergognez notre vague idéalisme et nos sentiments puérils et mièvres, vous nous remettez le sceptre de notre puissance, en nous en inculquant gentiment l'usage, vous consacrez enfin notre royauté masculine en nous héroïfiant dans de valeureuses prouesses de virilité.

N'est-ce pas dans ce boudoir, où Vénus jamais ne bouda Cupidon, que je fis mes premières armes ? — N'est-ce pas ici même que je devins homme? N'est-ce pas devant ces témoins inanimés, que la chérie, si follement dorlotée, me fit éprouver la mâleté de mes muscles ? — O douce mignonne ! quand je jetai mon cœur dans ton âme avec la furie des désirs qui se cabrent et l'impétuosité des prurits cuisants, quand je m'agenouillai pour la prime fois devant ta beauté absorbante, quand nos lèvres allangouries se donnèrent la becquée divine, alors, j'aurais dû cesser de vivre ; j'étais Dieu dans la Création ! En m'approchant de cette rouge fournaise du bonheur, je ne pouvais que rétrécir le cercle de mes sensations, et, avec l'instinctive philosophie du scorpion, il me fallait mourir de moi-même et par moi-même.

On ne contemple pas impunément les radieux levers du soleil sans que les tristesses du crépuscule n'en deviennent plus affligeantes. — Ah! que ne puis-je reconquérir aujourd'hui cette aurore et cette exubérance de mon être!

C'est ainsi que j'étais étendu sur ce siège, accoudé sur cette table chargée des riens qu'elle aimait; c'est ainsi que j'attendais sa venue du soir, avec des frissons d'espérance, mitonnant des caresses à offrir et des ébats à renouveler — : Elle arrivait toute envoilée, émue, souriante, presque craintive, et dès lors j'étais enveloppé dans une auréole de félicité; le bonheur tient si peu de place! — Déjà, avec ma force d'amoureux, je la prenais, la soulevais dans mes bras, la berçant comme un enfant avec des éclats de rire joyeux mêlés de baisers, je la pressais contre moi, rêvant de m'ouvrir la poitrine pour la loger toute entière dans mon cœur — folies suprêmes! Extases divines ! pourquoi vous ai-je perdues ? Avec quelle passion je dégantais ces petites mainettes exquises, dont je baisais chaque phalange; puis, dégrafant, délaçant, déchirant soie, dentelle ou batiste; avec quelle ivresse curieuse j'explorais les rondeurs embaumées de ce buste de déesse! — mes doigts ont encore conservé le tact voluptueux de sa peau de satin.

Elle luttait d'abord, se rebellait gentiment, puis se laissait faire, vaincue par ses désirs plus encore que par mes démonstrations passionnées; puis lorsqu'elle était assise, à genoux devant elle, déjà grisé par des ardeurs de faune, je déployais le verbiage de la chair et l'éloquence persuasive et enflammée des ambitions sensuelles. — Etais-je assez jeune! assez neuf d'expression, assez vibrant dans l'enthousiasme de mes croyances! — Je payais d'amour, argent comptant, en belles et bonnes pièces, frappées au bon coin de ma puissance de novice.

Et toutes ces mutineries ineffables, ces chuchottements de colombes au même nid, ces aveux à voix basse, ce bruissement de soupirs semblables à une confession, ces petits cris légers de bergeronnette effarouchée, ces spasmes, ces béatitudes, ces râles soudains, ces évanouissements et ce silence: — on eut dit d'un meurtre; ce n'était qu'un doux larcin prêt à se renouveler.

Pendant près de six mois, ainsi j'ai vécu, comme une torche qui flambe. Sa chambre maintenant est solitaire; la mort, en surprenant la pauvrette a fauché mon âme avec la sienne.

Dans ce cadre d'émail, voici son portrait, la douceur de son rire, l'éclat de ses yeux, le brillant de ses longues tresses blondes dont parfois dans sa nudité, elle se faisait un manteau d'or. Voici cette mignarde bouche humide et sensuelle, dont la friandise luxurieuse n'avait point de bornes, et, sous ses lèvres ardentes, j'entrevois encore la blancheur bleutée de ses dents de jeune chien qui marquèrent mes joues, mon col, mes bras et mon corps de ces empreintes enchanteresses qui sont espiègleries d'amour.

Portrait que je baise et rebaise, image trompeuse et sans expression, carton sans relief et sans vie, que n'ai-je la volonté de te détruire, alors que ma tant chère amante n'est plus?

Dans les panneaux de chêne, ce n'est qu'un hideux squelette que les larves ont décharné! Si mes sens pétillent sous la cendre encore chaude des éclatantes souvenances, la logique de ma raison me fait gratter la terre où elle est enclose, soulever le couvercle de sa bière et reculer d'effroi devant l'oeuvre immonde de la camarde et du temps.

De telles pensées m'entraînent dans des songes funèbres et hideux où la matière putrescible fermente et se liquéfie. — Visage aimé, yeux tendres et expressifs, beautés corporelles, je me serais fait poëte ou sorcier pour vous immortaliser... Ah ! qu'êtes-vous devenus lorsqu'un réalisme impitoyable me contraint à vous contempler !

Elle s'est éteinte doucement un matin de mai, dans mes bras, au réveil, en parlant du printemps, des oiseaux et des fleurs; projetant de lentes promenades dans les bois reverdissants, souriante, dans sa pâleur, à l'idée des violettes cueillies sous la mousse et des baisers échangés pendant le gazouillis du rossignol. — Elle se faisait petite, gamine, caressante et capricieuse, m'enlaçant davantage et se renversant sur les guipures des oreillers — (ai-je souffert davantage dans ma vie qu'à cet instant où les larmes m'étouffaient comme une hémorragie interne ?) — Sur la transparence de son visage le sang avait afflué, mettant du carmin sur la blancheur de sa chair avec le contact brutal du sang épandu sur un linge. Le soleil entrait dans la chambre et baignait les courtines du lit. L'oeil fixant le vague, les narines dilatées, belle déjà de la froide beauté des vierges expirantes, elle évoquait la nature à son renouveau, et, dans le mirage de ses esprits, elle revoyait nos plus douces heures de plaisir, nos fuites dans la campagne, nos dîners dans les fermes au milieu des basses-cours tumultueuses, le petit coq qui sautait sur la nappe, ou le joli chat craintif qu'elle mettait à l'abri du despotisme d'un gros terre-neuve: — « Nous irons, dis moi, nous irons encore..., tu sais dans la vallée aux moulins, où nous nous arrêtions pour boire du lait, près du ruisseau bordé de saules où les mamans canards ont de si jolis poussins jaunes... et puis..., n'est-ce pas, nous ferons de grands bouquets; la main dans la main, nous retournerons, bien seuls, dans les sentiers... ne dis pas non,... oh! je suis si heureuse... si heureuse !... »

Elle parlait, parlait toujours, avec la poëtique éloquence des choses qu'on doit quitter et des sensations qu'on va perdre, sans en avoir conscience. — Elle s'épuisait peu à peu, et dans une douloureuse quinte de toux elle s'évanouit pour toujours, me serrant la main plus fort et murmurant encore faiblement comme un enfant qui s'endort :... l'amour... avec toi,... c'est si bon ! — ».

Pauvre adorée! Certes, dans la fraîcheur de notre adolescence, l'amour c'était si bon, si plein de croyances, si rayonnant de clarté, si intime et si vrai — tu as aimé avec toutes les forces de ta candeur, et tu es sortie palpitante de plaisir, avant de goûter à la lie des désillusions et des infamies, avant les tristes lendemains de la vie heureuse.

Je suis resté Moi et je t'aime encore, car tu es ma jeunesse, la franchise de mon âme et le miroir de mes premiers sentiments. — J'ai vu, depuis, que l'amour tel qu'on le comprend ou qu'on le fait dans le monde, et tel aussi que la société l'a créé, était un guet apens et je me suis armé contre les soupçons, les trahisons, les perfidies, les ruses et astuces de la femme, car sur la carte de tendre, on égorge les agneaux et la force indépendante de l'amant prime le droit d'esclavage du mari.

Dans cette petite chambre j'aime à revivre mon passé, je retrouve un calme langoureux et bienfaisant au sortir des orgies de la chair ou des lassitudes de l'esprit. — L'hiver j'allume de grands feux dans l'âtre, comme si elle allait revenir, gelée, avec cette toux profonde qui me faisait si mal, et qu'elle dissimulait dans un sourire morbide. L'été j'y viens donner audience au soleil, aux effluves printanières, je place près de moi son fauteuil vide, aux coussins de soie, ses petites babouches de velours blanc traînent à terre, et, sur le piano ouvert, je place sa chanson favorite: alors je parcours quelque vieux poète, les yeux demi-fermés, le coeur engourdi, et il me semble qu'au milieu d'accords confus j'entends sa voix exquise murmurer comme autrefois ces stances Ronsardiennes, sur un rythme enchanteur :

Quand au temple nous serons
Agenouillez, nous ferons
Les dévôts, selon la guise
De ceux, qui, pour louer Dieu,
Humbles, se courbent au lieu
Le plus secret de l'église.
Mais, quand au lict nous serons
Entrelacés, nous ferons
Les lascifs, selon les guises
Des amans, qui librement
Pratiquent folastrement,
Dans les draps cent mignardises.

Je crois sentir le frisson de ses doigts sur l'ivoire des touches, tandis que, comme une berceuse, la mignonne poursuit son chant avec une langueur plus accentuée, plus émue et plus chaude.

Pourquoi doncque, quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou toucher à ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dans un cloistre enfermée ?
Pour qui gardes-tu tes yeux
Et ton sein délicieux,
Ta joue et ta bouche belle ?
En veux tu baiser Pluton,
Là-bas, après que Charon
T'aura mise en sa nacelle ?

Sa voix dans ma pensée devient plus faible à l'approche de ces stances funèbres que nous répétâmes si souvent, sans songer à la réalité; cependant la vibration de ses paroles tinte encore à mon oreille semblable à ces ballades allemandes qui s'affaiblissent en prenant fin :

Après ton dernier trépas,
Gresle, tu n'auras là-bas
Q'une bouchelette blesmie,
Et quand, morte, je te verrois,
Aux ombres, je n'avou'rois
Que jadis tu fus m'amie.
Ton test n'aura plus de peau,
Ni ton visage si beau
N'aura veines ni artères ;
Tu n'auras plus que des dents
Telles qu'on les voit dedans
Les testes des cimetières.
Doncques, tandis que tu vis,
Change, maîtresse, d'avis,
Et ne m'espargne ta bouche ;
Incontinent tu mourras:
Lors tu te repentiras
De m'avoir été farouche.

Hélas ! sa douce jouvence est passée, mais elle ne peut se repentir !

Lorsqu'elle avait terminé cette suave mélopée, elle se levait brusquement et m'enlaçant par derrière, m'étreignant comme un être qu'on peut perdre, me renversant sur sa gorge, elle m'embrassait avec avidité, elle se donnait à moi, elle était affolée comme si elle eut compté ses jours et ses nuits, et juré de ne rien regretter selon les présages du poète vendômois.

En ouvrant ce tiroir je trouve ses lettres et les miennes : tout un roman qu'il faut laisser inédit, à l'abri du vulgaire. Une à une, je les relis sans y trouver de quoi brutaliser la délicatesse de mes souvenirs; ces tendres billets parfumés ont une candeur de passion, une verve d'amour, un brillant d'expression qui me transportent. Le coeur a son style et son éloquence, l'un et l'autre sont simples et touchants, ils frappent plutôt l'âme qu'ils n'éblouissent l'esprit; ils ont le pathétique de la foi et la grande beauté des paroles soudainement issues des sensations mêmes qui les ont fait proférer. — A quelle école autre que l'amour, une femme pourrait-elle apprendre un art si fin d'analyse ? Sur quelle palette d'adjectifs, dans quels dictionnaires des passions puiserait-elle ces nuances expressives, à la fois sobres et alambiquées ?

Le cerveau livre hâtivement ses trésors quand l'incendie est allumé dans le coeur et que la raison en s'enfuyant laisse tout au pillage des sentiments majeurs. — Il est des pages qui me feraient pleurer et rougir de plaisir au même instant, il en est d'autres que je déguste savoureusement dans ma tête, comme ces sucreries quintessenciées qu'on laisse fondre en gourmet sur les muqueuses les plus sensuelles. Jolies pattes de mouches, coquetteries féminines, petits mots doucereux, locutions adorables, néologismes venus de l'âme, à quelle littérature peut-on vous comparer ! Comme Mme de Sévigné est froide et minaudière auprès des vivantes amoureuses et des brûlants épistoliers.

Près de ses lettres, dans une vaste cassette de Lapis-lazuli enchâssé d'or, sa longue chevelure blonde est étendue plusieurs fois roulée sur elle-même. Elle me l'avait promise maintes fois, et lorsqu'elle resta blêmie sur l'oreiller, froide et presque violacée, j'eus l'héroïque volonté de couper moi-même cette toison superbe, je fis crier les ciseaux dans cette chevelure ruisselante, à la racine, et je me pris à sangloter puérilement, quand je vis cette chère petite tête de morte, rase, mignonne et garçonnière, comme ces visages étranges de babys des peintures anglaises. — N'ai-je pas eu depuis souvent la faiblesse de sortir ces nattes de leur écrin, de les baiser avec passion, de les manier, de les tresser, de me complaire à les enlacer autour de mes bras, de mon cou et quelquefois de m'endormir avec elles. —On a dit avec vérité: En amour plus on est délicat, plus on s'amuse aux bagatelles. Mais ces bagatelles des amours défuntes, de quel nom peut-on les nommer ?

Ici, dans un coffret étroit de bois de rose, je retrouve une branche de lilas fanée, cueillie, au printemps de l'année, dans l'Eldorado des jouissances complètes, à la campagne, pendant une nuit étoilée et sereine où j'éprouvai, en sa possession, des sensations si fraîches et si entières que je fus heureux jusques aux larmes. Nulle page de mon existence galante n'a pu et ne pourra jamais effacer la félicité immense, l'épanouissement de joie intime qui me ravit alors en faisant tressaillir jusqu'aux fibres les plus tenues de mon être.

Rien ne nuit tant au temps que le temps, disait Machiavel. Il en est ainsi des regrets qui sont tués par les souvenirs, ceux-ci demeurent plus doux que ceux-là, moins violents et plus flatteurs; l'imagination rétablit l'harmonie après le fracas des premières douleurs, et je reviens ici, dans ta chambre, ma mignonne, plus calme, plus amoureux du passé que jamais. Je me plais à cohabiter dans ce milieu avec tout ce qui fut à toi et tout ce qui fut sur toi; bijoux, soieries et toilettes, bonbonnières et éventails, jusqu'à ces tissus intimes qui emprisonnèrent tes grâces ondoyantes et tes beautés secrètes.

Et vous objets qu'elle aimait, livres d'amour que nous lisions ensemble, gravures friponnes, statuettes légères de Saxe, petits miroirs qui doubliez sa beauté ; glaces qui reflétiez nos plaisirs, je vous contemple avec ivresse et ne puis vous quitter. Larges divans, coussins moelleux, tapis d'Orient, tête à tête évocateur de caresses, toi surtout lit babillard; vous tous, Meubles, champs de bataille de nos tournois d'amour, vous qui me vîtes tour à tour Hercule et Adonis, amant vainqueur et amoureux vaincu, vous resterez toujours mon bien, ma possession, car avec elle et dans votre confort j'ai oublié la vie, car sur vous j'ai sablé le bonheur dans le hanap des voluptés, sur vous aussi j'ai semé avec insouciance, ma jeunesse et mon sang, ma cervelle et mon âme, le meilleur de mon moi, ma sensibilité du coeur et ma virilité des sens.

O la seule amante aimée, je reviens chaque jour faire ce tendre voyage autour de ta chambre, me rappeler ta grâce et tes fructicoseux baisers, car ne pouvant sentir tes palpables réalités, je pense avec Brantôme, ce cavalcadour des Dames galantes qui t'égayait si fort, que, si le plaisir amoureux ne peut toujours durer, pour le moins la souvenance du passé contente encore.


Octave Uzanne


Voyage autour de sa Chambre
Couverture illustrée de l'édition de 1897
pour les Bibliophiles indépendants



3 commentaires:

  1. Ce billet correspond au billet anniversaire puisque le blog Octave Uzanne fête aujourd'hui même sa première bougie !

    Un peu plus de 215 billets plus tard, plusieurs centaines de documents inédits ou rares, plusieurs centaines de pages pouvant former un livre imposant de plus d'un millier de pages, ma passion est intacte, voire renforcée !

    Je vous souhaite une belle année 2013 et espère vous retrouver nombreux sur ce blog tout au long de l'année.

    Amitiés,
    Bertrand

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    Réponses
    1. Bon Anniversaire à ce blog qui est déjà à ce stade une mine pour les amoureux d’Octave Uzanne.
      Outre la vie d’Uzanne, on y apprend des choses amusantes sur la vie littéraire de cette époque.
      Aujourd’hui, ce que j’ai appris c’est un nouveau mot qui n’était pas dans mon vocabulaire ! : « Pauvre moi!—Il fallait me ramentevoir ».
      composé du préfixe re- et de l'ancien français amentevoir, formé sur mentevoir lui-même dérivé du latin in mente habere = avoir dans l'esprit. L'infinitif ramentoivre est attesté chez Chrétien de Troyes (XIIe siècle).
      Et aussi chez l’Octave ! :)
      Textor

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  2. Merci Textor ! Soutien indéfectible des causes presque perdues :-D Meilleurs voeux bibliophiliques pour 2013.

    B

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