MÉMORANDUM D’UN ÉPICURIEN
FRAGMENTS ET NOTES AU CRAYON
Je
m’accagnarde dans Paris,
Parmi
les amours et les ris.
Bois-Robert.
Le Mémorandum
d’un Epicurien occupe les pages 27 à 94 du Calendrier de Vénus publié à Paris chez Edouard Rouveyre sous la
date de 1880[1]
– achevé d’imprimer le 31 janvier 1880. Il se compose de XII fragments. Celui
que nous reproduisons ci-dessous porte le numéro III.[2]
Octave Uzanne est entré en littérature depuis 1875,
avec l’année 1880 va débuter une période féconde de dix années de labeur
intensif au service du Livre (revue
bibliographique dont il resta pendant dix ans de 1880 à 1889 le Directeur-Rédacteur
en chef).
Âgé de 29 ans, Uzanne se souvient-il ici de ses
errances passées ? Ce récit a-t-il quelque chose d’autobiographique ?
Nous le croyons. Nous nous basons sur deux lettres dont nous avons déjà donné
le texte dans les colonnes de ce blog ; deux lettres datées de décembre
1871 et de janvier 1872. Ces deux importantes lettres adressées à son ami Emile
Rochard nous montrent un Octave Uzanne fougueux ouvrier des choses de l’amour
tarifé et fêtard noctambule. Nous vous renvoyons à la lecture de ces deux
lettres.[3]
Nous retiendrons deux passages essentiels pour comprendre le jeune Octave. Le
premier passage est extrait de la lettre du 29 janvier 1872 : « […] Tout en cultivant le jardinet de la
prostitution, j’aillais dire de l’amour ; ton ami Octave a le plus
profond dégout pour toutes ces ninons
cariées qui roulent au quartier ; il rêve de suaves amours que son
cœur encore intact conserverait pieusement ; il envie l’eau pure d’une
fontaine, et il s’abreuve aux immondices du ruisseau. […] » Le
second passage, extrait de la lettre adressée au même et datée du 14 décembre
1871, peut-être encore plus explicite quant à ses pratiques ; Uzanne s’exclame :
« Le poulain s’est évadé ! J’ai traité ce petit animal d’une façon
homéopathique « similia similibus » ; une femme me l’avait donné, je l’ai guéri
en coïtant. »
Il nous semble alors
évident que ses réminiscences littéraires, quelques années après, ne peuvent
que transpirer l’autobiographie, si peu voilée. Uzanne pratiquait régulièrement
les « Ninon cariées du ruisseau » ;
tout en les blâmant, tout en se dégoûtant visiblement de ce penchant irrépressible,
il n’a pas résisté au plaisir de nous le raconter un peu, à demi voilé.
Le début de l’année 1872 semble marquer pour Octave Uzanne un tournant dans cette pratique avec une envie de l’abandonner pour se donner tout entier au travail. Cependant, nous n’avons trouvé à ce jour aucune preuve qui infirme ou confirme cette hypothèse. Uzanne a-t-il continué à voir les ninons ? Combien d’années encore ? La question reste posée et trouvera certainement très prochainement une réponse satisfaisante.
Le début de l’année 1872 semble marquer pour Octave Uzanne un tournant dans cette pratique avec une envie de l’abandonner pour se donner tout entier au travail. Cependant, nous n’avons trouvé à ce jour aucune preuve qui infirme ou confirme cette hypothèse. Uzanne a-t-il continué à voir les ninons ? Combien d’années encore ? La question reste posée et trouvera certainement très prochainement une réponse satisfaisante.
Gardons toutefois à l’esprit
qu’Octave Uzanne s’intéressera à décrire les prostituées dans plusieurs
chapitres de livres : Correspondance
de Madame Gourdan (1883) ; La
femme à Paris (1894) ; etc. Octave Uzanne en faune, la femme souvent
assimilée à la prostituée, sorte de couple impossible et improbable qu’il a
pourtant souvent réunis sur papier de luxe pour une élite d’amateurs.
Bertrand Hugonnard-Roche
*
**
*
Fragment
III.
Tache sombre, jour néfaste à marquer sur mon coquet
calendrier de Cypris.
Je la rencontrai après un étincelant dîner d’amis,
elle marchait crânement, comme seules savent marcher les parisiennes, avec une
allure gracieuse et caressante ; ses souliers mignons me parurent enfermer
le divin pied d’une Fanchette[4],
tandis que ses talons Louis XV, cerclés d’or, battaient avec un son mat l’asphalte
du trottoir.
Peut-être avais-je le cerveau quelque peu coiffé de
champagne, peut-être aussi la plénitude heureuse de ma digestion me
portait-elle dans l’œil le monocle de l’indulgence ; je ne sais trop, mais
je me sentais en veine de gaillardise, l’habit faisait valoir la poupée et,
nouveau Faust, je cueillis cette Marguerite de carrefour au sortir du cabaret. –
Je pris cette fille comme on s’asseoit au café, sinon pour siroter un grog, du
moins pour voir défiler les badauds. Sur la contrefaçon de la carte du tendre,
le pays galant représente des promenades extérieures où défilent les spécimens
des vices les plus divers, pour peu que l’on sache les faire sortir de l’étrange
tanière des souvenirs où ils sont blottis.
En entrant dans sa chambre, j’éprouvai le même
écoeurement que si je me fusse sali salaudement. La pièce, assez vaste, était
tendue d’un vilain papier à fond rouge, semé d’énormes fleurs grises ; une
tapisserie de vieil hôtel de province. L’armoire à glace à trois corps, en
palissandre ciré, se dressait contre la paroi qui faisait face à la cheminée de
marbre gris, et d’antiques fauteuils en velours nacarat traînaient sur le tapis
ponceau rapé, semblable au drap blanchi d’un billard. Au fond, dans l’alcôve,
le lit – élevé comme un autel à Vénus Pandemos[5]
– un lit étagé par trois matelas et recouvert d’un surtout en fausse guipure,
au travers de laquelle apparaissait le blanc douteux des draps mous,
chiffonnés, frippés, torchons encore chauds d’une sale cuisine de gargote d’amour.
– Tout cela à l’entresol, en pleine rue Lafitte.[6]
Je restais silencieux, pris de honte ; le
dégoût me serrait à la gorge.
La fille ôta ses gants, retira son chapeau, ouvrit
son corsage avec des lenteurs accablées et des nonchalances d’abrutissement.
Son corset qui tomba, oppressait sa taille, et marbrait de filets rouges le
jaune bilieux de sa peau ; ses bas de soie bleue étaient tirés sur des
maigreurs déplorables, et le petit pied de Fanchette était déformé et meurtri.
Dans cette mise à nu d’un corps sans ressorts voluptueux, il suintait comme d’un
mur d’égout une humidité de vice malsain et des larmes visqueuses de débauche.
Elle voulut me passer autour du cou ses bras
arrondis, mais je reculai comme au contact froid d’un serpent. – Depuis quelques
instants elle me contait l’emploi de ses journées, l’amabilité généreuse des
hommes de bourse, avec le cynisme du débraillé et l’argot spécial des virtuoses
de la galanterie. – Je la questionnais
tristement, sans avoir le courage de jouer les Desgenais[7]
vis-à-vis
de cette cabotine de l’amour aussi repoussante qu’un ulcère qui se découvre
alors qu’on voudrait le cacher. Lorsqu’elle essaya d’oeillader plus tendrement
et qu’elle tenta de m’exciter avec la banalité du sourire aux caprioles
priapesques, je fis un mouvement vers la porte ; l’image gracieuse et
folâtre de mes tant gentes maîtresses, tous ces babouins frais et délicats me
revinrent en mémoire. – Pousser plus avant cette aventure à bon marché, c’eut
été non-seulement me souiller, mais bien mieux faire affront à mes principes et
tirer ma poudre aux chauves-souris des sentines.[8]
Que pouvait m’offrir cette gamelle, à moi le repus,
qui, dans les plus fins soupers n’arrive qu’au dessert ? Qu’aurais-je pu
trouver d’inédit dans cette prostitution ? Les courtisanes ont trop connu
d’amants pour avoir appris les délicatesses du libertinage ; ce sont les
cuisinières des restaurants à bas-prix qui triturent salement un mauvais ordinaire. Elles sont prudes et
bégueules pour tout ce qui sort du convenu afin de rentrer dans les convenances
personnelles ; les grandes routes n’offrent pas d’ombrages, on ne s’égare
que dans les sentiers isolés, l’amour est un art en dehors du vulgaire, chacun
croit le comprendre, très peu le pratiquent. – Les vrais buveurs soignent
eux-mêmes leurs vins, et les cavaliers sérieux dressent leurs cavales ;
ainsi font les rois de Cythère : ils aiment apprendre à lire à leurs
sultanes dans le rarissime manuel des voluptés complexes.
Je me donnai donc la joie de payer le repos d’une
nuit à cette infortunée servante de Vénus, sans prendre le temps de récolter
les accolades de sa gratitude.
En refermant la porte je l’entendis pleurer – le vice
a quelquefois fait ses humanités ; - ô chimistes-philosophes, qu’y
avait-il dans ces larmes de pauvresse ?
Octave
Uzanne
*
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On peut lire à la fin du Memorandum le petit texte suivant en guise de colophon :
Le
Mémorandum d’un Epicurien s’arrête ici. – Une main inconnue a déchiré les pages
manuscrites qui suivaient ces quelques notes hâtives et décousues. – La sottise
peut tout lacérer en invoquant le code indigeste de la morale. – Les vérités
sociales doivent rester cachées dans le puits de la logique. – Ici, le
Mémorandum devenait peut-être intéressant ; mais l’éditeur persiste à
mettre au jour ce carnet de fat et à le reproduire avec ses lacunes et ses
errata. – Ainsi soit-il !
[1] Ce texte a été
reproduit dans l’édition collective intitulée L’École des Faunes. Contes de
la vingtième année. Bric-à-Brac de l’Amour. Calendrier de Vénus. Surprises du Cœur.
Édition illustrée par Eugène Courboin et publiée à Paris à la Librairie
Contemporaine H. Floury, 1896. 1 vol. in-8° tiré à 700 exemplaires.
[2] Résumé : Le
narrateur sort d’un dîner arrosé et accoste une prostituée de la rue Laffitte.
Il monte dans sa chambre et alors qu’elle se déshabille, lui, pris de dégoût
pour sa condition, la paye et s’en va, sans rien en retour que quelques larmes
de la pauvresse.
[3] Octave Uzanne, 21 ans, fêtard et client des "ninons cariées" du ruisseau du quartier (1871-1872). http://octave-uzanne-bibliophile.blogspot.fr/2012/10/octave-uzanne-21-ans-fetard-et-client.html
[4] Octave Uzanne
fait référence ici à l’ouvrage de Restif de la Bretonne « Le pied de Fanchette » (publié pour la première fois en
1769). Il rééditera cet ouvrage avec une notice en 1881 chez A. Quantin : Contes de Restif de la Bretonne, le Pied de
Fanchette ou le Soulier couleur de rose, avec une notice
bio-bibliographique. Le volume a été achevé d’imprimer le 15 mai 1881, soit un
peu plus d’un an après le Calendrier de
Vénus.
[5] Vénus vulgaire
[6] La rue Laffitte, située à deux rues de la rue Drouot, (anciennement rue d'Artois) est une voie des IXe arrondissements de Paris. Elle commence boulevard
des Italiens et se termine rue
de Châteaudun. Elle porte le nom du banquier et homme
politique français Jacques
Laffitte.
[7] Il y a,
dans la Confession d'un enfant du
siècle, un personnage central : Octave, sur lequel on pourrait – et sur
lequel on a – écrire des milliers de pages. Mais le génie des écrivains de
l'envergure d'Alfred de Musset est d'adjoindre à leurs "héros" des personnages
secondaires, repoussoirs ou aimants, qui sont autant de jalons dans le parcours
d'apprentissage de la vie d'un jeune homme de roman. Dans la Confession d'un enfant du siècle, un de
ces personnages s'appelle Desgenais. Présent dans la première partie du roman,
celle de la débauche, il disparaît complètement dès l'instant où Octave quitte
Paris. Mais même loin d'Octave, Desgenais exerce son influence : il fut un
temps le corrupteur, sema ses graines perfides et demeure tacitement
l'incarnation de la limite qu'Octave a tangentée sans la franchir. Dandy
physique et moral, Desgenais est un parisien achevé maniant les codes tant de
l'élégance que du cynisme. C'est lui qui propose à Octave de mépriser sans
remord aucun les femmes, c'est lui qui, "le plus froid et le plus sec des
hommes", entretient une troupe de jeunes artistes distingués et commet des
plaisanteries de potache. Presque miroir du sensible Octave, Desgenais
s'est lacé un masque de supériorité, de lassitude et de moqueries. Cependant,
en voulant faire la démonstration de la femme coupable à Octave, il le pousse
non dans le détachement attendu mais vers une condamnation mélancolique de Dieu
et de la vie. Desgenais n'a jamais rencontré que des filles de joie de
plus ou moins basse extraction. Le terrible de son enseignement de dandy se
révèle lorsque Octave rencontre, hors de Paris certes, une femme vraiment pure.
De fils du Bien, scrupuleux et amant naïf, Octave devient enfant du siècle. Et
il exerce son mal, presque sans en avoir conscience, loin du dandy à qui,
cependant, il a arraché une "longue larme". Source : http://francois.darbonneau.free.fr/dandlitt/desgenais.html
[8] Expression dont
le sens nous échappe encore … Faut-il y voir simplement quelqu’un qui ne veut
pas gaspiller ses forces pour les pauvresses des bas-fonds ?
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