Vieux airs – Jeunes
Paroles. Variations sur les choses qui passent (Notes familières d’un curieux).[1]
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Je ne
saurais parler des Amis des Livres[2]
sans mentionner vers cette fin de chronique la date du 28 mai dernier [1884],
qui restera célèbre dans les éphémérides de cette société. Le duc d’Aumale[3],
président d’honneur, avait prié tous ses collègues à déjeuner à Chantilly et à
passer quelques heures dans sa bibliothèque. Les membres titulaires s’étaient
empressés de se rendre à cette flatteuse invitation, et sur les cinquante
bibliophiles, une quarantaine se trouvaient réunis dans la grande salle à
manger du château. Repas essentiellement cordial, pour employer le cliché
journalistique courant. Le duc, qui est un causeur inépuisable, un anecdotier
toujours en heureuse veine, un charmeur de la plus fine érudition, tint
essentiellement, en dépit d’un accès de goutte, à être le cicérone de ses
collègues au milieu des trésors de ses galeries et de sa bibliothèque. Par
surcroît de courtoisie, il avait fait partir et mettre sur tables les
principaux livres de cette collection unique au monde et qui atteindrait au
minimum cinq ou six millions si jamais elle pouvait être dispersée. Livres sur
vélin en édition unique des plus célèbres ouvrages du XVIIIe siècle, avec
dessins originaux, miniatures, premiers états, autographes, remarques, reliures
étincelantes, manuscrits inoubliables, entre autres, les fameuses Heures du duc de Berry, incunables,
antiphonaires … les Amis des Livres
furent autorisés à tout inspecter, manier, caresser … Bien des mains
tremblaient d’émotion et de crainte en touchant de telles merveilles !
bien des prunelles se dilataient d’admiration et d’envie, et je ne serais guère
étonné que parmi mes collègues il se trouvât, à la suite de cette visite,
quelques passionné en délire atteint de la monomanie des grandeurs et
incurablement fou. Il faut avoir l’âme d’un sage et d’un philosophe pour
approcher de ce Paradis du bibliophile sans en emporter une morsure d’envie ou
un rayon trop éblouissant dans la cervelle.
Jules
Janin, dans le Bibliophile français, a décrit, il y a près de quinze ans, la
bibliothèque du duc. Que de nouvelles richesses depuis cette époque ! un
gros in-4° ne suffirait point à la description des ouvrages principaux ;
en parler ici, si petitement que ce soit, serait déraisonnable ; mieux
vaudrait reproduire in extenso les titres des livres de premier ordre qui ont
passé dans les plus célèbres ventes de France, d’Angleterre et d’Italie depuis
quarante ans. On s’étonne que le propriétaire d’une si glorieuse collection
puisse avoir encore un desideratum, et cependant le duc d’Aumale achète, achète
encore, achète toujours.
Après un
court séjour dans ce milieu troublant, les Amis
des Livres avaient besoin d’air, sous peine de succomber aux émotions ;
le duc a compris qu’au-delà de l’enthousiasme, on entre dans le fanatisme, et
qu’un pas de plus on tombe dans la folie ; aussi, par mesure de prudence,
a-t-il invité ses hôtes à une promenade en forêt. Des voitures attelées en
poste ont emmené à travers les taillis, au-delà des anciens bosquets de Sylvie,
les passionnés de Grolier, de Clovis Eve ou de Bauzonnet, encore fiévreux et
pantelants, berçant leurs rêves inassouvis. Deux heures plus tard, l’express
ramenait tous ces fiévreux à Paris. Il sera longtemps question, mes frères, de
cette superbe journée aux dîners de Durand[4].
Octave
Uzanne
Octave Uzanne n'a pas dû être peu content d'avoir réussi à ce que le duc d'Aumale devienne aussi Président d'Honneur des Bibliophiles contemporains fondés à la fin de l'année 1889. Nous vous invitons à la lecture ou à la relecture de quelques lettres échangées entre Octave Uzanne et Eugène Paillet en 1890. Dans sa revue Le Livre Moderne, Uzanne n'a pas été très tendre avec les Amis des Livres qu'il avait alors laissé tomber.
Bertrand Hugonnard-Roche
[1] In revue Le Livre, Bibliographie moderne,
cinquième année, sixième livraison, 10 juin 1884 (n°54), pp. 353-360 ; p.
360 pour l’extrait présenté ici.
[2] Les Amis des Livres furent fondés en 1880 à
l’initiative du grand bibliophile Eugène Paillet. Il eut l’idée de faire
imprimer en 1874 un livre illustré, la Chronique du règne de Charles IX, avec
des eaux-fortes originales d’Edmond Morin ; puis un autre bibliophile, M.
Cherrier, faisait imprimer par Jouaust les Scènes de la vie de Bohème,
illustrées par A. Bichard ; enfin en 1880, M. Billard édita Fortunio de
Théophile Gautier, et la Société fut définitivement constituée cette même année
1880, sous la présidence de M. Eugène Paillet durant vingt et une années. Henri
Béraldi lui succéda en 1901 et ce jusqu’en 1931. Victor Mercier lui succéda
pendant trois années seulement. Cette société existait encore en 1943. (L.
Carteret, Sociétés de Bibliophiles, Le
Trésor du Bibliophile, tome deuxième, pp. 189-194). Octave Uzanne fut des Amis des Livres jusqu’en 1888 ou 1889 ?
Puis il prît ses distances lorsqu’il créa lui-même une société de bibliophiles :
les Bibliophiles contemporains. Nous
essaierons prochainement de retracer le parcours d’Octave Uzanne au sein des Amis des Livres.
[3] Henri Eugène
Philippe Louis d’Orléans — simplement appelé Henri d’Orléans —, prince du sang, prince d’Orléans, duc d’Aumale, est un militaire et un
homme politique français, né à Paris le 16 janvier 1822 et mort au domaine du Zucco à Giardinello (Sicile) le 7 mai 1897. Il fût en 1889-1890 président d’honneur des Bibliophiles contemporains nouvellement
fondés par Octave Uzanne.
[4] Probablement le
lieu de rendez-vous des Amis des Livres ?
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