samedi 20 octobre 2012

Jean Carriès statuaire et céramiste, par Octave Uzanne (octobre 1897).


Jean Carriès statuaire et céramiste.[1]

Jean-Joseph Carriès (1855-1894)
photographié par Nadar (vers 1885)
Le berceau est suspendu sur la tombe. « C’est à leur naissance et non pas à leur mort qu’il faut pleurer les hommes. » Cette pensée lamentable et juste de Montesquieu me revenait en mémoire, obsédante et cruelle, au début de juillet 1894, lorsque, parcourant un journal du soir, à Londres, dans un music hall du Strand, j’appris, aux dernières nouvelles, le décès du pauvre cher Jean Carriès, un de mes plus proches compagnons de rêve, dont je pouvais, sans intime discussion, admirer l’art à l’égal de la rare, noble et subtile intelligence.
Carriès, cet être tout d’impulsion et de sensivité, sembla toujours porter sur son masque douloureusement ironique, d’une pâleur maladive, d’une mobilité angoissée, le stigmate d’une mort de jeune héros, en pleine lutte, au moment même de recueillir le premier baiser de la gloire. « L’harmonie de mort s’est fait entendre dès la naissance de Carriès, remarque judicieusement son affectueux biographe, Arsène Alexandre ; elle l’a accompagné toute sa vie, tantôt dissimulée sous des œuvres, des gaietés et des succès, tantôt se manifestant par des faits cruels et brusques. Elle domine d’ailleurs un peu partout dans ses Déshérités, ses Désolés, ses Désespérés, dans le portrait de sa mère, dans son propre portrait, dans le regard scrutateur, vague, inquiet, peureux, chagrin, de la plupart de ses têtes si merveilleusement expressives dans leur humanité navrante. »
Nous donnons ici plusieurs portraits de l’artiste ; dans sa livraison de mars 1897, le Monde Moderne a déjà publié un beau portrait de lui, par Mlle Breslau.
Le Velasquez en sculpture qu’il rêvait de devenir, il le fut avec un inconscient pessimisme ; il rendit mieux que tout autre la sotte et basse vulgarité de la joie, de l’hilarité grasse et de la satisfaction charnelle ; il rechercha les fièvres empreintes de la douleur que le temps n’efface jamais et qui, seule, donne un style vraiment noble à l’enveloppe physique. Il fut l’apôtre de son idéal dantesque et se complut dans les cercles terribles des enfers de la vie, vita per ignem.

Jean Carriès travaillant à sa porte monumentale
dans son atelier de Saint-Amand-en-Puisaye
Son œuvre est fait de figures aux apparences fantasques, aux aspects d’apparition, aux expressions miséreuses et déchirantes, et, s’il passe dans la fiction, ce sont des vampires effrayants, des gnomes de sabbat, des animaux étranges aux yeux humains, toute une idéologie japonaise et moyenâgeuse conçue et exécutée avec le mysticisme d’une âme croyante hantée par l’idée fixe de la mort dans tous les symboles.
Certes, à lire sa vie, dans l’admirable ouvrage de son dévot et tendre camarade, Arsène Alexandre, on comprend en quelque sorte sous quelles fatales influences le cher artiste se développe. Son enfance, ses débuts romanesques eussent fourni à Charles Dickens une œuvre digne de ses plus touchantes fictions, dans le goût d’Olivier Twist ou de Little Dorrit. Carriès eut tout à percevoir, tout à apprendre pour se faire cette implacable et glorieuse personnalité qu’il sut imposer à chacun de ses amis ou ennemis. Il marcha seul, dès l’adolescence, au milieu des entraves, en dépit des casse-cou, dédaigneux des conseils, poussé par une des plus nobles et des plus prodigieuses vocations d’art qu’on ait vues triompher au cours de ce siècle, où l’art, n’étant plus une religion, tend à devenir une branche courante de notre industrie pour laquelle le viatique de la grâce surnaturelle n’est plus, hélas ! d’aucune nécessité.

Le centre de la porte monumentale
commandée par Mme Vinarella-Singer
Certaines rencontres dans la vie décident d’une amitié spontanée dont l’empreinte est ineffaçable et affectent l’effet d’une de ces sympathies, en coup de foudre dont la psychologie d’amour ne peut seule revendiquer la causalité.
La connaissance, en 1882, de Joseph Carriès (le prénom de Jean ne vint que plus tard) exprime dans mon souvenir une des plus soudaines et une des plus puissantes attirances vers un tempérament d’artiste que j’aie ressenties dans ma vie.
Il m’en souvient, comme si quatorze années ne s’étaient point écoulées depuis lors. J’avais visité dans la soirée, au cercle des Arts libéraux, rue Vivienne, l’exposition d’ensemble des œuvres du jeune sculpteur, alors absolument inconnu du public, et la vue de ces merveilleux Désolés, de ces Désespérés, de ces Epaves de la lutte, exprimés avec une telle intensité de vie, avec une facture si large et si minutieuse à la fois, avec un talent tellement en dehors de tout ce que la statuaire contemporaine avait produit, m’avait rempli, je l’avoue, d’une émotion profonde, d’une admiration qui ne pouvait tarder à se manifester, à s’extérioriser au contact du premier camarade rencontré sur mon chemin.
Dans un café du boulevard, j’aperçus un groupe de peintres réunis autour d’un vieux chroniqueur, dont le temps n’avait point affaibli la renommée de prince de l’esprit parisien. Je fus à eux, encore grisé de la vision de cette statuaire sans rivale, excité, emballé, heureux de pouvoir crier mon enthousiasme et d’apporter ma publicité orale immédiate à ce talent nouveau.
Tandis que je parlais des inoubliables Bébés endormis, du Charles Ier décapité, de l’Homme à la casquette, du Vieux comédien, et de la théorie des poivrots et des miséreux décharnés, de tous ces vaincus de la vie exhibés à deux pas en d’admirables plâtres patinés, un inconnu, à la physionomie fine et souffreteuse, à la barbe légère et floconneuse, aux longs cheveux châtains, broussailleux, à l’aventure, à l’oreille vivante, écouteuse, me regardait avec deux yeux brillants de plaisir, deux yeux fixes, inquiets, d’un gris vert et changeant comme le revers d’une feuille de ronce, tandis que d’une main éperdument longue, souple, pâle et verdâtre comme son visage, il se caressait la barbe avec une agilité fébrile et satisfaite.
Chacun riait, le regardant, et avant que j’eusse terminé ma préconisation, on me le désignait d’une seule voix : « Tenez, voici votre homme ; on vous présente Carriès, embrassez-le ! – le coup n’est aucunement préparé ! » Et Carriès, d’un bond se levant, renversant son petit feutre mou, la bouche presque amère sous un sourire de joie, me lançait sa main en avant, me donnant l’étreinte sympathique. « Alors, vous trouvez ça bien, mes petits désespérés… ; ça vous a donné un coup épatant dans l’estomac, n’est-ce pas !... C’est que, voyez-vous, c’est ma vie que j’ai contée là dedans, c’est de mon sang que j’ai nourri toutes ces gueules d’affamés… ; c’est égal, ça me fait plaisir, votre enthousiasme ! mais ça n’est rien encore, vous verrez ça plus tard. »
Puis comme le chroniqueur blaguait cet avenir aléatoire que tant d’artistes rêvent d’illustrer de chefs-d’œuvre, comme il rabaissait presque jalousement, avec une perfide moue de vieux raté, les visions idéales du petit statuaire à tête de génial pifferaro, annonçant que les prochaines statuettes seraient éditées par Barbedienne, et que l’emballement des débuts s’atténueraient bourgeoisement devant les premiers sacs d’écus, Carriès, sauvagement, sans ménager ce roi des pitreries boulevardières, culbutait une à une toutes ces prévisions, parlant de son art, de sa philosophie, de son dédain de l’argent avec une fougue, une sincérité, une passion surprenante qui anéantissait toute réplique chez l’homme aux bons mots à citer.

Jean Carriès en 1893 dans sa salle à manger à Montriveau
Toute la soirée, ce fut une causerie ébouriffante, imprévue, torrentueuse en termes parfois incorrects, mais toujours colorés, pittoresques, énergiques, pleins de reliefs et d’expression ; l’originalité de sa pensée s’imposait nettement méprisante pour tout ce qui pense bassement, ne sait juger les choses de l’art que sur de vulgaires rengaines. Il me rappelait beaucoup, par le choix de ses mots vigoureux et faits pour laisser une empreinte bien martelée de l’idée, Rollinat, le terrible Rollinat du beau temps de la rue Saint-Jacques. Le petit statuaire, en effet, avait été déjà impressionné par le vocabulaire imagé, âcre, sonore et vitriolesque du poète baudelairien ; avec cela, il affectait beaucoup de gaminerie moqueuse dans la charge des ridicules observés, une gaminerie spéciale allant jusqu’à l’irrésistible gaieté de la farce enfantine, un bonheur particulier à répéter jusqu’à dix fois de suite une expression heureuse et bien picturale, ou à clouer au pilori d’un adjectif féroce la personnalité grotesque de quelque vaniteux de l’art contemporain.
Ce soir-là, ou plutôt cette nuit-là, car minuit nous avait depuis longtemps expulsés de notre lieu de rencontre imprévue, Carriès, qui était rive gaucher, m’accompagna outre Seine, devisant glorieusement sur son sentiment de l’esthétique, avec la ferveur de sa haine des médiocres et de son admiration pour les grands apôtres de l’œuvre personnel. Nous demeurâmes longtemps à cheminer sur les quais, de l’Institut au pont des Saint-Pères, lui se grisant de ses rêves d’avenir, se piédestalisant sur des projets superbes, sculptant du pouce dans l’air tous les types de la sombre comédie humaine, qu’il se flattait de placer en sa galerie des malmenés de la civilisation, et, tandis que je l’écoutais, ravi par tant de jeunesse batailleuse, ardente et sainement artiste, un crapaud, venu des berges de la Seine, vint sautiller entre nos jambes, un énorme verdier chargé de pustules verruqueuses, dont Carriès s’empara aussitôt, ahuri par l’apparition de cet amphibien de Paris. Puis, sous un réverbère près duquel il avait couru pour contempler le bufoniforme animal, il le caressait de son doigté léger, avec de l’admiration plein les yeux : « Est-ce beau, hein ! voyons, ami ? Est-ce assez en relief, assez décoratif, et faut-il être crétin pour poursuivre et détruire sans merci ces pauvres rêveurs ! »
Et le petit sculpteur descendit sur la rive tout près de l’eau mettre à l’abri du passant le gros batracien noctambule.
Nous nous quittâmes amis, sincèrement amis, nous tutoyant déjà, car Carriès était un intimiste, un familier que le vous solennel gênait affreusement aux entournures des phrases.

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L’atelier de la rue Boissonnade, près le boulevard Raspail, où Carriès s’était installé pour travailler vers 1884, montrait le petit sculpteur sauvage et méprisant dans son ambiance véritable, en un décor fait à l’image de sa personnalité. Ce n’était assurément pas le hall d’un statuaire ordonné, méticuleux, désireux de plaire à ses visiteurs mondains et d’exhiber des articles d’art, bien propres et coquettement parés. Au milieu de ses ébauches déjà singulièrement vivantes, de ses tonneaux de glaise, de sa maçonnerie de brique sur laquelle il s’essayait à camper en pied son Frans Hals, dont il n’acheva que le buste, il apparaissait ainsi qu’un ouvrier enclos dans son œuvre avec le pittoresque d’un inénarrable veston souillé d’argile ou décoloré par les acides de ses patines. Il était là, glorieux, souriant, les mains grises de terre, la barbe inculte et tout éclaboussée d’un lait de glaise remuée, et cependant coquet encore, la fleur aux dents ou à la boutonnière, allant, venant parmi ses bonshommes, inquiet, bavard, cherchant à surprendre l’émotion dans le regard du visiteur, enlevant avec délicatesse, presque avec dévotion, les toiles humides qui voilaient ses œuvres inachevées.
Ici, c’était le Gambetta, qui, en vertu des conseils des hommes politiques amis du tribun, eût failli le faire devenir fou, s’il n’eût possédé une ironie vengeresse à le vouloir tel, là le Faune s’inclinait somnolent, plus loin ses délicieux babys, dont l’expression reposée s’animait sur le plâtre d’une coloration de vie exquise et délicate. D’autre part, ses Hollandaises, aux larges collerettes, apparaissaient dans leur sereine beauté, et Carriès avait sorti tout cela hors de soi, en grand artiste, sans avoir la préoccupation futile du document exact ou de la vérité historique ; il se sentait toujours supérieur à son ignorance, méprisant du qu’en dira-t-on des savants.
« Dis donc, vieux, m’interrogeait-il, me scrutant d’un peil perplexe et blagueur, devant une série de trois ou quatre bustes de femmes, laquelle parmi tout cela faut-il qui soit Louis Labé, la belle Lyonnaise, hein ! dis voir ? »
Et je pus ainsi baptiser la belle cordière qui, quoi qu’on fasse, restera la véritable Louise Labé, en dépit des documents découverts ou à découvrir, car l’art ne s’exprime et ne vit que par l’imagination et par l’extase du beau qu’il provoque.
Carriès avait d’ailleurs un extraordinaire don d’assimilation. Il se pénétrait, avec une douloureuse acuité, de la signification des choses les plus humbles et les plus pittoresques. Ce futur potier, qui devait bientôt manier si savamment les plus rudes argiles, offrait ingénument son cœur au modelage imprévu du temps, des êtres et de la vie. Il semblait que ce fût là, envers Carriès, la revanche même de la matière. Nul n’était plus impressionnable ni plus sensible que lui. Les faits se plaisent à le montrer ainsi, délicat et susceptible, empreint de cette sorte de malaise perpétuel, de cette crainte particulière à certains, et par quoi toujours se reconnait le grand artiste. Ses œuvres furent les plus pures et les plus expressives entre toutes. Il sut constamment y introduire cette émotion naturelle et variée qui nous surprend et nous étonne nous-mêmes à mesure que nous essayons de nous en pénétrer. Cette sorte de réfraction inconsciente qui se transmet de l’âme de l’artiste à celle de ceux qui l’admirent acquit, dans le cas de Carriès, une extraordinaire grandeur, une toute surprenante lucidité. Chaque fois qu’il me fut permis d’admirer une œuvre nouvelle de sa main, se révéla à moi une plus large part de sa pensée, une notion plus compréhensive et plus grave de son talent et de sa vie. Quelle que fût l’œuvre exécutée, futile ou importante, considérable ou menue, un frisson de même beauté, une douloureuse surprise d’une passion soupçonnée, mais jamais encore si ardemment jaillie, un ravissement d’un charme pénétrant et pur s’imposaient peu à peu à l’admiration du passant le plus morose et le moins disposé à de l’enthousiasme.
Mon Calvaire – ainsi Carriès avait baptisé son œuvre, et jamais appellation ne fut plus juste ni plus douloureusement vraie. Une âpreté entêtée dans les recherches les plus neuves de la céramique, un souci constant de découvertes imprévues dans l’art des potiers, une insistance continuelle à approfondir les recettes des vieux maîtres, à les approprier au sens même de ses travaux récents, voilà quelles furent, jusqu’à la fin de sa vie, les stations laborieuses de son chemin de croix. Chacune des étapes en fut marquée par des trouvailles, des merveilles de grès, de silice colorée, chacune des haltes en fut agrémentée par d’admirables dons de nouveaux chefs-d’œuvre. Le courage seul du pérégrin avait su triompher chaque fois des difficiles entraves.
Souvent, au cours d’amicales visites, soit rue Boissonnade, soir à l’atelier du boulevard Arago, il m’est arrivé de trouver Carriès livré aux plus intolérables difficultés et aux plus malveillantes des persécutions. Sa sérénité et sa confiance ne n’en démentaient point pour cela. Il demeurait toujours le même élève entreprenant et fort, le même robuste conquérant de la matière réfractaire. Un sourire d’accueil aussi familier errait sur ses lèvres, alors que pourtant, à travers cette bénignité, perçât une légère amertume. Le labeur de la trop grande lutte assombrissait cette nature d’élite, et bien qu’il s’efforçât de dissimuler soigneusement ses découragements et ses désespoirs, « sa mauvaise tête de bouledogue », comme il disait, transparaissait malgré tout sur son visage d’affection et de douceur.
Carriès, dans ses premiers essais, me semble avoir plutôt compris le sens de la vie que sa notation exacte. Trop de sentiment se mêlait à son doigté, trop de naïveté simple se dégageait de son observation des choses pour qu’il pensât à reproduire à dessein un trop exact mirage des physionomies. La plupart des Epaves qu’il exposa, en 1882, au cercle des Arts libéraux, démentent déjà cette accusation erronée. Le témoignage de ceux qui l’ont vu travailler est là aussi pour réfuter ces propos. Chaque fois que je surprenais Carriès dans le feu même du travail, j’admirais alors son aisance dans le labeur ; je suivais avec une anxiété et une émotion grandissante la facilité avec laquelle sa main fée, sa main sorcière, sa main toute de génie, de force et de souplesse, sa main de violoniste nerveux se jouait des nuances les plus délicates, triomphait des modelés les plus fins et, très nettement, posait le coup de pouce définitif à l’endroit même où il semblait que, par prévision, il eût médité de le placer d’abord. Pas d’ébauchoirs. Les pouces, les doigts. Carriès demeurait naturel comme le génie ; son inspiration se refusait à s’embarrasser de superflus. Une petite main déliée et subtile, l’instrument même de la création, cela lui suffisait ainsi qu’au héros grec. – Sa main était un archet, dit Pézieux, un de ses fervents camarades et confrères. Carriès, en effet, improvisait trop et avec trop de passion pour que son geste harmonieux et souple ne semblât pas celui d’un Schumann mystérieux et attendri, d’un Chopin douloureux et trop songeur, d’un Haendel primesautier et d’une noblesse divine …

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Les réserves de bois pour les fours à Montriveau
Le temps était loin déjà où le jeune Carriès, parvenu à Paris, accueilli heureusement par le sculpteur Pézieux, ne trouvait par intervalles que de rares travaux à exécuter pour le comte de Brimond. Maintenant Carriès poursuivait avec opiniâtreté la série de ses œuvres, inaugurée au cercle de la rue Vivienne, avec ses Désolés. La seconde période de ses recherches commençait. Amené successivement à la trouvaille des patines du plâtre, à la découverte de bronze à cire perdue, puis à la patine de ces bronzes, au travail de l’émail et à l’emploi du feu pour les cuissons, il avançait peu à peu vers la perfection la plus multiple des nuances infinies de la matière rebelle.
La recherche des patines de plâtre lui causa de plus grandes déceptions. Il n’obtint pas aussi rapidement un résultat heureux dans ce côté de son art. Des imitations incertaines du vieil ivoire et du bois jauni furent tout d’abord les seules teintes qu’il trouva. Ce fut alors que je compris toute l’âpreté de ce caractère merveilleux d’artiste, que je conçus affectueusement la crainte que nous devions conserver de son avenir compromis en santé et en bien-être par une dépense déjà trop excessive et trop généreuse de forces. Une sorte d’inquiétude fébrile qui ne le quittait jamais à ses moments de production ne fut point sans augmenter encore en lui cette nervosité impatiente qui étreint généralement ceux-là qu’une sorte de prescience certaine avertit de la brièveté de leurs jours.
L’entrée de P. Binger à l’atelier de Carriès est demeurée légendaire et émouvante. Ces deux hommes étaient faits pour se comprendre et pour s’aimer. Ils ne tardèrent pas à travailler de compagnie, à se livrer ensemble aux plus difficiles réalisations. Binger se pénétra étroitement de la délicate beauté de ces formes admirables de la cire. En éterniser la saveur adorable par le bronze fidèle et caressant, par un bronze léger et souple comme une étoffe protectrice, tel fut son rêve ! Cette sculpture de Carriès, dont quelqu’un a dit avec raison que « par l’animation elle était si parente de celle de Carpeaux », rencontra enfin sa forme définitive et éternelle. Les délicates merveilles vont pouvoir durer toujours, défier le temps. Désormais, elles sont inaltérables. Elles dureront autant que celles de Cellini et de Donatello. Une enveloppe salvatrice les défend. L’artisan est venu apporter un peu d’éternité aux belles œuvres de l’artiste. A eux deux, ils peuvent des miracles. Une sorte de « complicité » s’établit dans leurs rapports pour produire beau. Ces deux êtres communient ensemble à un idéal pur ; comme l’aveugle et le paralytique de la fable, ils s’aident l’un l’autre à pénétrer la lumière clairvoyante de l’avenir. Ils avancent vers cette clarté en se donnant la main ainsi que deux frères ligués pour une bonne cause. Carriès me parlait avec admiration de ce génie ouvrier de Binger, de son courage et de sa valeur et avec quelle tristesse aussi de sa pauvreté et de l’abattement de cet homme héroïque de qui dépendait désormais le succès principal de sa vie.
Ensemble ils mirent au point la Louise Labé, le Frans Hals, le Velasquez, la Femme de Hollande, ces merveilles ! Puis la Tête de moine, des portraits, le Buste du guerrier, celui de l’Evêque. Enfin, le Gambetta. La fonte du Gambetta fut particulièrement dramatique, au dire de Binger, et sa réussite complète fut certainement l’une des voluptés les plus parfaites et les plus hautes de la vie de Carriès. Le succès des patines de bronze s’y affirmait absolument, sans tâtonnement ni hésitations douteuses, dans la beauté précieuse et pure de ses tons aux vigueurs et aux chatoiements luxueux et doux. Guidé par un flair supérieur d’artiste intuitif, Carriès fut amené lui-même à découvrir les teintes mystérieuses que nous admirons avec tant de passion et de surprise. Les baquets, vases et tonneaux de son atelier du boulevard Arago devinrent les réceptacles, les alambics les plus extraordinaires de cet extraordinaire chimiste. Tour à tour il s’y livra aux mélanges imprévus et les plus bizarres. Mme Ménard-Dorian accepta même d’enterrer des bronzes dans son jardin de la rue de la Faisanderie. Carriès parvint aussi à la découverte de ses fameux oxydes dont l’application sur le bronze déterminait les exquis mélanges de tons, les reflets somptueux et originaux.
Dans nos rencontres, son esprit charmant se plaisait à m’éblouir des plus touchants paradoxes. Il se critiquait soi-même avec un tact malicieux. Il ne comprenait pas toujours l’intention qu’on apportait à décerner des titres inappropriés à ces ouvrages dont lui-même ne parvenait pas toujours à pénétrer le sens complet et, cela, parce qu’en lui subsistait une telle honnêteté qu’il n’osait se prononcer toujours sur le motif que son cœur avait imaginé bien plus que son esprit.
Je me souviens encore en détail de l’exposition de Carriès en 1888, chez Mme Ménard-Dorian, rue de la Faisanderie : une série admirable. Les Bébés y attirèrent étrangement l’attention, grâce à leur finesse et à leurs formes exquises et vraies de jeunes fleurs à peine nées. Une bavette autour d’un petit cou, un mince bonnet enveloppant les boucles blondes, une figure pensive et rieuse, une œuvre ! Le Petit voyou, le Bébé au nez retroussé, le Bébé pensif, l’Enfant sur un coussin, des trouvailles d’expression, de galbe et de candeur. La suite des Epaves ne fut pas moins splendide. On y retrouva le Faune, l’Evêque, l’Aveugle, le Mineur, ces lamentables et prodigieux hauts reliefs poignants comme la misère, la mort ou la douleur, intenses et doux comme des bustes de la Renaissance italienne, crispés et purs ainsi que des camées et martyrs !
Les Désolés avaient été conçus et exécutés dans une mansarde de pauvre. Les Epaves, elles, dans ce séjour tourmenté de la rue Boissonnade, encore si vivace dans ma mémoire. D’un seul coup, Carriès se classait bon premier. Qui se souvient de Ratapoil, de Daumier, peut sans erreur accoupler ce nom romantique à celui du céramiste. C’est à ce genre d’œuvres viriles, dures et graves du même style, que s’apparente sa pensée douloureuse. Et certains groupes de Rodier, de Constantin Meunier, eux aussi, se rapprochent, par le style ou le sujet, de ces belles conceptions.
Lorsque Carriès m’avertit du transfert de son gîte au boulevard Arago, je me souviens comme d’un heureux instant de ma vie de ces heures de paix et de recueillement vécues auprès du cher statuaire dans l’intimité douce de cette cité paisible. Délaissant Montmartre et les rues trop bruyantes de la Butte, quelques peintres et quelques statuaires s’étaient retirés dans les quartiers tranquilles de l’Observatoire et de la gare de Sceaux. Le boulevard Raspail, la rue Campagne-Première, le boulevard Arago se peuplaient à présent d’une colonie d’élite. Tout un monde d’espoir chimérique et d’illusion ardente, de travail solitaire, de luttes et de privations anima désormais le silence de ces cités. L’atelier de Carriès s’ouvrait sur un jardin commun, quelques arbres, au printemps, entretenaient la fraîcheur de l’endroit, un peu de mousse entre les dalles donnait l’illusion de pelouses verdoyantes ; autrement de grands rideaux blancs aux vitres des fenêtres, une monotone rumeur infiniment éteinte, venue de l’agitation de la ville, et, comme aspect général, la sérieuse honnêteté d’un cloître planant sur les maisons. Le logis du boulevard Arago eût été aussi bien celui d’un philosophe ou d’un penseur. Aucun luxe inutile ne venait en troubler la modeste retraite. Seules, des épaves rencontrées au hasard d’une promenade, des fleurs, des gerbes de fruits, des coupes aux formes exquises et rondes, des fioles aux courbes précieuses et imprécises. Carriès, au contraire de bien d’autres, ne se sentait point ce besoin d’apparat et de futile richesse. Un monde trop multiple et trop tragique habitait son cerveau. Ce Shakespeare de la glaise et de la pâte portait en soi, ainsi que l’autre, les prodigieux spectacles de ses Songes de nuit d’été, de ses tempêtes et de ses tragédies.
Grasset, Gouzien, Bassot, Leenhart, Limet, Arsène Alexandre, Rops et moi-même étions devenus ses familiers, et nous nous plaisions à surprendre en lui ces accents d’être instinctif et naturel qui nous le faisaient affectionner davantage, et par lesquels il se montrait comme un simple et convaincu prolétaire issu du peuple et enthousiaste comme le peuple. L’existence paresseuse et mondaine lui répugnait. Si le hasard l’y attirait, aussitôt il s’enfuyait et retournait à la franchise et au bonheur de son passé. « Je rentre dans le sillon, à faire le bœuf ; vive l’écurie, la nature avec des gens bêtes, simples et sains ! » écrit-il lui-même à Mme Ménard-Dorian, se plaçant, en cela, au rang des Delacroix, des Millet, des Corot, et de tous les maîtres pour qui ce fut une joie et un triomphe que le seul travail libre dans la simplicité et la médiocrité des choses. Virtuose si exquis et si troublant de l’improvisé, il excelle surtout à surprendre le côté le plus caractéristique des spectacles et des êtres de la vie. Cependant il ne s’arrête jamais à l’anecdote d’une vulgarité basse, ni au fait divers journalier et sans art. Tout ce qui mérite son attention reste remarquable par quelque côté de beauté, de grâce et de lumière que lui seul, ce visionnaire, sait apercevoir du premier coup, au-delà même de l’apparence banale. J’ai raconté, au début, l’aventure de ce crapaud fugitif, rencontré par nous sur les quais de la Seine. Ceci est un exemple frappant du beau caractère de Carriès. Rien des dédains habituels à l’homme ordinaire ne l’irrite ni ne le contriste en présence des aspects. Son œil caressant et perspicace entrevoit de la séduction dans les scènes les moins pathétiques, dans les créatures même les plus chétives et les plus méprisées. Ainsi que celle des maîtres les plus hauts, son âme est si éprise de douceurs, d’ingénuité et de tendresse que la laideur et la tristesse ambiante ne lui parviennent jamais aussi irritantes et aussi blasphématoires. L’artiste a cela de commun avec l’apôtre, qu’il parvient à intéresser grâce à l’éloquence même de sa pitié envers tous les humbles, les infirmes et les déshérités du monde. L’artiste est beau de sa bonté. La bonté de Carriès était telle qu’il en revêtait ses œuvres ainsi que d’un voile léger et transparent. Une sorte d’impalpable nuée de résignation et de gloire consolante auréole la plupart de ses figures. Le pittoresque chez lui ne se bornait point à étonner, il donnait encore à réfléchir, incitant à de la curiosité et à de la surprise bien plus qu’à de l’amusement et à de la distraction bourgeoise.

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Jean Carriès dans son atelier à Paris,
travaillant à son groupe de Saint Fidèle
Vers 1891, Carriès se retira aux environs de Cosne et vint se réfugier proche du manoir de Montriveau, dans le délicieux décor d’une nature toute champêtre et toute propice aux enchantements de l’âme et aux inspirations du rêve. Des fleurs, de grands arbres plantés en talus, la silhouette du château, au-delà des cimes, tout l’apparat familier d’un lieu agreste et apaisé, voilà bien ce qui convenait au cœur ardent, mais ulcéré, du céramiste que nous aimions. Ses amis apprirent avec joie la décision qu’il avait prise de se retirer là, afin de s’y livrer plus complètement à ses travaux de cuisson et de modelage. Nous pensâmes que ce refuge de Montriveau serait profitable à Carriès et à son œuvre. Et ce fut plutôt pour chacun de nous une sécurité de le savoir exilé en cet endroit si serein et si retiré du Nivernais. De belles légendes entouraient Montriveau et son manoir. On racontait, entre autres choses, que le dernier seigneur du vieux domaine, le vieux marquis de Saint-Maurice, se plaisait à communiquer à travers l’espace des bois et des montagnes, au son grave et profond du cor de chasse, avec son frère habitant de l’autre côté de la vallée. Plusieurs fois par jour, les deux vieux gentilshommes se demandaient ainsi mutuellement de leurs nouvelles. Et, parait-il, rien n’était plus poignant que cette coutume qu’ils avaient adoptée de se correspondre entre eux à travers le silence et cette paix de la nature.
Un peu au-delà, entre les feuillages, se détachait gaiement la petite ferme du père et de la mère Jean. Carriès demeurait proche de là, entre un verger abondant, le bois et des collines. Sa demeure simple et solitaire était bien celle qui convenait à un tel homme. Carriès vécut la de belles journées ; il vécut aussi de rudes et de dures minutes. Mais le bonheur comme la tristesse se font moins aigües et moins pénibles, dès qu’un peu de la gaieté et de la sève de la nature vient en aggraver ou en atténuer les nuances perceptibles. Au printemps, le transfuge de Saint-Amand vint donc s’y installer parmi les chambres claires et les salles lumineuses. Il y apportait son matériel et de ses œuvres. La plupart des masques cuits aux anciens fours furent transportés à Montriveau. Carriès se livra à de nouveaux perfectionnements. Il rêvait de grès encore mieux cuits et plus colorés, de pâtes plus transparentes et plus riches. Avec cela d’autres œuvres, les masques, la grande porte si imprudemment promise à Mme V.-Singer, des projets d’ornementation décorative, des maquettes d’œuvres multiples à entreprendre le tourmentaient étonnamment. Il ne tarda pas à être repris de la fièvre violente du travail acharné et continu. La lutte avec le feu recommença plus âpre encore qu’à Saint-Amand. Il est vrai que ce fut pour aboutir à cette superbe exhibition de 1892 au Salon du Champ de Mars. Là, il exposa un grand nombre d’échantillons de ses poteries, quelques-uns de ses bronzes groupés alentour achevèrent de faire remarquer le nom déjà répandu de Joseph Carriès. Le public fut conquis par cet art délicat et pur, à la fois si svelte et si précieux, si riche et si varié qu’aucune prétention fausse ne venait déparer ni alourdir. Un triomphe ! Carriès reçut la croix de la Légion d’honneur. Le bel artiste, modeste et silencieux, eut alors un instant d’enivrement d’orgueil légitimes. Son cœur, si longtemps ravagé des besoins les plus durs et les plus vivaces, battit intensément de la fierté d’être apprécié enfin !
Les critiques furent déroutées par le procédé et l’exécution ; les sculpteurs, les céramistes eux-mêmes se trouvaient en présence d’une révélation. Ils durent admirer sans comprendre absolument le secret de cette fabrication insolite. Les mille et une couleurs des flancs polis des vases, les bariolages délicatement glacés des cols exquis, toute la subtile harmonie des ors, des jaunes, des ocres et des rouges intenses, achevèrent d’éblouir le public. Et puis, la diversité si expressive des œuvres, passant de la plus suave des expressions puériles à la plus marquante et à la plus grotesque des grimaces de monstres. Ingénuité et raillerie mêlées, candeur et épouvante unies, douceur et sarcasmes accouplés en des groupements voisins.
L’époque terrible approche, Carriès abandonne trop le souci de sa vie. L’œuvre consume l’être. A mesure que naissent sous ses doigts de sorcier de nouveaux chefs-d’œuvre, diminuent en lui la force, la santé et la bonne humeur. Pourtant, s’il voulait escamoter, livrer de l’à peu près, se contenter de l’approximatif ! mais non, Carriès préfère continuer le douloureux combat, faisant l’impossible afin de mener de front de nombreux travaux, s’épuisant, se prodiguant heure par heure, fibre par fibre, génial et volontaire décidé à narguer la destinée et à tenter la mort.
Celle-ci vint tôt.

Un coin de la collection céramique de Jean Carriès
à Montriveau
Une maladie gagnée à ce Montriveau, où cependant, au début, tout avait paru lui sourire ; des soins plutôt superficiels, mal continués, de l’imprévoyance dans le danger même de ses travaux, déterminèrent l’issue fatale. Les gens du voisinage ne devaient plus voir longtemps le promeneur avec ses deux grands chiens « Mousei Carriès ». La terre, le feu, les éléments se vengaient enfin du rapt de tous les secrets sublimes que le potier avait surpris en eux. Et les recherches, souvent vaines, ne donnant pas le résultat souhaité ; puis les regrets, les reproches. Ainsi que Bernard de Palissy, Carriès, hélas ! eût pu écrire déjà cinq ans avant sa fin : « Toutes ces recherches m’ont causé un tel labeur et tristesse d’esprit qu’auparavant que j’aye eu rendu mes esmaux fusibles à un même degré de feu, j’ay cuidé entrer jusqu’à la porte du sépulcre. »

*
**

Carriès, hélas ! ne s’est point arrêté au seuil de cette porte. Il s’est avancé bien au-delà des dernières marches. Jamais plus il ne reviendra sur ses pas. Il semble maintenant qu’une face amie ait disparu d’au milieu de nous. Nous nous attristons à nous souvenir de lui, comme d’un frère taciturne que nous aurions aimé à cause de sa mélancolie et de sa joie. Son enthousiasme juvénile réchauffait nos pensées et nous communiquait de la croyance et du courage heureux. Tout en lui était si imprévu et si profond que les choses même les plus simples de la vie lui apparaissaient les plus dignes d’intérêt. Je ne me souviens pas d’avoir vu jamais Carriès indifférent. Toujours animé d’une flamme perpétuelle et vive, son esprit s’abandonnait continuellement aux sensations les plus multiples de l’heure. Il suffisait que son cœur d’artiste fût touché pour qu’aussitôt éclatassent les hymnes d’admiration. La foi, qui convient à la réussite des tentatives aussi folles que la sienne, habitait en lui et y brûlait sans cesse. Carriès aimait son art avec tout le sacrifice et le désespoir d’un apôtre et d’un martyr.
Avec cela se prodiguant de verbe et en écrits, exaltant avec ivresse la volupté qu’il éprouvait de ces « fêtes de l’œil », aux chatoiements de laques, d’émeraudes et d’or ; avide de lueurs et d’incendies, comme un Turnier amoureux des mouvements et de la forme ainsi que Carpeaux lui-même ; aussi fou d’accords chromatiques et de clartés des nuances qu’un vieux maître japonais. Enfin, cherchant des matières propres attendu de tout cela, se livrant corps et âme à sa grande lutte avec la terre et avec le feu, trouvant enfin son grès « ce mâle de la porcelaine », et exhalant des cris de triomphe aux heures de repos et d’intimité, vers tous les amis dont l’enthousiasme n’était qu’un écho appesanti du sien.
Ce qu’il conviendrait, en effet, d’étudier après le Carriès potier et céramiste, ce serait le Carriès artiste et écrivain, aussi admirable dans ses éloquentes diatribes ou ses missives ardentes que dans ses travaux mêmes.
Ecoutons, par exemple, ce garçon doux, pitoyable et tendre se faisant le critique acerbe du temps. Il trouve des phrases admirables de signification morale et juste. Il crache sa rancœur des vulgarités avec un sans-gêne insultant : « En France, la chose l’emporte sur le fond. Le Français ne manque pas de talent, mais c’est l’homme qui manque au Français et au talent. Roué à tête d’oiseau, politiqueur, théoricien ridicule, sans but et sans pratique. Du bon sens à la causerie, c’est vrai ; mais réactionnaire par tempérament et républicain par conviction. Mon Dieu ! que les hommes sont lâches en masse et pleutres en particulier ! » Ni La Bruyère, ni Saint-Simon n’eussent jugé mieux. Cette âme sensible de Carriès peut apprécier plus que les autres. Elle a souffert si bien de toutes les bassesses et de toutes les haines avoisinantes.

Jean Carriès.
Portrait fait en 1890
Un autre jour, Carriès explique son œuvre avec opiniâtreté. Il se défend des titres approximatifs décernés à ses ouvrages par les littérateurs : « Ce sont des littérateurs qui ont trouvé ces noms-là ! » dit-il, faisant allusion aux Désolés, aux Epaves et aux Désespérés.
Un mot l’amusait. Il jouait avec des phrases comme un enfant avec des papillons. Des vocables sonores le réjouissaient. Il apercevait de la couleur même dans le rythme des lettres, des syllabes. Il apercevait mille nuances au-delà du sens immédiat et étymologique. C’est ainsi que Rollinat, si célèbre à l’époque, le transporte d’admiration par sa poétique baudelairienne si profondément pénétrante et belle. Il se grise des vers des Névrosés. Ce livre, de grande passion et de grande douleur, l’affole d’harmonie. Il en conserve la nervosité et un sens plus affiné encore de compréhension.
Dans ses lettres, des définitions superbes, une clarté dans la parole : « A mon sens, l’art vit par l’étonnement », écrit-il résolument, et toute son esthétique est résumée dans cette seule ligne.
Cette âme sensible de Jean Carriès était plus transparente que les cristaux les plus purs même qu’il admirait. Cette âme de potier était aussi limpide et aussi douce que celle même de sa sœur, la religieuse, que celle de sa bonne et pauvre mère.
« Carriès n’aimait en art que ce qu’on a envie de voler ! » a dit un de ses amis. C’est pour cela que son inspiration a toujours été si élevée et si pure, si voisine des célestes régions, si pitoyable et si aimante aux choses de ce monde. Celui qui pétrit le Charles Ier et le Saint fidèle, celui qui cisela si merveilleusement la Demoiselle du Portique de Mme Vinarella-Singer, fut toute sa vie le plus grand et le plus beau des artistes et le plus fier des hommes.
Dans ses œuvres, par ses œuvres et par leur gloire, conservons pieusement entre nous sa mémoire impérissable et noble …


                                                                                          OCTAVE UZANNE.


Vous trouverez ICI la version numérisée de l'article.

Octave Uzanne et Jean Carriès furent proches. Félicien Rops écrit à Uzanne : "Vu Carriès qui m'a parlé de toi. Il faudra bien que tu lui achètes un de tes bustes. Il vend cela aux artistes comme nous : 50 francs - le prix du plâtre. J'en ai acheté un parce que le pauvre diable de bon sculpteur qu'il est en a bien besoin." Le 6 mars 1884, le même Rops évoque à nouveau un buste d'Uzanne, "ressemblant déjà, mais rapetissé. Manque d'ampleur, de hauteur, de largeur."

Il existerait donc un ou plusieurs bustes d'Octave Uzanne réalisés en plâtre par Jean Carriès. Ont-ils été achevés ? Ont-ils été acquis par Uzanne ? Que sont-ils devenus ? Encore une fois seul le hasard de nos recherches et la persévérance nous permettront peut-être de répondre un jour à ces questions.

Bertrand Hugonnard-Roche



[1] Cet article a paru dans la revue mensuelle Le Monde Moderne (Paris, A. Quantin éditeur) du mois d’octobre 1897. Il occupe les pages 529 à 543 et est agrémenté de 11 illustrations photographiques en noir et blanc. Octave Uzanne s’intéressa à plusieurs céramistes et statuaires de l’époque. Outre Carriès dont l’amitié nous est ici révélée, il donna notamment deux intéressants articles dans sa revue L’Art et L’Idée en 1892 : Un maître potier, Auguste Delaherche (pp. 81 à 90), avec de nombreuses illustrations ; Un statuaire-décorateur, M. Joseph Chéret (pp. 305 à 318), avec de nombreuses illustrations.

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