Jean Carriès statuaire et céramiste.[1]
Jean-Joseph Carriès (1855-1894) photographié par Nadar (vers 1885) |
Carriès,
cet être tout d’impulsion et de sensivité, sembla toujours porter sur son
masque douloureusement ironique, d’une pâleur maladive, d’une mobilité
angoissée, le stigmate d’une mort de jeune héros, en pleine lutte, au moment
même de recueillir le premier baiser de la gloire. « L’harmonie de mort
s’est fait entendre dès la naissance de Carriès, remarque judicieusement son
affectueux biographe, Arsène Alexandre ; elle l’a accompagné toute sa vie,
tantôt dissimulée sous des œuvres, des gaietés et des succès, tantôt se
manifestant par des faits cruels et brusques. Elle domine d’ailleurs un peu
partout dans ses Déshérités, ses Désolés, ses Désespérés, dans le portrait de sa mère, dans son propre portrait,
dans le regard scrutateur, vague, inquiet, peureux, chagrin, de la plupart de
ses têtes si merveilleusement expressives dans leur humanité navrante. »
Nous
donnons ici plusieurs portraits de l’artiste ; dans sa livraison de mars
1897, le Monde Moderne a déjà publié
un beau portrait de lui, par Mlle Breslau.
Le
Velasquez en sculpture qu’il rêvait de devenir, il le fut avec un inconscient
pessimisme ; il rendit mieux que tout autre la sotte et basse vulgarité de
la joie, de l’hilarité grasse et de la satisfaction charnelle ; il
rechercha les fièvres empreintes de la douleur que le temps n’efface jamais et
qui, seule, donne un style vraiment noble à l’enveloppe physique. Il fut
l’apôtre de son idéal dantesque et se complut dans les cercles terribles des
enfers de la vie, vita per ignem.
Jean Carriès travaillant à sa porte monumentale dans son atelier de Saint-Amand-en-Puisaye |
Son œuvre
est fait de figures aux apparences fantasques, aux aspects d’apparition, aux
expressions miséreuses et déchirantes, et, s’il passe dans la fiction, ce sont
des vampires effrayants, des gnomes de sabbat, des animaux étranges aux yeux
humains, toute une idéologie japonaise et moyenâgeuse conçue et exécutée
avec le mysticisme d’une âme croyante hantée par l’idée fixe de la mort dans
tous les symboles.
Certes,
à lire sa vie, dans l’admirable ouvrage de son dévot et tendre camarade, Arsène
Alexandre, on comprend en quelque sorte sous quelles fatales influences le cher
artiste se développe. Son enfance, ses débuts romanesques eussent fourni à
Charles Dickens une œuvre digne de ses plus touchantes fictions, dans le goût
d’Olivier Twist ou de Little Dorrit. Carriès eut tout à
percevoir, tout à apprendre pour se faire cette implacable et glorieuse
personnalité qu’il sut imposer à chacun de ses amis ou ennemis. Il marcha seul,
dès l’adolescence, au milieu des entraves, en dépit des casse-cou, dédaigneux
des conseils, poussé par une des plus nobles et des plus prodigieuses vocations
d’art qu’on ait vues triompher au cours de ce siècle, où l’art, n’étant plus
une religion, tend à devenir une branche courante de notre industrie pour
laquelle le viatique de la grâce surnaturelle n’est plus, hélas ! d’aucune
nécessité.
Le centre de la porte monumentale commandée par Mme Vinarella-Singer |
Certaines
rencontres dans la vie décident d’une amitié spontanée dont l’empreinte est
ineffaçable et affectent l’effet d’une de ces sympathies, en coup de foudre
dont la psychologie d’amour ne peut seule revendiquer la causalité.
La
connaissance, en 1882, de Joseph Carriès (le prénom de Jean ne vint que plus
tard) exprime dans mon souvenir une des plus soudaines et une des plus
puissantes attirances vers un tempérament d’artiste que j’aie ressenties dans ma
vie.
Il m’en
souvient, comme si quatorze années ne s’étaient point écoulées depuis lors.
J’avais visité dans la soirée, au cercle
des Arts libéraux, rue Vivienne, l’exposition d’ensemble des œuvres du
jeune sculpteur, alors absolument inconnu du public, et la vue de ces
merveilleux Désolés, de ces Désespérés, de ces Epaves de la lutte, exprimés avec une telle intensité de vie, avec
une facture si large et si minutieuse à la fois, avec un talent tellement en
dehors de tout ce que la statuaire contemporaine avait produit, m’avait rempli,
je l’avoue, d’une émotion profonde, d’une admiration qui ne pouvait tarder à se
manifester, à s’extérioriser au contact du premier camarade rencontré sur mon
chemin.
Dans un
café du boulevard, j’aperçus un groupe de peintres réunis autour d’un vieux
chroniqueur, dont le temps n’avait point affaibli la renommée de prince de
l’esprit parisien. Je fus à eux, encore grisé de la vision de cette statuaire
sans rivale, excité, emballé, heureux de pouvoir crier mon enthousiasme et
d’apporter ma publicité orale immédiate à ce talent nouveau.
Tandis
que je parlais des inoubliables Bébés
endormis, du Charles Ier décapité,
de l’Homme à la casquette, du Vieux comédien, et de la théorie des
poivrots et des miséreux décharnés, de tous ces vaincus de la vie exhibés à
deux pas en d’admirables plâtres patinés, un inconnu, à la physionomie fine et
souffreteuse, à la barbe légère et floconneuse, aux longs cheveux châtains,
broussailleux, à l’aventure, à l’oreille vivante, écouteuse, me regardait avec
deux yeux brillants de plaisir, deux yeux fixes, inquiets, d’un gris vert et
changeant comme le revers d’une feuille de ronce, tandis que d’une main
éperdument longue, souple, pâle et verdâtre comme son visage, il se caressait
la barbe avec une agilité fébrile et satisfaite.
Chacun
riait, le regardant, et avant que j’eusse terminé ma préconisation, on me le
désignait d’une seule voix : « Tenez, voici votre homme ; on
vous présente Carriès, embrassez-le ! – le coup n’est aucunement
préparé ! » Et Carriès, d’un bond se levant, renversant son petit
feutre mou, la bouche presque amère sous un sourire de joie, me lançait sa main
en avant, me donnant l’étreinte sympathique. « Alors, vous trouvez ça
bien, mes petits désespérés… ;
ça vous a donné un coup épatant dans l’estomac, n’est-ce pas !... C’est
que, voyez-vous, c’est ma vie que j’ai contée là dedans, c’est de mon sang que
j’ai nourri toutes ces gueules d’affamés… ; c’est égal, ça me fait
plaisir, votre enthousiasme ! mais ça n’est rien encore, vous verrez ça
plus tard. »
Puis
comme le chroniqueur blaguait cet avenir aléatoire que tant d’artistes rêvent
d’illustrer de chefs-d’œuvre, comme il rabaissait presque
jalousement, avec une perfide moue de vieux raté, les visions idéales du
petit statuaire à tête de génial pifferaro, annonçant que les prochaines
statuettes seraient éditées par Barbedienne, et que l’emballement des débuts
s’atténueraient bourgeoisement devant les premiers sacs d’écus, Carriès,
sauvagement, sans ménager ce roi des pitreries boulevardières, culbutait une à
une toutes ces prévisions, parlant de son art, de sa philosophie, de son dédain
de l’argent avec une fougue, une sincérité, une passion surprenante qui
anéantissait toute réplique chez l’homme aux bons mots à citer.
Jean Carriès en 1893 dans sa salle à manger à Montriveau |
Toute la
soirée, ce fut une causerie ébouriffante, imprévue, torrentueuse en termes
parfois incorrects, mais toujours colorés, pittoresques, énergiques, pleins de
reliefs et d’expression ; l’originalité de sa pensée s’imposait nettement
méprisante pour tout ce qui pense bassement, ne sait juger les choses de l’art
que sur de vulgaires rengaines. Il me rappelait beaucoup, par le choix de ses
mots vigoureux et faits pour laisser une empreinte bien martelée de
l’idée, Rollinat, le terrible Rollinat du beau temps de la rue
Saint-Jacques. Le petit statuaire, en effet, avait été déjà impressionné par le
vocabulaire imagé, âcre, sonore et vitriolesque du poète baudelairien ;
avec cela, il affectait beaucoup de gaminerie moqueuse dans la charge des
ridicules observés, une gaminerie spéciale allant jusqu’à l’irrésistible gaieté
de la farce enfantine, un bonheur particulier à répéter jusqu’à dix fois de
suite une expression heureuse et bien picturale, ou à clouer au pilori
d’un adjectif féroce la personnalité grotesque de quelque vaniteux de l’art
contemporain.
Ce
soir-là, ou plutôt cette nuit-là, car minuit nous avait depuis longtemps
expulsés de notre lieu de rencontre imprévue, Carriès, qui était rive gaucher, m’accompagna outre Seine,
devisant glorieusement sur son sentiment de l’esthétique, avec la ferveur de sa
haine des médiocres et de son admiration pour les grands apôtres de l’œuvre
personnel. Nous demeurâmes longtemps à cheminer sur les quais, de l’Institut au
pont des Saint-Pères, lui se grisant de ses rêves d’avenir, se piédestalisant
sur des projets superbes, sculptant du pouce dans l’air tous les types de la
sombre comédie humaine, qu’il se flattait de placer en sa galerie des malmenés
de la civilisation, et, tandis que je l’écoutais, ravi par tant de jeunesse
batailleuse, ardente et sainement artiste, un crapaud, venu des berges de la
Seine, vint sautiller entre nos jambes, un énorme verdier chargé de pustules
verruqueuses, dont Carriès s’empara aussitôt, ahuri par l’apparition de cet
amphibien de Paris. Puis, sous un réverbère près duquel il avait couru pour
contempler le bufoniforme animal, il le caressait de son doigté léger, avec de
l’admiration plein les yeux : « Est-ce beau, hein ! voyons,
ami ? Est-ce assez en relief, assez décoratif, et faut-il être crétin pour
poursuivre et détruire sans merci ces pauvres rêveurs ! »
Et le
petit sculpteur descendit sur la rive tout près de l’eau mettre à l’abri du
passant le gros batracien noctambule.
Nous
nous quittâmes amis, sincèrement amis, nous tutoyant déjà, car Carriès était un
intimiste, un familier que le vous
solennel gênait affreusement aux entournures des phrases.
*
**
L’atelier
de la rue Boissonnade, près le boulevard Raspail, où Carriès s’était installé
pour travailler vers 1884, montrait le petit sculpteur sauvage et méprisant
dans son ambiance véritable, en un décor fait à l’image de sa personnalité. Ce
n’était assurément pas le hall d’un statuaire ordonné, méticuleux, désireux de
plaire à ses visiteurs mondains et d’exhiber des articles d’art, bien propres
et coquettement parés. Au milieu de ses ébauches déjà singulièrement vivantes,
de ses tonneaux de glaise, de sa maçonnerie de brique sur laquelle il
s’essayait à camper en pied son Frans Hals, dont il n’acheva que le buste, il
apparaissait ainsi qu’un ouvrier enclos dans son œuvre avec le pittoresque d’un
inénarrable veston souillé d’argile ou décoloré par les acides de ses patines.
Il était là, glorieux, souriant, les mains grises de terre, la barbe inculte et
tout éclaboussée d’un lait de glaise remuée, et cependant coquet encore, la
fleur aux dents ou à la boutonnière, allant, venant parmi ses bonshommes,
inquiet, bavard, cherchant à surprendre l’émotion dans le regard du visiteur,
enlevant avec délicatesse, presque avec dévotion, les toiles humides qui
voilaient ses œuvres inachevées.
Ici,
c’était le Gambetta, qui, en vertu
des conseils des hommes politiques amis du tribun, eût failli le faire devenir
fou, s’il n’eût possédé une ironie vengeresse à le vouloir tel, là le Faune s’inclinait somnolent, plus loin
ses délicieux babys, dont
l’expression reposée s’animait sur le plâtre d’une coloration de vie exquise et
délicate. D’autre part, ses Hollandaises,
aux larges collerettes, apparaissaient dans leur sereine beauté, et Carriès
avait sorti tout cela hors de soi, en grand artiste, sans avoir la
préoccupation futile du document exact ou de la vérité historique ; il se
sentait toujours supérieur à son ignorance, méprisant du qu’en dira-t-on des
savants.
« Dis
donc, vieux, m’interrogeait-il, me scrutant d’un peil perplexe et blagueur,
devant une série de trois ou quatre bustes de femmes, laquelle parmi tout cela
faut-il qui soit Louis Labé, la belle
Lyonnaise, hein ! dis voir ? »
Et je
pus ainsi baptiser la belle cordière qui, quoi qu’on fasse, restera la
véritable Louise Labé, en dépit des documents découverts ou à découvrir, car
l’art ne s’exprime et ne vit que par l’imagination et par l’extase du beau
qu’il provoque.
Carriès
avait d’ailleurs un extraordinaire don d’assimilation. Il se pénétrait, avec
une douloureuse acuité, de la signification des choses les plus humbles et les
plus pittoresques. Ce futur potier, qui devait bientôt manier si savamment les
plus rudes argiles, offrait ingénument son cœur au modelage imprévu du temps,
des êtres et de la vie. Il semblait que ce fût là, envers Carriès, la revanche
même de la matière. Nul n’était plus impressionnable ni plus sensible que lui.
Les faits se plaisent à le montrer ainsi, délicat et susceptible, empreint de
cette sorte de malaise perpétuel, de cette crainte particulière à certains, et
par quoi toujours se reconnait le grand artiste. Ses œuvres furent les plus
pures et les plus expressives entre toutes. Il sut constamment y introduire
cette émotion naturelle et variée qui nous surprend et nous étonne nous-mêmes à
mesure que nous essayons de nous en pénétrer. Cette sorte de réfraction
inconsciente qui se transmet de l’âme de l’artiste à celle de ceux qui
l’admirent acquit, dans le cas de Carriès, une extraordinaire grandeur, une
toute surprenante lucidité. Chaque fois qu’il me fut permis d’admirer une œuvre
nouvelle de sa main, se révéla à moi une plus large part de sa pensée, une
notion plus compréhensive et plus grave de son talent et de sa vie. Quelle que
fût l’œuvre exécutée, futile ou importante, considérable ou menue, un frisson
de même beauté, une douloureuse surprise d’une passion soupçonnée, mais jamais
encore si ardemment jaillie, un ravissement d’un charme pénétrant et pur
s’imposaient peu à peu à l’admiration du passant le plus morose et le moins
disposé à de l’enthousiasme.
Mon Calvaire – ainsi Carriès avait baptisé
son œuvre, et jamais appellation ne fut plus juste ni plus douloureusement
vraie. Une âpreté entêtée dans les recherches les plus neuves de la céramique,
un souci constant de découvertes imprévues dans l’art des potiers, une
insistance continuelle à approfondir les recettes des vieux maîtres, à les approprier
au sens même de ses travaux récents, voilà quelles furent, jusqu’à la fin de sa
vie, les stations laborieuses de son chemin de croix. Chacune des étapes en fut
marquée par des trouvailles, des merveilles de grès, de silice colorée, chacune
des haltes en fut agrémentée par d’admirables dons de nouveaux chefs-d’œuvre.
Le courage seul du pérégrin avait su triompher chaque fois des difficiles
entraves.
Souvent,
au cours d’amicales visites, soit rue Boissonnade, soir à l’atelier du
boulevard Arago, il m’est arrivé de trouver Carriès livré aux plus intolérables
difficultés et aux plus malveillantes des persécutions. Sa sérénité et sa
confiance ne n’en démentaient point pour cela. Il demeurait toujours le même
élève entreprenant et fort, le même robuste conquérant de la matière
réfractaire. Un sourire d’accueil aussi familier errait sur ses lèvres, alors
que pourtant, à travers cette bénignité, perçât une légère amertume. Le labeur
de la trop grande lutte assombrissait cette nature d’élite, et bien qu’il s’efforçât
de dissimuler soigneusement ses découragements et ses désespoirs, « sa
mauvaise tête de bouledogue », comme il disait, transparaissait malgré
tout sur son visage d’affection et de douceur.
Carriès,
dans ses premiers essais, me semble avoir plutôt compris le sens de la vie que
sa notation exacte. Trop de sentiment se mêlait à son doigté, trop de naïveté
simple se dégageait de son observation des choses pour qu’il pensât à
reproduire à dessein un trop exact mirage des physionomies. La plupart des Epaves qu’il exposa, en 1882, au cercle des Arts libéraux, démentent déjà
cette accusation erronée. Le témoignage de ceux qui l’ont vu travailler est là
aussi pour réfuter ces propos. Chaque fois que je surprenais Carriès dans le
feu même du travail, j’admirais alors son aisance dans le labeur ; je
suivais avec une anxiété et une émotion grandissante la facilité avec laquelle
sa main fée, sa main sorcière, sa main toute de génie, de force et de
souplesse, sa main de violoniste nerveux se jouait des nuances les plus
délicates, triomphait des modelés les plus fins et, très nettement, posait le
coup de pouce définitif à l’endroit même où il semblait que, par prévision, il
eût médité de le placer d’abord. Pas d’ébauchoirs. Les pouces, les doigts.
Carriès demeurait naturel comme le génie ; son inspiration se refusait à
s’embarrasser de superflus. Une petite main déliée et subtile, l’instrument
même de la création, cela lui suffisait ainsi qu’au héros grec. – Sa main était
un archet, dit Pézieux, un de ses fervents camarades et confrères. Carriès, en
effet, improvisait trop et avec trop de passion pour que son geste harmonieux
et souple ne semblât pas celui d’un Schumann mystérieux et attendri, d’un
Chopin douloureux et trop songeur, d’un Haendel primesautier et d’une noblesse
divine …
*
**
Les réserves de bois pour les fours à Montriveau |
Le temps
était loin déjà où le jeune Carriès, parvenu à Paris, accueilli heureusement
par le sculpteur Pézieux, ne trouvait par intervalles que de rares travaux à
exécuter pour le comte de Brimond. Maintenant Carriès poursuivait avec opiniâtreté
la série de ses œuvres, inaugurée au cercle de la rue Vivienne, avec ses Désolés. La seconde période de ses
recherches commençait. Amené successivement à la trouvaille des patines du
plâtre, à la découverte de bronze à cire perdue, puis à la patine de ces
bronzes, au travail de l’émail et à l’emploi du feu pour les cuissons, il
avançait peu à peu vers la perfection la plus multiple des nuances infinies de
la matière rebelle.
La
recherche des patines de plâtre lui causa de plus grandes déceptions. Il
n’obtint pas aussi rapidement un résultat heureux dans ce côté de son art. Des
imitations incertaines du vieil ivoire et du bois jauni furent tout d’abord les
seules teintes qu’il trouva. Ce fut alors que je compris toute l’âpreté de ce
caractère merveilleux d’artiste, que je conçus affectueusement la crainte que
nous devions conserver de son avenir compromis en santé et en bien-être par une
dépense déjà trop excessive et trop généreuse de forces. Une sorte d’inquiétude
fébrile qui ne le quittait jamais à ses moments de production ne fut point sans
augmenter encore en lui cette nervosité impatiente qui étreint généralement
ceux-là qu’une sorte de prescience certaine avertit de la brièveté de leurs
jours.
L’entrée
de P. Binger à l’atelier de Carriès est demeurée légendaire et émouvante. Ces
deux hommes étaient faits pour se comprendre et pour s’aimer. Ils ne tardèrent
pas à travailler de compagnie, à se livrer ensemble aux plus difficiles
réalisations. Binger se pénétra étroitement de la délicate beauté de ces formes
admirables de la cire. En éterniser la saveur adorable par le bronze fidèle et
caressant, par un bronze léger et souple comme une étoffe protectrice, tel fut
son rêve ! Cette sculpture de Carriès, dont quelqu’un a dit avec raison que
« par l’animation elle était si parente de celle de Carpeaux »,
rencontra enfin sa forme définitive et éternelle. Les délicates merveilles vont
pouvoir durer toujours, défier le temps. Désormais, elles sont inaltérables.
Elles dureront autant que celles de Cellini et de Donatello. Une enveloppe
salvatrice les défend. L’artisan est venu apporter un peu d’éternité aux belles
œuvres de l’artiste. A eux deux, ils peuvent des miracles. Une sorte de
« complicité » s’établit dans leurs rapports pour produire beau. Ces
deux êtres communient ensemble à un idéal pur ; comme l’aveugle et le
paralytique de la fable, ils s’aident l’un l’autre à pénétrer la lumière
clairvoyante de l’avenir. Ils avancent vers cette clarté en se donnant la main
ainsi que deux frères ligués pour une bonne cause. Carriès me parlait avec
admiration de ce génie ouvrier de Binger, de son courage et de sa valeur et
avec quelle tristesse aussi de sa pauvreté et de l’abattement de cet homme
héroïque de qui dépendait désormais le succès principal de sa vie.
Ensemble
ils mirent au point la Louise Labé,
le Frans Hals, le Velasquez, la Femme de Hollande, ces merveilles ! Puis la Tête de moine, des portraits, le Buste du guerrier, celui de l’Evêque. Enfin, le Gambetta. La fonte du Gambetta
fut particulièrement dramatique, au dire de Binger, et sa réussite complète fut
certainement l’une des voluptés les plus parfaites et les plus hautes de la vie
de Carriès. Le succès des patines de bronze s’y affirmait absolument, sans
tâtonnement ni hésitations douteuses, dans la beauté précieuse et pure de ses
tons aux vigueurs et aux chatoiements luxueux et doux. Guidé par un flair
supérieur d’artiste intuitif, Carriès fut amené lui-même à découvrir les
teintes mystérieuses que nous admirons avec tant de passion et de surprise. Les
baquets, vases et tonneaux de son atelier du boulevard Arago devinrent les
réceptacles, les alambics les plus extraordinaires de cet extraordinaire
chimiste. Tour à tour il s’y livra aux mélanges imprévus et les plus bizarres.
Mme Ménard-Dorian accepta même d’enterrer des bronzes dans son jardin de la rue
de la Faisanderie. Carriès parvint aussi à la découverte de ses fameux oxydes
dont l’application sur le bronze déterminait les exquis mélanges de tons, les
reflets somptueux et originaux.
Dans nos
rencontres, son esprit charmant se plaisait à m’éblouir des plus touchants
paradoxes. Il se critiquait soi-même avec un tact malicieux. Il ne comprenait
pas toujours l’intention qu’on apportait à décerner des titres inappropriés à
ces ouvrages dont lui-même ne parvenait pas toujours à pénétrer le sens complet
et, cela, parce qu’en lui subsistait une telle honnêteté qu’il n’osait se
prononcer toujours sur le motif que son cœur avait imaginé bien plus que son
esprit.
Je me
souviens encore en détail de l’exposition de Carriès en 1888, chez Mme
Ménard-Dorian, rue de la Faisanderie : une série admirable. Les Bébés y attirèrent étrangement
l’attention, grâce à leur finesse et à leurs formes exquises et vraies de
jeunes fleurs à peine nées. Une bavette autour d’un petit cou, un mince bonnet
enveloppant les boucles blondes, une figure pensive et rieuse, une œuvre !
Le Petit voyou, le Bébé au nez retroussé, le Bébé pensif, l’Enfant sur un coussin, des trouvailles d’expression, de galbe et de
candeur. La suite des Epaves ne fut
pas moins splendide. On y retrouva le Faune,
l’Evêque, l’Aveugle, le Mineur, ces
lamentables et prodigieux hauts reliefs poignants comme la misère, la mort ou
la douleur, intenses et doux comme des bustes de la Renaissance italienne,
crispés et purs ainsi que des camées et martyrs !
Les Désolés avaient été conçus et exécutés
dans une mansarde de pauvre. Les Epaves,
elles, dans ce séjour tourmenté de la rue Boissonnade, encore si vivace dans ma
mémoire. D’un seul coup, Carriès se classait bon premier. Qui se souvient de Ratapoil, de Daumier, peut sans erreur
accoupler ce nom romantique à celui du céramiste. C’est à ce genre d’œuvres
viriles, dures et graves du même style, que s’apparente sa pensée douloureuse.
Et certains groupes de Rodier, de Constantin Meunier, eux aussi, se
rapprochent, par le style ou le sujet, de ces belles conceptions.
Lorsque
Carriès m’avertit du transfert de son gîte au boulevard Arago, je me souviens
comme d’un heureux instant de ma vie de ces heures de paix et de recueillement
vécues auprès du cher statuaire dans l’intimité douce de cette cité paisible.
Délaissant Montmartre et les rues trop bruyantes de la Butte, quelques peintres
et quelques statuaires s’étaient retirés dans les quartiers tranquilles de
l’Observatoire et de la gare de Sceaux. Le boulevard Raspail, la rue
Campagne-Première, le boulevard Arago se peuplaient à présent d’une colonie
d’élite. Tout un monde d’espoir chimérique et d’illusion ardente, de travail
solitaire, de luttes et de privations anima désormais le silence de ces cités.
L’atelier de Carriès s’ouvrait sur un jardin commun, quelques arbres, au
printemps, entretenaient la fraîcheur de l’endroit, un peu de mousse entre les
dalles donnait l’illusion de pelouses verdoyantes ; autrement de grands rideaux
blancs aux vitres des fenêtres, une monotone rumeur infiniment éteinte, venue
de l’agitation de la ville, et, comme aspect général, la sérieuse honnêteté
d’un cloître planant sur les maisons. Le logis du boulevard Arago eût été aussi
bien celui d’un philosophe ou d’un penseur. Aucun luxe inutile ne venait en
troubler la modeste retraite. Seules, des épaves rencontrées au hasard d’une
promenade, des fleurs, des gerbes de fruits, des coupes aux formes exquises et
rondes, des fioles aux courbes précieuses et imprécises. Carriès, au contraire
de bien d’autres, ne se sentait point ce besoin d’apparat et de futile
richesse. Un monde trop multiple et trop tragique habitait son cerveau. Ce
Shakespeare de la glaise et de la pâte portait en soi, ainsi que l’autre, les
prodigieux spectacles de ses Songes de
nuit d’été, de ses tempêtes et de ses tragédies.
Grasset,
Gouzien, Bassot, Leenhart, Limet, Arsène Alexandre, Rops et moi-même étions
devenus ses familiers, et nous nous plaisions à surprendre en lui ces accents
d’être instinctif et naturel qui nous le faisaient affectionner davantage, et
par lesquels il se montrait comme un simple et convaincu prolétaire issu du
peuple et enthousiaste comme le peuple. L’existence paresseuse et mondaine lui
répugnait. Si le hasard l’y attirait, aussitôt il s’enfuyait et retournait à la
franchise et au bonheur de son passé. « Je rentre dans le sillon, à faire
le bœuf ; vive l’écurie, la nature avec des gens bêtes, simples et
sains ! » écrit-il lui-même à Mme Ménard-Dorian, se plaçant, en cela,
au rang des Delacroix, des Millet, des Corot, et de tous les maîtres pour qui
ce fut une joie et un triomphe que le seul travail libre dans la simplicité et
la médiocrité des choses. Virtuose si exquis et si troublant de l’improvisé, il
excelle surtout à surprendre le côté le plus caractéristique des spectacles et
des êtres de la vie. Cependant il ne s’arrête jamais à l’anecdote d’une
vulgarité basse, ni au fait divers journalier et sans art. Tout ce qui mérite
son attention reste remarquable par quelque côté de beauté, de grâce et de
lumière que lui seul, ce visionnaire, sait apercevoir du premier coup, au-delà
même de l’apparence banale. J’ai raconté, au début, l’aventure de ce crapaud
fugitif, rencontré par nous sur les quais de la Seine. Ceci est un exemple
frappant du beau caractère de Carriès. Rien des dédains habituels à l’homme
ordinaire ne l’irrite ni ne le contriste en présence des aspects. Son œil
caressant et perspicace entrevoit de la séduction dans les scènes les moins
pathétiques, dans les créatures même les plus chétives et les plus méprisées.
Ainsi que celle des maîtres les plus hauts, son âme est si éprise de douceurs,
d’ingénuité et de tendresse que la laideur et la tristesse ambiante ne lui
parviennent jamais aussi irritantes et aussi blasphématoires. L’artiste a cela
de commun avec l’apôtre, qu’il parvient à intéresser grâce à l’éloquence même
de sa pitié envers tous les humbles, les infirmes et les déshérités du
monde. L’artiste est beau de sa bonté. La bonté de Carriès était telle qu’il en
revêtait ses œuvres ainsi que d’un voile léger et transparent. Une sorte
d’impalpable nuée de résignation et de gloire consolante auréole la plupart de
ses figures. Le pittoresque chez lui ne se bornait point à étonner, il donnait
encore à réfléchir, incitant à de la curiosité et à de la surprise bien plus
qu’à de l’amusement et à de la distraction bourgeoise.
*
**
Jean Carriès dans son atelier à Paris, travaillant à son groupe de Saint Fidèle |
Vers
1891, Carriès se retira aux environs de Cosne et vint se réfugier proche du
manoir de Montriveau, dans le délicieux décor d’une nature toute champêtre et
toute propice aux enchantements de l’âme et aux inspirations du rêve. Des
fleurs, de grands arbres plantés en talus, la silhouette du château, au-delà
des cimes, tout l’apparat familier d’un lieu agreste et apaisé, voilà bien ce
qui convenait au cœur ardent, mais ulcéré, du céramiste que nous aimions. Ses
amis apprirent avec joie la décision qu’il avait prise de se retirer là, afin
de s’y livrer plus complètement à ses travaux de cuisson et de modelage. Nous
pensâmes que ce refuge de Montriveau serait profitable à Carriès et à son
œuvre. Et ce fut plutôt pour chacun de nous une sécurité de le savoir exilé en
cet endroit si serein et si retiré du Nivernais. De belles légendes entouraient
Montriveau et son manoir. On racontait, entre autres choses, que le dernier
seigneur du vieux domaine, le vieux marquis de Saint-Maurice, se plaisait à
communiquer à travers l’espace des bois et des montagnes, au son grave et
profond du cor de chasse, avec son frère habitant de l’autre côté de la vallée.
Plusieurs fois par jour, les deux vieux gentilshommes se demandaient ainsi
mutuellement de leurs nouvelles. Et, parait-il, rien n’était plus poignant que
cette coutume qu’ils avaient adoptée de se correspondre entre eux à travers le
silence et cette paix de la nature.
Un peu
au-delà, entre les feuillages, se détachait gaiement la petite ferme du père et
de la mère Jean. Carriès demeurait proche de là, entre un verger abondant, le
bois et des collines. Sa demeure simple et solitaire était bien celle qui
convenait à un tel homme. Carriès vécut la de belles journées ; il vécut
aussi de rudes et de dures minutes. Mais le bonheur comme la tristesse se font
moins aigües et moins pénibles, dès qu’un peu de la gaieté et de la sève de la
nature vient en aggraver ou en atténuer les nuances perceptibles. Au printemps,
le transfuge de Saint-Amand vint donc s’y installer parmi les chambres claires
et les salles lumineuses. Il y apportait son matériel et de ses œuvres. La
plupart des masques cuits aux anciens fours furent transportés à Montriveau.
Carriès se livra à de nouveaux perfectionnements. Il rêvait de grès encore
mieux cuits et plus colorés, de pâtes plus transparentes et plus riches. Avec
cela d’autres œuvres, les masques, la grande porte si imprudemment promise à
Mme V.-Singer, des projets d’ornementation décorative, des maquettes d’œuvres
multiples à entreprendre le tourmentaient étonnamment. Il ne tarda pas à être
repris de la fièvre violente du travail acharné et continu. La lutte avec le
feu recommença plus âpre encore qu’à Saint-Amand. Il est vrai que ce fut pour
aboutir à cette superbe exhibition de 1892 au Salon du Champ de Mars. Là, il
exposa un grand nombre d’échantillons de ses poteries, quelques-uns de ses
bronzes groupés alentour achevèrent de faire remarquer le nom déjà répandu de
Joseph Carriès. Le public fut conquis par cet art délicat et pur, à la fois si
svelte et si précieux, si riche et si varié qu’aucune prétention fausse ne
venait déparer ni alourdir. Un triomphe ! Carriès reçut la croix de la
Légion d’honneur. Le bel artiste, modeste et silencieux, eut alors un instant
d’enivrement d’orgueil légitimes. Son cœur, si longtemps ravagé des besoins les
plus durs et les plus vivaces, battit intensément de la fierté d’être apprécié
enfin !
Les
critiques furent déroutées par le procédé et l’exécution ; les sculpteurs,
les céramistes eux-mêmes se trouvaient en présence d’une révélation. Ils durent
admirer sans comprendre absolument le secret de cette fabrication insolite. Les
mille et une couleurs des flancs polis des vases, les bariolages délicatement
glacés des cols exquis, toute la subtile harmonie des ors, des jaunes, des
ocres et des rouges intenses, achevèrent d’éblouir le public. Et puis, la
diversité si expressive des œuvres, passant de la plus suave des expressions
puériles à la plus marquante et à la plus grotesque des grimaces de monstres.
Ingénuité et raillerie mêlées, candeur et épouvante unies, douceur et sarcasmes
accouplés en des groupements voisins.
L’époque
terrible approche, Carriès abandonne trop le souci de sa vie. L’œuvre consume
l’être. A mesure que naissent sous ses doigts de sorcier de nouveaux
chefs-d’œuvre, diminuent en lui la force, la santé et la bonne humeur.
Pourtant, s’il voulait escamoter, livrer de l’à peu près, se contenter de
l’approximatif ! mais non, Carriès préfère continuer le douloureux combat,
faisant l’impossible afin de mener de front de nombreux travaux, s’épuisant, se
prodiguant heure par heure, fibre par fibre, génial et volontaire décidé à narguer
la destinée et à tenter la mort.
Celle-ci
vint tôt.
Un coin de la collection céramique de Jean Carriès à Montriveau |
Une
maladie gagnée à ce Montriveau, où cependant, au début, tout avait paru lui
sourire ; des soins plutôt superficiels, mal continués, de l’imprévoyance
dans le danger même de ses travaux, déterminèrent l’issue fatale. Les gens du
voisinage ne devaient plus voir longtemps le promeneur avec ses deux grands
chiens « Mousei Carriès ». La terre, le feu, les éléments se
vengaient enfin du rapt de tous les secrets sublimes que le potier avait
surpris en eux. Et les recherches, souvent vaines, ne donnant pas le résultat
souhaité ; puis les regrets, les reproches. Ainsi que Bernard de Palissy,
Carriès, hélas ! eût pu écrire déjà cinq ans avant sa fin :
« Toutes ces recherches m’ont causé un tel labeur et tristesse d’esprit
qu’auparavant que j’aye eu rendu mes esmaux fusibles à un même degré de feu,
j’ay cuidé entrer jusqu’à la porte du sépulcre. »
*
**
Carriès,
hélas ! ne s’est point arrêté au seuil de cette porte. Il s’est avancé
bien au-delà des dernières marches. Jamais plus il ne reviendra sur ses pas. Il
semble maintenant qu’une face amie ait disparu d’au milieu de nous. Nous nous
attristons à nous souvenir de lui, comme d’un frère taciturne que nous aurions
aimé à cause de sa mélancolie et de sa joie. Son enthousiasme juvénile
réchauffait nos pensées et nous communiquait de la croyance et du courage
heureux. Tout en lui était si imprévu et si profond que les choses même les
plus simples de la vie lui apparaissaient les plus dignes d’intérêt. Je ne me
souviens pas d’avoir vu jamais Carriès indifférent. Toujours animé d’une flamme
perpétuelle et vive, son esprit s’abandonnait continuellement aux sensations
les plus multiples de l’heure. Il suffisait que son cœur d’artiste fût touché
pour qu’aussitôt éclatassent les hymnes d’admiration. La foi, qui convient à la
réussite des tentatives aussi folles que la sienne, habitait en lui et y
brûlait sans cesse. Carriès aimait son art avec tout le sacrifice et le
désespoir d’un apôtre et d’un martyr.
Avec
cela se prodiguant de verbe et en écrits, exaltant avec ivresse la volupté
qu’il éprouvait de ces « fêtes de l’œil », aux chatoiements de
laques, d’émeraudes et d’or ; avide de lueurs et d’incendies, comme un
Turnier amoureux des mouvements et de la forme ainsi que Carpeaux
lui-même ; aussi fou d’accords chromatiques et de clartés des nuances
qu’un vieux maître japonais. Enfin, cherchant des matières propres attendu de
tout cela, se livrant corps et âme à sa grande lutte avec la terre et avec le
feu, trouvant enfin son grès « ce mâle de la porcelaine », et
exhalant des cris de triomphe aux heures de repos et d’intimité, vers tous les
amis dont l’enthousiasme n’était qu’un écho appesanti du sien.
Ce qu’il
conviendrait, en effet, d’étudier après le Carriès potier et céramiste, ce
serait le Carriès artiste et écrivain, aussi admirable dans ses éloquentes
diatribes ou ses missives ardentes que dans ses travaux mêmes.
Ecoutons,
par exemple, ce garçon doux, pitoyable et tendre se faisant le critique acerbe
du temps. Il trouve des phrases admirables de signification morale et juste. Il
crache sa rancœur des vulgarités avec un sans-gêne insultant : « En
France, la chose l’emporte sur le fond. Le Français ne manque pas de talent,
mais c’est l’homme qui manque au Français et au talent. Roué à tête d’oiseau,
politiqueur, théoricien ridicule, sans but et sans pratique. Du bon sens à la
causerie, c’est vrai ; mais réactionnaire par tempérament et républicain
par conviction. Mon Dieu ! que les hommes sont lâches en masse et pleutres
en particulier ! » Ni La Bruyère, ni Saint-Simon n’eussent jugé
mieux. Cette âme sensible de Carriès peut apprécier plus que les autres. Elle a
souffert si bien de toutes les bassesses et de toutes les haines avoisinantes.
Jean Carriès. Portrait fait en 1890 |
Un autre
jour, Carriès explique son œuvre avec opiniâtreté. Il se défend des titres
approximatifs décernés à ses ouvrages par les littérateurs : « Ce
sont des littérateurs qui ont trouvé ces noms-là ! » dit-il, faisant
allusion aux Désolés, aux Epaves et aux Désespérés.
Un mot
l’amusait. Il jouait avec des phrases comme un enfant avec des papillons. Des
vocables sonores le réjouissaient. Il apercevait de la couleur même dans le
rythme des lettres, des syllabes. Il apercevait mille nuances au-delà du sens
immédiat et étymologique. C’est ainsi que Rollinat, si célèbre à l’époque, le
transporte d’admiration par sa poétique baudelairienne si profondément
pénétrante et belle. Il se grise des vers des Névrosés. Ce livre, de grande passion et de grande douleur,
l’affole d’harmonie. Il en conserve la nervosité et un sens plus affiné encore
de compréhension.
Dans ses
lettres, des définitions superbes, une clarté dans la parole : « A
mon sens, l’art vit par l’étonnement », écrit-il résolument, et toute son
esthétique est résumée dans cette seule ligne.
Cette
âme sensible de Jean Carriès était plus transparente que les cristaux les plus
purs même qu’il admirait. Cette âme de potier était aussi limpide et aussi
douce que celle même de sa sœur, la religieuse, que celle de sa bonne et pauvre
mère.
« Carriès
n’aimait en art que ce qu’on a envie de voler ! » a dit un de ses
amis. C’est pour cela que son inspiration a toujours été si élevée et si pure,
si voisine des célestes régions, si pitoyable et si aimante aux choses de ce
monde. Celui qui pétrit le Charles Ier
et le Saint fidèle, celui qui cisela
si merveilleusement la Demoiselle du
Portique de Mme Vinarella-Singer, fut toute sa vie le plus grand et le plus
beau des artistes et le plus fier des hommes.
Dans ses
œuvres, par ses œuvres et par leur gloire, conservons pieusement entre nous sa
mémoire impérissable et noble …
OCTAVE UZANNE.
Octave Uzanne et Jean Carriès furent proches. Félicien Rops écrit à Uzanne : "Vu Carriès qui m'a parlé de toi. Il faudra bien que tu lui achètes un de tes bustes. Il vend cela aux artistes comme nous : 50 francs - le prix du plâtre. J'en ai acheté un parce que le pauvre diable de bon sculpteur qu'il est en a bien besoin." Le 6 mars 1884, le même Rops évoque à nouveau un buste d'Uzanne, "ressemblant déjà, mais rapetissé. Manque d'ampleur, de hauteur, de largeur."
Il existerait donc un ou plusieurs bustes d'Octave Uzanne réalisés en plâtre par Jean Carriès. Ont-ils été achevés ? Ont-ils été acquis par Uzanne ? Que sont-ils devenus ? Encore une fois seul le hasard de nos recherches et la persévérance nous permettront peut-être de répondre un jour à ces questions.
Bertrand Hugonnard-Roche
[1] Cet article a
paru dans la revue mensuelle Le Monde
Moderne (Paris, A. Quantin éditeur) du mois d’octobre 1897. Il occupe les
pages 529 à 543 et est agrémenté de 11 illustrations photographiques en noir et
blanc. Octave Uzanne s’intéressa à plusieurs céramistes et statuaires de
l’époque. Outre Carriès dont l’amitié nous est ici révélée, il donna notamment
deux intéressants articles dans sa revue L’Art
et L’Idée en 1892 : Un maître
potier, Auguste Delaherche (pp. 81 à 90), avec de nombreuses illustrations ;
Un statuaire-décorateur, M. Joseph Chéret (pp. 305 à 318), avec de nombreuses
illustrations.
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