samedi 27 octobre 2012

"La pudibonderie, si amusante et si gracieuse chez la femme, n’est jamais que ridicule chez un mâle" (Octave Uzanne, 1884)



Vieux airs – Jeunes paroles[1]. Variations sur les choses qui passent (notes familières d’un curieux).

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Il me prend un scrupule en terminant ces vieux airs sur une ritournelle que l’on pourrait taxer de « pornographique », selon un mot détourné de son sens et dont on fait abus hors de saison.
Je parlais dernièrement avec complaisance, et même avec une pointe d’enthousiasme, de Restif de la Bretonne et de Monsieur Nicolas ; aujourd’hui j’aborde Giorgio Baffo, sans préambules hypocrites, et sans mettre le faux nez pudibond d’un monsieur qui se rend dans les vilains endroits et qui s’excuse, non sans chattemiterie, de ce qu’il y va faire. Des lettes – anonymes, il est vrai, – affectent de me blâmer d’oser signaler des ouvrages aussi contraires aux bonnes mœurs que ceux publiés par M. Liseux. A lire entre les lignes, je pourrais me demander avec tristesse si je ne suis pas un malheureux inconscient qui a laissé son bon sens moral s’égarer sur les rayons malsains des bibliothèques clandestines. Un examen de conscience approfondi me rassure à l’instant. En littérature l’immoral commence où finissent la santé et la droiture de l’esprit ; là où l’intelligence est très cultivée, jaillissante de sève et nourrie dans l’humus des génies vraiment humains, des sublimes poètes et prosateurs grecs et romains et surtout de l’essence gauloise de notre admirable langue du XVIe siècle ; là ou le lettré apparaît, la fausse pudeur n’est plus de mise et l’immoral ne saurait exister. Les lecteurs de cette revue sont recrutés parmi des érudits éclairés et blasés sur le propos ; je ne pense pas qu’il soit nécessaire de les traiter en petites demoiselles. Lorsqu’on a guerroyé dans la vie des livres en compagnie d’Aristophane, de Lucien, de Pétrone, de Suétone, de Rabelais, de Beroald de Verville, de Boccace ou de Bonaventure Desperriers, on serait mal venu de donner à ses lèvres l’accentuation du proh pudor ! à propos de Restif ou de Baffo. – Pour les lecteurs bibliophiles, les ouvrages que je signale, tirés à un nombre restreint au possible, ne sont dans le domaine littéraire que des curiosités analogues aux singuliers cas pathologiques du musée Dupuytren. Ils ont pour eux le même intérêt dans l’excentrique. – Personne n’est absolument forcé de pénétrer dans ces collections d’anatomie érotique : mais ceux qui aiment la nature jusque dans ses verrues y font visite simplement, sans prendre pour cela une mine gaillarde de bourgeois en bonne fortune. – Je n’insisterai pas d’ailleurs sur ce sujet, car je me suis toujours demandé avec Montaigne, le sage des sages et le logicien par excellence, ce que l’action génitale, dans ses diverses manifestations, cette action si naturelle, si nécessaire et si juste avait bien pu faire aux hommes, pour qu’on l’exclue de propos délibéré, avec une horreur bien risible, de tous propos réglés et sérieux.
La pudibonderie, si amusante et si gracieuse chez la femme, n’est jamais que ridicule chez un mâle ; elle prend même un autre nom quand elle atteint les érudits. J’en appelle aux casuistes.

Octave Uzanne



[1] « Vieux airs – Jeunes paroles » in Le Livre, bibliographie moderne, cinquième année, troisième livraison du 10 mars 1884 (n°51), pp. 138 (pour le passage cité).

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