Je tiens
tout d’abord à remercier chaleureusement M. Andrew Gansky du Harry Ransom Center de l’Université du Texas à Austin (U.S.) pour
le suivi de ma demande d’avoir communication de l’intégralité des lettres d’Octave
Uzanne (ou adressées à lui) conservées dans le fonds des manuscrits de cette
prestigieuse bibliothèque universitaire.
Les deux
lettres présentées ci-dessous font partie d’un ensemble d’une vingtaine de
documents manuscrits allant de l’année 1871 à 1929.
Octave
Uzanne est âgé de 21 ans et quelques mois à la fin de l’année 1871. Ce sont, à
ce jour, les missives les plus anciennes auxquelles nous avons eu accès. La
seconde lettre est datée par déduction du contenu de la première du début de l’année
1872. Ce sont donc deux lettres de jeunesse écrites à quelques semaines d’intervalle
seulement.
Ce sont
des lettres intimes à un ami : Emile
Rochard (voir note). A la fin de cette année 1871, on découvre un jeune Octave fêtard qui n’est pas encore le bibliophile qu’on connait
mais qui s’intéresse déjà aux lettres et au monde de l’édition. Probablement
encore étudiant dans le quartier de Ste-Geneviève,
il profite des plaisirs de la vie sans retenue. On pourrait dire qu’on est en
présence d’un bambocheur. Début
janvier 1872, tout change. Uzanne dit
mettre un terme (suite à une rupture en amitié) à cette vie de patachon qu’il menait. Mais que sont les bonnes résolutions et les saines philosophies quand
on a 20 ans ?!
Bonne
lecture !
Bertrand
Hugonnard-Roche
*
**
Mon cher
Emile,
Un bon
point pour toi au chapitre de mon amitié ; tu n’as pas été trop longtemps
sans me répondre et miss Pigritia[3]
a bien voulu te lâcher un moment.
Toutefois
il m’a été pénible d’entrevoir une place vide dans l’orgie du réveillon. La
nuit de noël se passera sans que tes épaulettes soient parmi nous ; mais
bah ! Le proverbe aura tort cette fois et l’absent ne sera pas
oublié : champagne en main nous porterons un bon toast à notre cher ami et
à sa future lieutenance.
Puis
février sera vite arrivé ; le carnaval ne sera pas encore fini et il y
aura de beaux jours pour nous dans ce bon vieux quartier.
Car
aujourd’hui, tout semble oublié ; Bullier[4]
barre ses bals de nuit ; les masques tout lugubres qu’ils paraissent,
après nos désastres, se précipitent à l’opéra, à Valentino[5],
chez Markowki[6]
et ailleurs. Les femmes se pavanent dans nos habits et nini voyou[7]
les cherche ces alternes avec la blouse de Gavroche et les sabots du
charcutier.
Et en
avant mon vieux mot de Beaumarchais : hâtons nous de rire de tout de peur
d’être obligé d’en pleurer.
C’est ce
que j’ai fait hier, j’ai si bien noyé ma morale dans tous les zincs du quartier
qu’il m’a été impossible d’arriver à Bullier à dix heures, j’étais rentré
presque ivre-mort.
Hippocrate
a raison : la purge ! et ce
matin j’étais régénéré.
Je me
couvre de deuil, versons un pleur ensemble Turbigo[8]
n’est plus : les pénates se sont transportées ailleurs ; et j’ignore
l’adresse : Beati, sux de bona
morinet !
Nous
sommes enfouis dans la neige depuis huit jours, l’administration Votre et Cie
nous laisse dans ce cloaque et Fernand[9],
toujours intrépide dort malgré ce piteux temps.
Momoche[10]
est parti pour Valogne ; et Fernand a entrepris de raconter ses histoires
à mon voisin Lande qui a dit en fabriquer quelque chose de charmant ; et
le faire publier dans la revue des deux mondes. A paraître vers le premier
mars, tu pourras voir les épreuves[11].
Le
poulain s’est évadé ![12]
J’ai traité ce petit animal d’une façon homéopathique « similia similibus[13] » ;
une femme me l’avait donné, je l’ai guéri en coïtant[14].
Je
t’engage à publier tes jolies poésies, fais en le classement, et use de moi
avant ton voyage ; je me ferai un plaisir de porter un si joli bouquin
chez un éditeur.
Lemerre[15]
conviendrait admirablement, tu connais ses éditions, je suppose.
Si tu étais
gentil, tu m’enverrais ta Complainte du
pays d’Alsace 70-71[16].
Touche en deux mots dans ta prochaine lettre.
Je te
quitte, mon cher ami, j’ai les mains gelées et mon réveil matin me dit qu’il
est trois heures passé minuit. Adieu donc, et ne sois pas paresseux.
Mon
frère[17]
n’a pas besoin de ses cinq francs ; le mois de février se peut attendre si
tu craignais de garder une pièce blanche prêtre dans un but si peu honorable
mais si bon[18].
Je te
serre les phalanges, bien des choses à Augustine.
Octave
Uzanne
7 r.
l’abbé de l’épée, 7[19]
Fernand
doit t’écrire ces jours-ci, il est contrarié ayant été malade de n’être pas
allé faire visite de digestion chez ton père, et te prie de l’excuser dans la
prochaine lettre.
*
**
Lettre d’Octave Uzanne à Emile Rochard
datée du 29 janvier [1872]
Mon cher
Emile,
Je sors
de Bullier et je trouve ta lettre. Aussitôt à l’œuvre : j’y réponds ;
j’abandonne un cadre de petit livre à sensation commencé[20]
et je viens converser un moment avec toi. […]
Arrivons
à une question grave qui ne manquera pas de t’étonner. Oreste est brouillé à
mort avec Pylade[21] ;
Octave avec Fernand ; pourquoi je l’ignore presque ; une querelle
d’allemand à propos de femmes ; où ce bon Fernand a vu je ne sais quoi qui
lui a fait m’écrire ces mots à la suite d’une lettre de moi : nous ne
sympathisons pas : oublions que nous avons été amis. Je l’ai cru fou un
moment et je vois clair à présent, je t’expliquerai cela à ton retour. […]
J’y ai
trouvé du bon, ma philosophie sur l’amitié s’est augmentée d’un nouveau
document ; j’ai gémi un moment sur la rupture d’une affection si sincère
chez moi et si peu sentie chez Fernand ; et aujourd’hui je me féliciterais
presque, car le d’Harcourt[22]
et la vie exotique d’autrefois ont cessé pour moi ; le travail a remplacé
le désœuvrement que l’amitié et la faiblesse me faisaient suivre autrefois.
Aussi
suis-je l’homme sérieux : qui va au café Cluny[23]
prendre son mazag[ran] à petites gorgées & lire les journaux ; qui
passe une heure à la Bibliothèque Ste-Geneviève et qui travaille au coin de son
petit feu – Tout en cultivant le jardinet de la prostitution[24],
j’aillais dire de l’amour ; ton ami Octave a le plus profond dégout pour
toutes ces ninons cariées qui roulent au quartier ; il rêve de suaves
amours que son cœur encore intact conserverait pieusement ; il envie l’eau
pure d’une fontaine, et il s’abreuve aux immondices du ruisseau. […]
[1] Octave Uzanne
est né le 14 septembre 1851. Il est ici âgé de 21 ans passés de quelques mois.
Est-il encore étudiant ? C’est probable. Ces deux lettres nous montrent en
tous cas un Octave menant une vie de
fêtard, noctambule et amateur de boissons et de femmes du ruisseau. Ce sont les
premières lettres que nous rencontrons qui donnent un portrait de lui aussi
intimiste. Ces deux lettres sont conservées dans le fonds Carlton Lake (manuscrits français 286.21) du Harry Ransom Humanities Research Center (Austin, Texas, U.S.). La lettre du 28 janvier avait été en partie citée par Willa Silverman dans son ouvrage The New Bibliopolis (note 30).
[2] Emile Rochard
(1850- ?), à ce moment âgé de 21 ans, ami intime d’Octave Uzanne. Né à
Wissembourg dans le Bas-Rhin, il débuta dans la littérature à 19 ans par un
acte en vers : Un amour de Diane de Poitiers. Dès que la guerre de 1870
éclata, il s’engagea volontairement et reçut deux blessures à la bataille de
Coulommiers. Sous-lieutenant de chasseurs à pied, et officier d’ordonnance du
général Nicolaï, il donna sa démission en 1873, pour se consacrer tout entier
aux lettres. Revenu à Paris en 1874, il publia un volume de vers Les Petits
Ours, et, donna au théâtre de Cluny, un acte en vers La Conscience, puis, en
1875, Plus de Journaux et La Botte Secrète, vaudevilles en un acte, tous les
deux au théâtre historique. En 1876, Emile Rochard fit jouer au Théâtre du
Château d’Eau, Le Loup du Kervegau, drame en cinq actes. Ce fut sa dernière
pièce donnée comme auteur. Désormais il allait lui-même monter ses pièces.
Critique dramatique au Gil Blas, il ne tarda pas à donner sa démission pour
prendre la direction du Théâtre du Châtelet. Il fut successivement directeur du
Théâtre de l’Ambigu (1884), du Théâtre de la Porte Saint-Martin où il remonta
le répertoire d’Alexandre Dumas. En 1895 il reprit le Théâtre de l’Ambigu puis
en 1898 le Théâtre du Châtelet. Il redevient auteur dramatique en 1902. Le
dernier fut joué en 1912. En 1913 il publie son Jésus selon les Evangiles ou
l’Evangile en vers, ce qui le classe dans la catégorie des poètes catholiques.
En 1914 il donne un drame sur la Passion pour l’évêché de Nice. Ces premiers
ouvrages, de ces années 1870, sont de nature libertine. Il écrira beaucoup plus
tard à son biographe : « Ah ! les mauvais livres ! Si on
les brûlait encore en place de grève, j’apporterais moi-même les miens au
bûcher. »
[3] La paresse (qui
semble aux dires d’Octave Uzanne, répétés dans les deux lettres, être un des
vices du jeune Emile Rochard).
[4] « Le Bal Bullier, célèbre rendez vous de fêtards. » Situé 31 avenue de l'observatoire, le Bal Bullier était à
l'origine le bal du Prao d'été. En 1843, François Bullier le rachète et le
transforme complètement en plantant mille pieds de lilas. En 1850, après
plusieurs agrandissements, le Bal Bullier commence à proposer plusieurs animations: jeu de
billards, jeu de quilles, promenades, balançoires... Il commence à devenir de
plus en plus populaire grâce à ces divertissements mais aussi par ses tarifs
moins onéreux que ses concurrents de l'époque. On y danse la Mazurka, le
Scottish, la Valse, le Quadrille. De nombreuses personnalités s'y rendront:
Apollinaire, les Delaunay, Céleste Mogador. Il sera réquisitionné deux fois
pour les guerres de 1870 et 1914. Entre ces deux guerres, le niveau du bal baissera
et laissera de plus en plus de place à la prostitution.
[5] Le grand bal Valentino (251 rue St-Honoré) proposait des
bals masqués de nuit.
[6] Certainement un
autre lieu de fête et de débauche que nous n’avons pu identifier pour le
moment.
[7] « Pâle et blonde, les yeux cernés et des chats dans la voix,
Nini-Voyou, ayant trop dansé, soupé et aimé pendant le carnaval, tombait malade […] » (Jules Lemaître)
[8] Probablement
encore une adresse de débauche.
[9] Fernand est cet
ami intime qui vit apparemment dans le même logement qu’Octave Uzanne. On verra
dans la lettre qui suit (janvier 1872) que cette amitié vole en éclat et que
cette rupture affective sera déterminante pour la suite de la conduite morale
d’Octave.
[10] Surnom
probablement donné à un ami non identifié à ce jour.
[11] Nous
recherchons la publication dont il peut s’agir.
[12]
Uzanne invente ici une expression dont on sent toute la subtilité sans peine.
[13] « Soigner le mal par le mal. »
[14] On peut supposer
qu’Octave Uzanne avait attrapé une maladie vénérienne qu’il a traitée à sa
manière, en changeant de partenaire.
[15] Alphonse Lemerre
était l’éditeur des poètes Parnassiens depuis 1865.
[16] Nous n’avons pas
trouvé trace de cet ouvrage publié.
[17] Joseph Uzanne
(1850-1937), critique d’art et directeur des Figures contemporaines tirées de l’Album
de Mariani à partir de 1893-1894.
[18] Probablement
encore une fois l’évocation des prostituées et de leur tarif.
[19] Il s’agit sans
doute là de la toute première adresse parisienne d’Octave Uzanne, avant la rue
des Feuillantines quelques années après.
[20] Uzanne avait un
livre en cours d’écriture, lequel ?
[21] Oreste et
Pylade, d’après la légende grecque, étaient comme deux frères inséparables.
[22] Célèbre café où
se retrouvaient notamment les étudiants d’alors.
[23] Célèbre café
situé au croisement du Boulevard St-Germain et du Boulevard St-Michel.
[24] Premier et
unique aveu connu à ce jour de la part d’Octave Uzanne d’avoir recours aux
prostituées.
Octave Uzanne publie le Bric-à-Brac de l'amour à la fin de l'année 1878. Ce recueil de textes grivois voire érotisant contient un récit intitulé LE LIBERTINAGE (pp.123 à 134). Ce texte, véritable apologie du libertinage avec sous le titre l'exergue suivante : "Serpent à tête d'ange, ô vice, je t'adore." Emile Rochard.
RépondreSupprimerLes souvenirs de cette jeunesse tumultueuse d'Octave Uzanne et de son ami Emile Rochard sont nombreux dans les belles pages du Bric-à-Brac de l'amour.
Nous le découvrirons bientôt dans nos colonnes.
B.
Le bal Bullier, boulevard du Montparnasse, était le rendez-vous des homosexuels, notamment le mardi-gras et la mi-carême...(R. Revenin. Homosexualité et prostitution masculine à Paris 1870-1918. Paris,L'Harmattan, 2005)
RépondreSupprimerLe Ball Bullier était (comme d'autres) réputé aussi pour ses nombreuses prostituées.
RépondreSupprimerB.
En 1871-1872, Uzanne était étudiant à la Faculté de droit de Paris : sa période de "débauche" n'a pas duré longtemps, car, désirant devenir bibliographe, il fréquenta rapidement l'Arsenal et devint l'ami de son bibliothécaire, Paul Lacroix, peu enclin à la rigolade et aux "mauvaises" fréquentations.
RépondreSupprimerComme au début de 1870 il semblerait qu'il ait été encore en Angleterre et qu'il soit revenu courant 1871 (?), on peut supposer que cette période a duré de quelques mois à une année ou deux tout au plus. Mais tu sais comme moi Jean-Paul qu'une année d'une vie suffit à la marquer à jamais. Je pense sincèrement que les premiers ouvrages légers d'Octave (Calendrier de Vénus, Bric-à-Brac de l'amour et Les Surprises du coeur) sont encore tout empreints de ces moments de libertinage. De plus, son goût d'étude pour "la femme" vient sans doute de ces moments là aussi. A suivre ...
RépondreSupprimerB.
Les premiers textes d'Uzanne, bien avant le "Bric-à-Brac de l'amour" datent de 1875-1876 et sont très sérieux :"Poètes de ruelles au XVIIe siècle" et critiques dans "Le Conseiller du bibliophile".
RépondreSupprimerOui, tout à fait. Cela n'empêche pas lorsqu'on veut écrire sur la femme de puiser dans ses souvenirs ...
RépondreSupprimerEt en piochant dans les textes de 1875-1876 ... il n'y a pas que du très sérieux (sourire).
B.
On ne peut réduire Octave Uzanne à un érotomane.
RépondreSupprimerIl était d'abord un bibliophile à l'immense culture et à la plume facile.
C'est ce statut là que je veux défendre dans mes commentaires.
Car en effet,étudiants, nous avons tous fait la bringue : mais Dieu merci (j'en profite pour préciser que je ne suis pas athée, comme certains correspondants m'en ont fait la remarque, mais anti-clérical)ce n'est pas cela qui a été déterminant dans les orientations de notre vie. Et il est bien évident que tous les hommes (ou presque...-sourire-) aiment toutes les femmes.
Tu te trompes Jean-Paul, ou pour le moins tu n'as pas compris le but de ce blog et du livre pourrait en découler si j'éditais mes articles mis en forme les uns au bout des autres !
RépondreSupprimerCe que je veux faire c'est une image la plus complète possible de la vie et des actions d'Octave Uzanne, de 1851 à 1931, sans rien occulter, sans rien mettre en avant plus qu'autre chose non plus. Je pense que j'ai suffisamment montré (et je le montrerai encore) l'Octave bibliophile, éditeur, journaliste, etc. L'Octave érotomane de jeunesse (ou pas d'ailleurs) a aussi son intérêt. Et c'est tout à fait indiqué de le signaler ici. En tous les cas c'est ce que je pense, et je m'y tiendrai.
Un billet (plus de celui qui prouve qu'il a écrit quelques pièces en vers à caractère érotique voire pornographique), soit 2 billets sur un peu plus de 150 ne font évidemment pas de lui un érotomane patenté. Mais ça forge une image. Lui-même s'est forgé dans ce milieu.
Comme tu le soulignes "nous avons tous fait la bringue" (et au-delà). Quelques étudiantes de pharmacie et de médecine doivent encore se souvenir des radiateurs auxquels on les attachaient gentiment aussi ivre-mort qu'Uzanne pouvait l'être ... (mais elles ont 40 ans maintenant ... ça date).
Moi personnellement j'aime bien me souvenir de tout. Car tout nous construit.
PS : je n'ai pas non plus éludé le côté antisémite d'Octave Uzanne. Aurais-je dû ?
Bonne journée Jean-Paul
B.
A propos de Bullier, un mot de Goncourt dans son Journal, jamais avare de potin mondain :
RépondreSupprimer« [Octave] Uzanne avait été ces jours-ci à Bullier [au bal Bullier, aujourd’hui Closerie des Lilas], et il avouait qu’il avait été étonné d’y avoir vu la pédérastie acceptée par la jeunesse. Ça ne soulevait plus d’indignation ni même de dégoût. Et causerie et fraternisation avec la duchesse, avec la baronne, avec ces hommes-femmes qu’on vous présentait, qu’on invitait à prendre un bock à votre table. »
Edmond de Goncourt, Journal, 2 avril 1886.
... "le poulain s'est évadé" est une variante amusante de la célèbre expression "avoir les petits chevaux" (utilisée notamment par la soldatesque)....
RépondreSupprimerPar ailleurs, je confirme que 5 francs était le tarif de certaines filles alors.