jeudi 7 juin 2012

Le mannequin, son histoire anecdotique, les femmes dociles ou les poupées de Priape par Octave Uzanne (1900).


Dans le courant de l’année 1899, Octave Uzanne est sollicité par Léon Riotor [1] pour rédiger une préface au livre qu’il projette alors d’écrire sur l’histoire anecdotique du mannequin. Tout d’abord un peu effarouché par cette demande quelque peu incongrue, Uzanne voit très rapidement tout le potentiel qu’il y aurait à écrire un tel ouvrage. Il accepte donc de rédiger un avant-propos pour ce livre qui sera finalement imprimé au début de l’année 1900 [2].

Le Mannequin, avec des illustrations de Frédéric Front et divers documents anonymes, avec une préface d’Octave Uzanne, est publié dans la Bibliothèque Artistique et Littéraire de La Plume, sous la date de 1900. Le volume, de format petit-4 carré (22,5 x 18,5 cm), 98 pages et les pages IX à XVI qui occupent la préface qui porte un titre des plus choisis : Les femmes dociles. Visite à l’industriel d’Anvers par Octave Uzanne.

C’est en réalité bien plus qu’une simple préface de convenance qu’offre Uzanne à son collègue Riotor, c’est un texte original et pour le moins déroutant. En effet, après avoir présenté ses hésitations et enfin son enthousiasme pour cet ouvrage au sujet peu commun, donné brièvement une idée des différentes sortes de mannequins qu’on peut trouver aux différentes époques, Uzanne bifurque tout à coup et s’engage dans une voie périlleuse pour son époque.

Il écrit : « Mais le Mannequin pourrait être envisagé, d’autre part, au point de vue de son rôle d’amour. – Il existe des Mannequins faits pour consoler les veuvages des mâles, pour tempérer les ardeurs des étalons qui souffrent des solitudes prolongées. Il existe des femmes dociles, pour tout dire confectionnées pour le confort des embrassements illusoires et agencées pour donner au contact la sensation de la peau, de sa température et de sa souplesse. »

Tout est dit ! Uzanne s’engage là sur un sujet totalement intime et inédit : De l’usage des poupées sexuelles !

Il poursuit : « Il y a environ quinze années [3], me trouvant à Anvers, guidé par un aimable artiste compatriote du baron Leys, je visitai tous les coins curieux de la ville, ceux que les seuls initiés connaissent et qui valent bien les aspects pornocratiques de ce tapageur Rydeck [4] dont je vis naguère l’agonie éclatante et la disparition. Comme nous stoppions le soir sur la Place Verte [5], mon ami  cherchait ce qui pourrait bien encore m’intéresser. – Tout d’un coup, il sourit, et, m’interrogeant :
- Avez-vous jamais vu des femmes en caoutchouc ?
- Des femmes en caoutchouc ? Mais à quel usage ?
- Pour la Marine, pour les hommes qui restent souvent des mois et des mois sur des voiliers sans connaître les nécessaires soulagements qu’on trouve dans les petites rues de tous les ports du monde.
- Vraiment, ça existe ? … C’est réel !

- Si ça existe, voulez-vous voir ça, - il y a une bonne vieille dame, ici, à Anvers, la maman Van der Mys [6], qui en tient une fabrique des mieux achalandées, comme vous allez, - si ça vous goûte, - pouvoir vous en convaincre …
- Ah ! Certes, je vous en prie, allons visiter ces élastiques indolentes ! Je ne croirai qu’après avoir vu. Je vous assure.
En quelques minutes, nous étions chez la marchande de Mannequins d’amour. – Une grande salle où nous fûmes introduits était remplie d’ingénieux modèles de courtisanes transatlantiques dont les prix variaient selon les perfectionnements et les rouages intérieurs qu’on nous expliqua par le menu détail.
Presque tous étaient confectionnés de caoutchouc rose et creux ; d’aucuns, revêtus d’un épiderme de satin jouant assez bien la peau ; on sentait le moulage sur nature ; la poitrine, la chute des reins, les renflements des hanches étaient parfaits ; les mollets emprisonnés dans des bas de soie noire maintenus par des jarretières éclatantes, le corps voilé d’une chemise de batiste ornée de festons et de dentelles et savamment échancrée pour laisser voir le fleur de pêcher des boutons érectiles des seins ; les têtes très bébés jumeaux avec des yeux d’émail sur lesquels tombait le store des paupières frangées de longs cils, des lèvres voluptueuses, teintées d’incarnat, ointes de pommade au raisin, s’ouvrant sur des balustrades dentaires d’un ivoire éclatant. Quant aux chevelures, de véritables crinières noires ou rousses ainsi que toutes les blondeurs répandues sur les épaules et les oreillers, montrant toutefois des joliesses de nuque et de fines oreilles écouteuses et tombeaux de secrets.
*
**
La bonne Mme Van der Mys nous expliqua les mystères de son Sérail d’Eves futures [7]. Elle nous fit jouer le mécanisme des ventres, les ressorts donnant aux bras les élans de tendresse ; elle nous montra comment sur l’appui des baiser des lèvres, certains mannequins de cent louis et plus, énonçaient les mots tendres à l’aide d’un phonographe ingénieusement caché dans la tête, et nous entendîmes des : Mon chéri ! mon doux amour ! mon trésor ! tendrement modulés d’une voix mourante. Tandis que les paupières battaient sur l’œil retourné et que tombaient les bras inertes, vaincus, à l’abandon.
J’étais stupéfait.
A la sortie de ce palais de femmes dociles, je fis à mon précieux guide les indispensables plaisanteries que pouvait me suggérer ce musée de modernes hétaïres qui épargneraient, - si on en divulguait l’existence, - à tant de fervents travailleurs des dérangements pénibles et souvent périlleux, et tout en lui vantant les avantages de ces poupées de Priape, je lui citais entre autres bienfaits l’assurance que les possesseurs de ces automates avaient d’être garantis contre la jalousie.
- Ne croyez pas cela, objecta mon compagnon, on a des preuves du contraire et dernièrement un vaisseau de Flessingue [8] a été le théâtre d’un drame de fureur jalouse, véritable crime passionnel qui se déroula en plein océan Indien. – Le capitaine avait hospitalisé dans sa cabine un de ces tendres mannequins que vous venez de voir. Il l’avait parfumé d’odeurs spéciales, muni d’un phonographe dont les échos ranimaient ses ardeurs, une conduite d’eau d’une chaudière maintenait à 37 degrés environ la température dans ce corps caoutchouté. Le Marin semblait parfaitement heureux en ménage. – Un jour, notre homme surprit son second en conversation criminelle avec sa docile bien-aimée. Que se passa-t-il dans ce cerveau de navigateur fougueux et brutal ! on ne sait, mais il chancela, il vit rouge, il fut frappé d’une subite folie et, ce qui est certain c’est que, décrochant une hache d’une panoplie, sans mot dire, d’un geste d’indignation et de fureur, il abattit son arme. Le second roula à terre le crâne ouvert, inondant de son sang le caoutchouc satiné de sa complice qui distillait encore, entre ses lèvres, ces mots de sa voix de guignol : Mon doux amour ! mon cher trésor !
Les Mannequins ne font pas toujours rire ! aurait dit Gavarni, en légende de ce dramatique tableau.

Octave Uzanne.
1er mai 1900. »

Ainsi s’achève cette étonnante préface. Léon Riotor a divisé son ouvrage en cinq chapitres : Le corps de la femme – La nature et le mannequin – Le mannequin et l’histoire – La mode et le mannequin – Une industrie parisienne. Ce sont des chapitres assez courts et l’ensemble ne nécessite guère plus d’une demi-heure pour être lu. Le texte de Riotor fait montre d’une sensualité affichée en de nombreux endroits, ce qui n’a pas dû déplaire à Octave Uzanne. Pourtant le cas des poupées d’amour n’est qu’à peine effleuré d’une phrase allusive dans le deuxième chapitre : « On raconte que, depuis, les marins au long cours redoutèrent moins les femmes mécaniques, et que plus d’un en emporta pour des conversations moins métaphysiques. Je n’ai jamais pu l’expérimenter. » C’est donc finalement Octave Uzanne qui aura traité par l’anecdote historique ce chapitre délicat des mannequins d’amour.

A notre connaissance il s’agit d’une des premières fois où le sujet des poupées sexuelles est abordé dans la littérature de manière aussi précise et d’après un témoignage visuel.

Bertrand Hugonnard-Roche


[1] Léon Riotor est né à Lyon le 8 juillet 1865 et mort à Paris en 1946. Homme de lettres et homme politique français. Fils de Nicolas Célestin Riotor et de Fernande Isaline Fischer, Léon Riotor a deux frères, François Riotor, né vers 1860 et Alfred Riotor, né le 26 mars 1871. Il a été marié à Julie Stockeman et n'a pas eu de descendance. Il est devenu vice-président du Conseil municipal de Paris et du Conseil général de la Seine. Il a publié plusieurs poèmes, Le Pêcheur d'anguilles (1894) ; Poèmes et Récits de guerre (1918) ; Spicilège(1928) ; La Main de gloire (1929). Romancier, il est tantôt satiriste avec Les Raisons de Pascalin (1894), Les taches d'encre (1929), tantôt psychologue dans L'Ami inconnu (1895) ; La Mère du Héros (1905), voyageur aussi avec La Nouvelle Autriche (1927) ; Locarno et Les îles Borromées (1929) ; L'Horizon(1929). Enfin, critique d'art, on lui doit Auguste Rodin ; J-B Carpeaux (1906) ; Les Arts et les Lettres'(1901, 1903, et 1906) ; L'Hôtel de Ville (1928). Il a été fait Commandeur de la Légion d'honneur et collabora à de nombreux journaux. Il faut signaler qu’en plus d’une carrière bien remplie dans les lettres, Riotor mena une carrière politique au Conseil Municipal de Paris.
[2] Ce volume sort des presses de J. Royer à Annonay (Ardèche). Il est imprimé sur papier vélin mécanique épais. Il n’est pas signalé de grands papiers. Le texte de Léon Riotor est daté à la fin de Janvier 1900 tandis que la préface d’Octave Uzanne est datée du 1er mai 1900. L'exemplaire présenté est dans son cartonnage éditeur demi-toile avec plats de papier décorés de motifs floraux typiques de la période Art Nouveau.

[3] Voyage à Anvers d’Octave Uzanne vers 1884-1885, avec un ami artiste, peut-être Félicien Rops ?

[4] « C’était la dernière nuit que nous devions passer à Anvers, cette ville dont les livrets parlent peu, sans doute parce qu’elle vous parle assez d’elle-même. Qui n’a pas vu Anvers par une belle nuit, n’a rien vu. C’est une brumeuse Espagnole, dans toute la rigidité d’un habit de veuve. Elle a des crucifix géants qui ouvrent çà et là leurs bras de plâtre, avec cette inscription sur leur lanterne : Christus splendor vicinis ; des madones grillées et illuminées au coin de ses rues, tout un vieux luxe catholique qui étincelle encore de plus de rayons et de paillettes à la lune. Du côté du port, ses maisons se mirent dans l’eau, comme des filles coquettes ; au centre de la ville, elles sont mornes et graves. La nuit venue, des ombres gigantesques drapent subitement ses murs ; ses vitres semblent ruisseler d’une pluie de diamants sous les clartés de cet astre qui sème partout la pâleur. Ses musicos, ses bals, sont concentrés dans un quartier de Satan, qu’on nomme le Rydeck ; amas impur de marins et de femmes ivres. – Partout ailleurs le silence. » (in Le cabaret des morts de Roger de Beauvoir).

[5] La Place Verte est la place principale d'Anvers, le lieu de rencontre de tous les étrangers en visite dans cette ville.

[6] Madame Van der Mys n'a pas laissé de trace dans la littérature semble-t-il hormis dans cet ouvrage.

[7] En référence à l’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam, roman publié en 1886. Lord Ewald est un homme désespéré. Amoureux d'une femme d'une grande beauté mais à l'esprit médiocre, il confie le désarroi de cette contradiction amer à son ami, le célèbre inventeur Thomas Edison. Celui-ci lui promet de trouver une solution à son problème en créant de toutes pièces une créature mécanique qui serait le sosie de sa bien-aimée mais serait aussi dotée d'esprit et d'une grande sensibilité. Une illusion parfaite qui relèguerait son modèle loin derrière. Face à un Lord Ewald d'abord sceptique, Edison lui décrit son projet dans le détail et parvient à lui donner corps grâce à son remarquable savoir technique mais aussi en ayant recours au spiritisme.
[8] Flessingue (en néerlandais Vlissingen), est une commune et une ville néerlandaise dotée d'un important port de commerce située sur l'ancienne île de Walcheren, en Zélande.

2 commentaires:

  1. la citation de Gavarni, comme vous le savez, Bertrand, est "les maris ne font pas toujours rire", en légende d'une gravure du Diable à Paris, si je me souviens bien.

    RépondreSupprimer
  2. Uzanna appréciait particulièrement Gavarni et son oeuvre. Pas étonnant donc qu'il joue ici avec ses légendes spirituelles.

    B.

    RépondreSupprimer

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...