Dans le courant de l’année 1899, Octave Uzanne est sollicité
par Léon Riotor [1] pour rédiger
une préface au livre qu’il projette alors d’écrire sur l’histoire anecdotique
du mannequin. Tout d’abord un peu effarouché par cette demande quelque peu
incongrue, Uzanne voit très rapidement tout le potentiel qu’il y aurait à
écrire un tel ouvrage. Il accepte donc de rédiger un avant-propos pour ce livre
qui sera finalement imprimé au début de l’année 1900 [2].
Le Mannequin, avec des illustrations de Frédéric Front et
divers documents anonymes, avec une préface d’Octave Uzanne, est publié dans la
Bibliothèque Artistique et Littéraire de La Plume, sous la date de 1900. Le
volume, de format petit-4 carré (22,5 x 18,5 cm), 98 pages et les pages IX à
XVI qui occupent la préface qui porte un titre des plus choisis : Les
femmes dociles. Visite à l’industriel d’Anvers par Octave Uzanne.
C’est en réalité bien plus qu’une simple préface de
convenance qu’offre Uzanne à son collègue Riotor, c’est un texte original et
pour le moins déroutant. En effet, après avoir présenté ses hésitations et
enfin son enthousiasme pour cet ouvrage au sujet peu commun, donné brièvement une
idée des différentes sortes de mannequins qu’on peut trouver aux différentes
époques, Uzanne bifurque tout à coup et s’engage dans une voie périlleuse pour
son époque.
Il écrit : « Mais
le Mannequin pourrait être envisagé, d’autre part, au point de vue de son rôle
d’amour. – Il existe des Mannequins faits pour consoler les veuvages des mâles,
pour tempérer les ardeurs des étalons qui souffrent des solitudes prolongées.
Il existe des femmes dociles, pour tout dire confectionnées pour le confort des
embrassements illusoires et agencées pour donner au contact la sensation de la
peau, de sa température et de sa souplesse. »
Tout est dit ! Uzanne s’engage là sur un sujet
totalement intime et inédit : De l’usage
des poupées sexuelles !
Il poursuit : « Il
y a environ quinze années [3],
me trouvant à Anvers, guidé par un aimable artiste compatriote du baron Leys, je visitai
tous les coins curieux de la ville, ceux que les seuls initiés connaissent et
qui valent bien les aspects pornocratiques de ce tapageur Rydeck [4]
dont je vis naguère l’agonie éclatante et la disparition. Comme nous stoppions
le soir sur la Place Verte [5],
mon ami cherchait ce qui pourrait bien
encore m’intéresser. – Tout d’un coup, il sourit, et, m’interrogeant :
-
Avez-vous jamais vu des femmes en caoutchouc ?
- Des
femmes en caoutchouc ? Mais à quel usage ?
- Pour
la Marine, pour les hommes qui restent souvent des mois et des mois sur des
voiliers sans connaître les nécessaires soulagements qu’on trouve dans les
petites rues de tous les ports du monde.
-
Vraiment, ça existe ? … C’est réel !
- Si ça
existe, voulez-vous voir ça, - il y a une bonne vieille dame, ici, à Anvers, la
maman Van der Mys [6],
qui en tient une fabrique des mieux achalandées, comme vous allez, - si ça vous
goûte, - pouvoir vous en convaincre …
- Ah !
Certes, je vous en prie, allons visiter ces élastiques indolentes ! Je ne
croirai qu’après avoir vu. Je vous assure.
En
quelques minutes, nous étions chez la marchande de Mannequins d’amour. – Une grande
salle où nous fûmes introduits était remplie d’ingénieux modèles de courtisanes
transatlantiques dont les prix variaient selon les perfectionnements et les
rouages intérieurs qu’on nous expliqua par le menu détail.
Presque
tous étaient confectionnés de caoutchouc rose et creux ; d’aucuns, revêtus
d’un épiderme de satin jouant assez bien la peau ; on sentait le moulage
sur nature ; la poitrine, la chute des reins, les renflements des hanches
étaient parfaits ; les mollets emprisonnés dans des bas de soie noire
maintenus par des jarretières éclatantes, le corps voilé d’une chemise de
batiste ornée de festons et de dentelles et savamment échancrée pour laisser
voir le fleur de pêcher des boutons érectiles des seins ; les têtes très
bébés jumeaux avec des yeux d’émail sur lesquels tombait le store des paupières
frangées de longs cils, des lèvres voluptueuses, teintées d’incarnat, ointes de
pommade au raisin, s’ouvrant sur des balustrades dentaires d’un ivoire
éclatant. Quant aux chevelures, de véritables crinières noires ou rousses ainsi
que toutes les blondeurs répandues sur les épaules et les oreillers, montrant
toutefois des joliesses de nuque et de fines oreilles écouteuses et tombeaux de
secrets.
*
**
La bonne
Mme Van der Mys nous expliqua les mystères de son Sérail d’Eves futures [7].
Elle nous fit jouer le mécanisme des ventres, les ressorts donnant aux bras les
élans de tendresse ; elle nous montra comment sur l’appui des baiser des
lèvres, certains mannequins de cent louis et plus, énonçaient les mots tendres
à l’aide d’un phonographe ingénieusement caché dans la tête, et nous entendîmes
des : Mon chéri ! mon doux amour ! mon trésor ! tendrement
modulés d’une voix mourante. Tandis que les paupières battaient sur l’œil retourné
et que tombaient les bras inertes, vaincus, à l’abandon.
J’étais
stupéfait.
A la
sortie de ce palais de femmes dociles, je fis à mon précieux guide les
indispensables plaisanteries que pouvait me suggérer ce musée de modernes
hétaïres qui épargneraient, - si on en divulguait l’existence, - à tant de
fervents travailleurs des dérangements pénibles et souvent périlleux, et tout
en lui vantant les avantages de ces poupées de Priape, je lui citais entre
autres bienfaits l’assurance que les possesseurs de ces automates avaient d’être
garantis contre la jalousie.
- Ne
croyez pas cela, objecta mon compagnon, on a des preuves du contraire et
dernièrement un vaisseau de Flessingue [8] a
été le théâtre d’un drame de fureur jalouse, véritable crime passionnel qui se
déroula en plein océan Indien. – Le capitaine avait hospitalisé dans sa cabine
un de ces tendres mannequins que vous venez de voir. Il l’avait parfumé d’odeurs
spéciales, muni d’un phonographe dont les échos ranimaient ses ardeurs, une
conduite d’eau d’une chaudière maintenait à 37 degrés environ la température
dans ce corps caoutchouté. Le Marin semblait parfaitement heureux en ménage. –
Un jour, notre homme surprit son second en conversation criminelle avec sa
docile bien-aimée. Que se passa-t-il dans ce cerveau de navigateur fougueux et
brutal ! on ne sait, mais il chancela, il vit rouge, il fut frappé d’une
subite folie et, ce qui est certain c’est que, décrochant une hache d’une
panoplie, sans mot dire, d’un geste d’indignation et de fureur, il abattit son
arme. Le second roula à terre le crâne ouvert, inondant de son sang le
caoutchouc satiné de sa complice qui distillait encore, entre ses lèvres, ces
mots de sa voix de guignol : Mon doux amour ! mon cher trésor !
Les
Mannequins ne font pas toujours rire ! aurait dit Gavarni, en légende de
ce dramatique tableau.
Octave
Uzanne.
1er
mai 1900. »
Ainsi s’achève cette étonnante préface. Léon Riotor a divisé
son ouvrage en cinq chapitres : Le corps de la femme – La nature et le
mannequin – Le mannequin et l’histoire – La mode et le mannequin – Une industrie
parisienne. Ce sont des chapitres assez courts et l’ensemble ne nécessite guère
plus d’une demi-heure pour être lu. Le texte de Riotor fait montre d’une
sensualité affichée en de nombreux endroits, ce qui n’a pas dû déplaire à
Octave Uzanne. Pourtant le cas des poupées d’amour n’est qu’à peine effleuré d’une
phrase allusive dans le deuxième chapitre : « On raconte que, depuis,
les marins au long cours redoutèrent moins les femmes mécaniques, et que plus d’un
en emporta pour des conversations moins métaphysiques. Je n’ai jamais pu l’expérimenter. »
C’est donc finalement Octave Uzanne qui aura traité par l’anecdote historique
ce chapitre délicat des mannequins d’amour.
A notre connaissance il s’agit d’une des premières fois où
le sujet des poupées sexuelles est abordé dans la littérature de manière aussi précise
et d’après un témoignage visuel.
Bertrand Hugonnard-Roche
[1] Léon Riotor est né à Lyon le 8 juillet 1865 et mort à Paris en 1946. Homme de lettres et homme politique français. Fils de Nicolas Célestin Riotor et de Fernande Isaline Fischer,
Léon Riotor a deux frères, François Riotor, né vers 1860 et Alfred Riotor, né
le 26 mars 1871. Il a été marié à Julie Stockeman et n'a pas eu de descendance.
Il est devenu vice-président du Conseil municipal de Paris et du Conseil
général de la Seine. Il a publié plusieurs poèmes, Le Pêcheur d'anguilles (1894) ; Poèmes et Récits de guerre (1918) ; Spicilège(1928) ; La Main de gloire (1929). Romancier, il est tantôt
satiriste avec Les Raisons de
Pascalin (1894), Les taches d'encre (1929), tantôt psychologue dans L'Ami inconnu (1895) ; La Mère du Héros (1905), voyageur aussi avec La Nouvelle Autriche (1927) ; Locarno et Les
îles Borromées (1929) ; L'Horizon(1929). Enfin,
critique d'art, on lui doit Auguste
Rodin ; J-B Carpeaux (1906) ; Les Arts et les Lettres'(1901,
1903, et 1906) ; L'Hôtel
de Ville (1928). Il a été
fait Commandeur de la Légion d'honneur et collabora à de nombreux journaux. Il
faut signaler qu’en plus d’une carrière bien remplie dans les lettres, Riotor
mena une carrière politique au Conseil Municipal de Paris.
[2] Ce
volume sort des presses de J. Royer à Annonay (Ardèche). Il est imprimé sur
papier vélin mécanique épais. Il n’est pas signalé de grands papiers. Le texte
de Léon Riotor est daté à la fin de Janvier 1900 tandis que la préface d’Octave
Uzanne est datée du 1er mai 1900. L'exemplaire présenté est dans son cartonnage éditeur demi-toile avec plats de papier décorés de motifs floraux typiques de la période Art Nouveau.
[3] Voyage à
Anvers d’Octave Uzanne vers 1884-1885, avec un ami artiste, peut-être Félicien
Rops ?
[4] « C’était
la dernière nuit que nous devions passer à Anvers, cette ville dont les livrets
parlent peu, sans doute parce qu’elle vous parle assez d’elle-même. Qui n’a pas
vu Anvers par une belle nuit, n’a rien vu. C’est une brumeuse Espagnole, dans
toute la rigidité d’un habit de veuve. Elle a des crucifix géants qui ouvrent
çà et là leurs bras de plâtre, avec cette inscription sur leur lanterne : Christus
splendor vicinis ; des madones grillées et illuminées au coin de ses
rues, tout un vieux luxe catholique qui étincelle encore de plus de rayons et
de paillettes à la lune. Du côté du port, ses maisons se mirent dans l’eau,
comme des filles coquettes ; au centre de la ville, elles sont mornes et graves.
La nuit venue, des ombres gigantesques drapent subitement ses murs ; ses vitres
semblent ruisseler d’une pluie de diamants sous les clartés de cet astre qui
sème partout la pâleur. Ses musicos, ses bals, sont concentrés dans un quartier
de Satan, qu’on nomme le Rydeck ;
amas impur de marins et de femmes ivres. – Partout ailleurs le silence. »
(in Le cabaret des morts de Roger de
Beauvoir).
[5] La Place Verte est la place principale d'Anvers, le lieu de rencontre de tous les étrangers en visite dans cette ville.
[6] Madame Van der Mys n'a pas laissé de trace dans la littérature semble-t-il hormis dans cet ouvrage.
[7] En
référence à l’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam, roman publié en 1886. Lord Ewald est un homme désespéré.
Amoureux d'une femme d'une grande beauté mais à l'esprit médiocre, il confie le
désarroi de cette contradiction amer à son ami, le célèbre inventeur Thomas
Edison. Celui-ci lui promet de trouver une solution à son problème en créant de
toutes pièces une créature mécanique qui serait le sosie de sa bien-aimée mais
serait aussi dotée d'esprit et d'une grande sensibilité. Une illusion parfaite
qui relèguerait son modèle loin derrière. Face à un Lord Ewald d'abord
sceptique, Edison lui décrit son projet dans le détail et parvient à lui donner
corps grâce à son remarquable savoir technique mais aussi en ayant recours au
spiritisme.
[8] Flessingue (en néerlandais Vlissingen), est une commune et une ville néerlandaise dotée d'un important port de commerce située sur l'ancienne
île de Walcheren, en Zélande.
la citation de Gavarni, comme vous le savez, Bertrand, est "les maris ne font pas toujours rire", en légende d'une gravure du Diable à Paris, si je me souviens bien.
RépondreSupprimerUzanna appréciait particulièrement Gavarni et son oeuvre. Pas étonnant donc qu'il joue ici avec ses légendes spirituelles.
RépondreSupprimerB.