On trouve le texte ci-dessous aux pages 49 à 55 du premier volume du Livre Moderne. C'est une intéressante description du premier dîner organisé par et pour les Bibliophiles contemporains. C'est sans doute dans ce texte qu'Octave Uzanne emploie pour la première fois le terme de Biblio-Contempo, qui restera.
De nombreux indices stylistiques nous invitent à penser que c'est Octave Uzanne lui-même qui est l'auteur de ce texte, même si, par pudeur, par modestie ou par un savant jeu de dédoublement de la personnalité, il se place dans le récit à la troisième personne tout en s'analysant lui-même : "Octave Uzanne, qui est loin d’être un timide cependant, mais qui semble se blottir avec plaisir dans un mutisme voulu – dont plusieurs d’entre nous voudraient bien le déloger."
Bonne lecture.
Bertrand Hugonnard-Roche
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Le premier dîner des Bibliophiles Contemporains
(18 décembre 1889).
Mes chers confrères, le sieur de Cussy avait raison :
Le dîner est le nerf de la vie sociale ; les Biblio-contempo – qu’on me
passe ce diminutif familier – en ont fourni délicieusement la preuve en
festoyant au nombre d’une trentaine, au café Riche, le mercredi 18 décembre
dernier.
Puissent les absents ne point s’en consoler, mais il est de
toute justice d’avouer que la chair était exquise, les vins délicats, et
l’esprit confraternel digne de ces anciennes agapes où le bon Athénée fait
converser entre eux ses étonnants et paradoxaux personnages.
Près de quarante membres avaient envoyé leur adhésion, on
comptait sur S.A.R. Mgr le Duc d’Aumale et sur S. E. Lord Lytton ; mais, à
la dernière heure, le prince fit prévenir qu’il devait rester à Chantilly, et
l’ambassadeur d’Angleterre, retenu à la chambre par une entorse, envoya ses
excuses au président. D’autre part, avec la grippe, qui est devenue la
coqueluche générale, plusieurs académiciens des beaux livres, en coquetterie
d’influenza, envoyèrent des profondeurs de leurs couvertures des télégrammes de
regrets.
Parmi les présents figuraient : Charles Cousin, Henri
Beraldi et Louis Beraldi, Henri Houssaye, Jules Brivois, représentant la caisse
sociale ; Paul Lacombe, le comte de Contades, B.-H. Gausseron, Jean
Richepin, Vigeant, le comte J. Dupontavice de Heussey, attaché militaire à
Londres ; Albert Quantin, Rubattel, Georges Bengesco, Lucas, Alfred Piat,
Archbold-Aspol, E. de Gourio de Refuge, Gaston Tissandier, Henri Vever, Georges
Demory, Henri Thuile, Georges Vicaire, A. Mariani, Mercier et Jacques Leman,
que nous ne reverrons plus, car il devait, hélas ! succomber quelques
jours plus tard à une attaque subite d’angine de poitrine.
La table était fleurie, pomponnée, étincelante sous des
lueurs électriques ; un Menu à l’eau-forte indiquait la place de tous les
convives que le président s’était efforcé de placer par groupes sympathiques.
Les présentations faites, la glace rompue, on se mit à table.
Au dessert, notre président, Octave Uzanne, qui est loin
d’être un timide cependant, mais qui semble se blottir avec plaisir dans un
mutisme voulu – dont plusieurs d’entre nous voudraient bien le déloger – pria
ses commensaux de vouloir bien accorder les honneurs du discours à son cher
vice-président et speaker ordinaire Charles Cousin, l’inénarrable Toqué, auteur
et publicateur du Voyage dans mon grenier.
Cousin a l’éloquence impétueuse, sa langue bondit comme un
pur sang au moindre aiguillon ; il est disert, malicieux et adorablement
bavard à la fois ; il sait mettre la gaieté sur la nappe, et, rien qu’à
regarder son faciès de Comus, cette mine grassement modelée par le rire et finement
ponctuée par l’ironie, ces petits yeux allumés par l’esprit le plus espiègle,
on se sent gagné par l’aisance sympathique, par le charme attractif qui émane
de ce bibliophile éclectique et électrique, aussi jeune que les plus jeunes,
malgré ses cheveux blancs.
Que n’eûmes-nous de sténographe pour recueillir en un
opuscule tiré à petit nombre les paroles, hélas ! « déreliées »
et envolées des lèvres anacréontiques du brillant vice-président ! – Ce
fut de la pyrotechnie oratoire, du ruggierisme d’éloquence. Le Toqué porta en
premier lieu la santé de notre gracieuse présidente d’honneur, Sa Majesté la
Reine Elisabeth de Roumanie, puis celle de Mgr le Duc d’Aumale ; enfin il
leva son verre en l’honneur de Lord Lytton, le poète, le lettré, le diplomate.
Chacun de ses toasts fut accueilli avec enthousiasme, et le spirituel causeur
sut envelopper les hommages, adressées à chacune de ces trois hautes
personnalités, avec des observations les plus fines et des éloges les plus
discrets.
Le président fondateur reçut naturellement une coupe
d’honneur et dut subir avec modestie les acclamations provoquées à son endroit
par l’incorrigible Toqué. Il remercia ses chers collègues pour le témoignage de
tant de sympathie affectueuse, et donna la parole au vice-président n°2, Henri
Beraldi, qui, en une brève et remarquable improvisation, chanta avec ferveur
les mérites de l’art moderne et des artistes contemporains, littérateurs,
imprimeurs, dessinateurs, graveurs et relieurs, qui valent bien d’être
encouragés, dit-il, et auxquels on a jusqu’ici trop refusé d’attention, au
profit d’un art rétrospectif qui ne doit absorber ni notre argent ni notre
admiration. – Cette allocution nette, incisive et chaleureuse était bien faite
pour ravir les Biblio-contempo qui toastèrent d’un même mouvement : Aux
Modernes !
L’ère des discours n’était point achevée. M. Georges
Bengesco, Conseiller de la légation de Roumanie, se leva pour remercier le
vice-président, Charles Cousin, du toast chaleureux qu’il venait de porter à Sa
Majesté la Reine Elisabeth de Roumanie, et il lut la petite harangue
délicatement tournée que voici reproduite en partie :
En plaçant, dit-il, notre
Société sous le haut patronnage de l’illustre écrivain qui, sous le pseudonyme,
aujourd’hui presque populaire en France, de Carmen Sylva, a buriné des pensées
dignes de vos meilleurs moralistes, vous avez voulu non seulement donner à la
nation roumaine un témoignage de sympathie dont elle vous est reconnaissante,
mais encore marquer votre respectueuse admiration pour mon Auguste Souveraine,
qui porte si noblement la double Couronne de la Royauté et du talent.
Nulle assurément n’est plus
digne qu’elle de présider à nos travaux, parce que nulle peut-être ne réunit au
même degré ces qualités d’originalité, de charme, de grâce et de goût qui
distingueront très certainement nos futures publications. Véritable âme de
poète et d’artiste, aimant et cultivant le beau dans toutes ses manifestations
et sous toutes ses formes, nulle ne pourra mieux seconder nos efforts pour
réaliser dans cet art exquis du livre la perfection idéale vers laquelle
s’élèvent nos aspirations ; et, tandis que ses œuvres si belles, si
harmonieuses, d’une conception si touchante et d’une si rare perfection de
forme, pourront inspirer délicieusement le pinceau magique d’une
Madeleine Lemaire ou d’un Olivier Merson, qui sait, Messieurs, si Carmen
Sylva ne daignera par un jour nous donner un gage précieux de l’intérêt qu’elle
porte à notre Société, en illustrant Elle-même, de son crayon magistral, pour
les Bibliophiles contemporains, quelque belle légende de Pierre Loti, son
prosateur favori, ou quelque superbe poème de Leconte de Lisle, son poète
préféré ?
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Sous de pareils auspices, et
avec le concours dévoué de son fondateur, qui jouit à un si haut degré de notre
confiance, de notre estime et de notre sympathie, la Société des Bibliophiles
contemporains peut envisager sans crainte l’avenir. Elle est sûre du succès, et
d’un succès d’autant plus éclatant que la pléiade de bibliophiles, de lettrés
et d’artistes qui la composent ne voudra rien négliger pour lui faire atteindre
très rapidement le but élevé qu’elle poursuit, et qui, aux termes mêmes de nos
Statuts, est d’introduire dans l’art de la typographie de luxe le plus haut
degré de perfection possible.
Permettez-moi en terminant,
Messieurs et chers collègues, de me conformer à un constant usage diplomatique
en portant la santé de M. le Président de la République française, et en buvant
avec vous à la grandeur et à la prospérité de la France, cette terre classique
de l’élégance, de l’esprit et du goût, si hospitalière pour les étrangers, et
si largement ouverte aux savants, aux érudits et aux artistes de tous les pays.
Vivent les Bibliophiles
contemporains !
Inutile de dire l’accueil galant et chaleureux qui fut fait
à l’élégant Conseiller de la légation de Sa Majesté le Roi de Roumanie ;
le savant bibliographe de Voltaire fut couvert de fleurs, et chacun, non
content de l’avoir applaudi en communauté, tient à le féliciter en personne.
Charles Cousin, le Toqué, lâché en liberté de bavardage
pétillant, voulut avoir la dernière manche ; il avait en face de lui le
correct Jules Brivois, l’ami des livres brochés et des cotisations
acquittées ; il porta la santé de notre très sympathique et courtois Archiviste-Trésorier
dont les fonctions, souvent ingrates, réclament tant d’activité, de zèle, de
soins constants et de dévouement pour notre Société.
C’était assez d’éloquence champagnisée pour un premier
repas, et il était permis de se lever de table pour passer au salon voisin.
Le dîner fait, on digère, on raisonne,
On conte, on rit, on médit du
prochain.
a si bien dit le patriarche de Ferney. Les Contemporains,
chaudement enveloppés dans une bienfaisante atmosphère de cordialité, agitèrent
les projets grandioses, conçurent des livres extraordinaires et jurèrent de se
liguer contre la tyrannie des grands formats, si peu conformes à la vie moderne,
si rarement élégants, si illisibles ou plutôt inlisibles.
On s’unit et causa par petits groupes, et Jean Richepin se
vit fêté, rencontrant parmi nous autant d’admirateurs que de collègues heureux
de lui être présentés. – Un joli mot au sujet de l’auteur des Blasphèmes :
Béraldi père, le voyant entrer, demanda à Béraldi junior : Quel est ce
Monsieur ? et sur de la réponse du fils désignant le chantre des
Gueux : - Il lui ressemble ! clama le féroce iconophile qui n’aime à
connaître les hommes de son temps que par l’œuvre gravé des portraitistes. Il lui ressemble est immense ! ce mot superbe
piédestalise à lui seul un amateur d’estampes.
La petite fête, si cordiale, si intime, si impétueusement
égayée par la verve de son vice-président – un roi de la toquade qui est son
propre fol – prit fin peu avant le milieu de la nuit. Chacun partit à
l’anglaise pour se retrouver à la française au mois des roses éditées à la
verte feuille, chez le tant attendu Désiré Printemps, chasseur de brumes, de
rhumes et d’influences.
Tous les convives du Dîner du 18 Décembre aimeront longtemps
à se souvenir de cette belle soirée, où quelques-unes de nos charmantes
biblio-contemporaines – ont, il faut bien le dire, malheureusement fait défaut.
–
Un
monsieur du comité des dix
(férocement
Bibliophile et vertement Contemporain).
je savais la renommée d'Eve Ruggieri immense, je ne la savais point si anciennement établie...
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