dimanche 6 octobre 2013

Souvenir à Verhaeren (1917) par Octave Uzanne. « [...] cet homme de supérieure et intelligente bienveillance, de bravoure morale, d'impeccable probité [...] »


Voici l'ouvrage qui doit être considéré comme la dernière édition bibliophilique dirigée par Octave Uzanne. Probablement commencée pendant les premières années de la Grande Guerre, l'édition des Quinze Poèmes d'Emile Verhaeren illustrés par Frans Masereel, comme l'explique Uzanne dans sa Glose sur cette édition, est une édition pour les bibliophiles. Imprimé à un peu plus de 1.500 exemplaires sur beaux papiers, largement illustrée par 57 superbes bois gravés de l'artiste belge Frans Masereel, elle fournit à l'amateur de beaux livres un exemple d'édition conceptualisée autour de la mise en page savamment organisée, des vers imprimés « à la queue-leu-leu » et sans retiration (les feuillets ne sont imprimés que d'un seul côté de la feuille).
Uzanne est dans sa soixante-sixième année lorsque paraît ce beau livre des poésies de son ami Verhaeren. Les aventures de ses sociétés de bibliophiles (Bibliophiles contemporains, Bibliophiles indépendants) sont derrière lui depuis déjà de nombreuses années, la dernière publication pour les Bibliophiles indépendants date en effet de novembre 1904, Les Chansons de l'Ancienne France illustrées par W. Graham Robertson, tiré à 150 exemplaires seulement).
S'il faut néanmoins citer Les Parfums et les Fards à travers les âges publiés en 1927 chez Charles Blanc à Genève et illustrés par Léon Carré (le tirage ordinaire est accompagné d'un tirage de luxe à 50 exemplaires sur Japon), ce dernier livre bibliophilique de fait ne présente néanmoins pas les mêmes caractéristiques conceptuelles expliquées aux bibliophiles de 1917 par Uzanne. Nous reviendrons prochainement sur ce dernier ouvrage illustré publié par Uzanne.
Voici donc le Souvenir à Emile Verhaeren qui donne à ce beau livre tout de noir et de blancs intense la sensibilité d'une amitié partagée autour de la poésie réaliste et rustique.

Bertrand Hugonnard-Roche




SOUVENIR A VERHAEREN (*)


Au cours de l'atroce tourmente qui bouleverse et angoisse actuellement le vieux monde, on ne saurait nier que la vie ait prodigieusement perdu de sa valeur du temps de paix. Les morts de l'arrière, les pauvres morts les plus notoires des arts, de la science ou des lettres, s'en vont, aujourd'hui, dans l'indifférence relative des vivants, tous appliqués à déchiffrer le douloureux logogriphe de cette guerre dont le sens final échappe encore à leur curiosité anticipatrice.
Les nécrologies éveillent moins d'échos condoléants et les célébrités de la veille déménagent vers l'éternel Inconnu, sans discours grandiloquents, sans bruit public, « à la cloche de bois ».
Cependant le pitoyable accident survenu à Emile Verhaeren, cette mort tragique, instantanée, odieusement brutale, répandit de toute part la puissante consternation, l'alarme soudaine, poignante, que fait naître la lecture d'un déplorable communiqué. - « Etre un universel regret, c'est une fortune », a-t-on dit. Le grand lyrique des « Rythmes souverains » eut cette fortune inespérée en cette heure où les immolations sont tellement hors de proportions avec le réservoir de larmes attribué à la grande collectivité humaine. Son trépas adventice, terrifiant, fit cet incroyable miracle qu'il fut pleuré bien au delà de ses intellectuels milieux d'intimité et de compréhensive admiration, où le poète émerveillé des Flandres prenait figure de maître incontesté, simple, loyal et franc, tout de candeur et d'amour passionné de la vie et des êtres qui la vivent inconscients souvent de la beauté du travail et la noble grandeur de l'effort.
Bien que la mort reste ici-bas la seule certitude qui soit à notre horizon et que notre destinée apparaisse étroitement cantonnée entre le berceau et la tombe, l'accident qui brise instantanément une existence précieuse à l'élite humaine, nous consterne indiciblement. - Nous demeurons stupides en constatant de nouveau avec quelle rude spontanéité, la tenaille effroyable de l'ombre, comme aurait dit Hugo, s'abat et se referme brutalement sur un foyer d'éclatante ardeur et un faisceau de forces et de santé combatives. Nous invoquons la fatalité, sans y croire. Comment n'être pas vacillant et illogique devant pareille catastrophe !
L'admirable poète des « Campagnes hallucinées » et des « Villes tentaculaires » qui dégageait si superbement toutes les sensations de puissance, d'action ouvrière, d'énergie et de grandeur de la vie moderne avait chanté la frénésie vertigineuse des trains de chemins de fer, le halètement et la panique des machines, l'éclat infernal de leurs feux et la profondeur mouvante et irisée des fumées. Pouvait-il se douter que son heure dernière aurait pour décor un soir d'hiver, une gare humide et sombre de Normandie, noyée de vapeurs et la houle d'une foule brutale empressée à l'assaut des wagons. Sous la poussée des voyageurs , avant l'arrêt du train, il glissa sur le rail où les aveugles roues s'engrenèrent dans sa chair pantelante et éteignirent dans leur marche ralentie cette lumière glorieuse qui brillait d'une splendeur paroxyste parmi les rythmes sonores et véhéments des « Ailes rouges de la Guerre ».


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Verhaeren était mon ami depuis ses débuts dans les lettres. Il venait de publier « Les Flamandes », environ vers la fin de 1883. Inscrit au barreau de Bruxelles, il faisait son stage chez Edmond Picard, le maître avocat-littérateur, chez qui fréquentaient, avenue de la Toison d'Or, poètes et lettrés de France.
Je le revois encore dans sa blondeur rosée, impétueux, enthousiaste, gai, montrant dans des yeux clairs des candeurs d'enfance avide de vie, de confiance et de crédulité pour tout ce qui émanait de la création. Quelle bonté dans ce regard franc ouvert avec ingénuité sur les hommes et qui semblait déjà déterminé à ne refléter que beauté et eurythmie. Nous nous rencontrâmes depuis à Paris, à Londres, à Bruxelles, sur les dunes de Knocke et les plages de Zélande, jusqu'au jour où nos résidences voisines à Saint-Cloud rapprochèrent nos foyers et me firent comprendre toute la perfection morale de ce poète exceptionnel qui, plus qu'aucun autre sut s'abreuver de ce lait de la bonté humaine dont le grand Shakespeare reconnaissait le petit nombre de nourrissons épars à travers le vaste monde. Depuis quelques années, nous vivions l'hiver côte à côte, car avant l'envahissement criminel de son sol adoré qui le fit vers septembre 1914 émigrer en pays britannique, il passait ses étés dans le Hainaut, sur la frontière franco-belge dans sa modeste demeure rustique du « Caillou qui bique » où il écrivit nombre de ses principaux poèmes.
Pourrai-je aujourd'hui me faire à cette pensée qu'il n'est plus qu'un précieux souvenir dans ma retraite dont il était un charme, une parure amicale, si affectueuse, si fraternelle ! Comment admettre que jamais plus désormais, je ne retrouverai ce bon sourire accueillant, filtrant sous les épaisses broussailles de sa longue moustache à la Vercingétorix ! Comment croire, enfin, que cet homme de supérieure et intelligente bienveillance, de bravoure morale, d'impeccable probité s'en soit allé ainsi dans l'éternelle nuit, sous un choc imbécile, et que ce cher camarade, cet inoubliable compagnon dont j'aimais tant les controverses courtoises et les savoureuses causeries ne reviendra plus jamais s'asseoir dans sa demeure voisine où survit brisée, encore incrédule au désastre, statue lamentable de la douleur humaine, celle qui vécut dans son ombre ardente, l'adorant comme un dieu, celle à laquelle il avait dédié ces adorables « Heures du soir » qui chantent le bonheur constant des deux époux aux approches du crépuscule, celle qui fut la fiancée rêvée, la femme inexprimablement aimante et sûre pour laquelle il conservait une flamme si vive, qu'il prévoyait, trépassant le premier :

Que même à travers la terre compacte et morte
Les autres morts en sentiraient l'ardeur.


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Nul, au cours de cette effroyable guerre qui s'ébaucha par la mutilation de sa chère patrie, ne souhaita plus âprement de n'abandonner le front des idées qu'après le triomphe du droit et l'asservissement des infâmes barbares que ses poèmes vengeurs flagellaient impitoyablement. Il aspirait de toutes ses forces tumultueuses et passionnées à la libération de sa Belgique, dont la vaillance et l'héroïsme avaient fait sourdre en lui les cris véhéments d'un nouveau Tyrtée.
Ne l'avait-il pas aimé dès son jeune âge, en ses rêves héroïques de collégien, aimé éperdument, jusqu'en ses injustices, et ses rudesses, ce peuple des Flandres qu'il chanta dans ses « Tendresses Premières ».

L'ai-je rêvé fier et rugueux comme un serment,
Ne sentant rien, sinon que j'étais de sa race,
Que sa tristesse était la mienne et que sa face
Me regardait penser, me regardait vouloir
Sous la lampe, le soir
Quand je lisais sa gloire en mes livres de classe.

La plupart de ses ouvrages consacraient la gloire des Flandres. Il se sentait Flamand dans ses atavismes les plus lointains, les plus profonds ; Flamand dans son aspect physique, dans ses attitudes, dans sa démarche, dans ses gestes familiers. Il l'était à table dans son goût pour les mets succulents et sa joie vis à vis des bons crûs. Rien de ce qui constituait le type essentiel du Flamand ne lui était étranger ; il le constatait et en aurait tiré même vanité satisfaite si un sentiment vaniteux avait pu naître et stagner en son esprit si inaccessible à toute gloriole.
L'outrage fait à la Belgique avait âprement réveillé toutes ses passions assoupies.
Une ardeur inquiète, impatiente et fiévreuse métamorphosait chaque jour davantage l'apparente placidité de ce visage de Flamand débonnaire, stoïque et obstiné. Il n'avait certes plus rien de flegmatique, et il souffrait dans son âme, bien que sans en faire montre, du joug de ses malheureux compatriotes sous la lourde botte germanique.Il songeait au désarroi, au déconfort, aux épreuves et désolations de ses camarades et confrères abandonnés là-bas. Il ne savait plus rien d'eux sinon l'angoisse devinée dans ce pauvre cher pays envahi, ravagé, étranglé. Une complainte qui a toute la mélancolie de celle de Villon sur les dames d'antan, nous révèle sa tristesse alarmée :

Hélas ! Hélas ! où sont-ils donc ?
En quel délaissement et en quel abandon
Sont-ils flottants au gré de l'immense misère ?
Hélas ! Hélas ! où sont-ils donc ?
Mes amis de naguère ?

Son âme était assurément là-bas, au milieu du vallonnement des Dunes, non loin de l'Yser ; là-bas, « où l'on s'élance, où l'on se bat, dans les clameurs et dans les armes ». Il y était allé vers ce dernier printemps aux environs de Furnes, près de son Roi et de la charmante souveraine qui occupent à la Panne, en un modeste cottage, le dernier lambeau du sol inviolé. Il était fier d'avoir vécu dans la tranchée avec tous ces soldats plein de vaillantise survivants des combats de Liège et de Ypres. Je l'avais vu revenir le regard allumé de joie et d'espérance.
Son optimisme, depuis lors, était inextinguible parce que sa foi l'alimentait de ses souvenirs du front et le faisait plus ardent encore dans ses croyances en la victoire.
« Cher ami, me disait-il peu de jours avant d'être foudroyé, cher ami, écoutez bien : Voici désormais ma formule pour purger du doute les mécréants de notre fortune guerrière, envers et contre tout : « Je suis certain de la victoire tout autant que je suis sûr de mourir... Mais, pour ce qui est de me demander quand arrivera ma mort ou la victoire... c'est autre chose ! Sachons attendre et espérer la victoire pour le plus tôt, mon trépas pour le plus tard. »
Hélas ! la Camarade vint avant la déesse ailée qu'il appelait de toute son âme stridente de patriotisme. Elle est venue assez rapide pour ne lui laisser exprimer que ces mots : « Ma femme, ma patrie ». Ce furent ses deux suprêmes amours. Sa peine eût été infinie de se sentir lentement s'en aller de quelque maladie languide et de prévoir qu'il n'assisterait pas au châtiment des féroces et sauvages dévastateurs d'Ypres, de Louvain, de Dixmude et de Liège. Mais son nom restera attaché solidement à la gloire des Flandres. On a pu dire de lui : « Verhaeren prouvait la Belgique ». Non seulement il la prouvait, mais il l'honorait, il la représentait par son individuelle essence, glorieuse, épique et respectable.
Il repose là-bas, près des dunes dont les croupes blondes avoisinent les champs de mitraille et les terres de désolation. Sa tombe est toute proche de celle des héros qu'il chanta magnifiquement dans un poème qui se clôt par cet incomparable vers :

Vous êtes la clarté de l'ombre où vous dormez !


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Verhaeren fut, depuis vingt ans surtout, le poète frénétique de la multiple splendeur de la vie frissonnante et de l'évolution de l'énergie des races. Ce grand lyrique fut supérieurement original et d'un modernisme aigu. Il réalisa en quelque sorte par son verbe ce que Constantin Meunier exprima par le rendu de la forme plastique des frustres prolétaires du Pays noir et ce qu'il prétendait enseigner dans son « Apothéose du travail ». Il dégageait volontiers les atavismes d'art des Flamands du dix-septième siècle, et, dans ses œuvres de jeunesse, nous retrouvons en lui un prodigieux disciple de Groesbeke, de Téniers, de Brauer et de Jean Steen. Le poète est trop complexe pour être ici déterminé dans un rapide salut d'ami.
L'homme était infiniment plus simple, lucide et bienveillant. Il n'était même pas sans une certaine rusticité communicative qui mettait à l'aise aussitôt ses admirateurs les plus intimes. Je me plaisais à dire qu'en allant voir Verhaeren, on allait à la campagne, car dans son atmosphère intime chacun respirait salubrement. Son équité aseptisait la médisance confraternelle par l'altière leçon d'un silence protestataire. Il aimait la vie et ne la voyait qu' « en beauté ». Il sentait la joie d'admirer, d'exalter, de crier ses nobles émotions, de professer la noblesse des œuvres, mais de prendre part à des cassages de sucre, à des critiques ou dénigrements, de se prêter à des insinuations, à des jugements équivoques, cet altier esprit se refusait de parti-pris, avec dégoût. Son caractère était aussi pur et noble que son génie et demeurait à des altitudes où la fange ne pouvait monter. Jamais on ne l'entendit déprécier un livre, vilipender un confrère, méconnaître un talent. Il ne pouvait, comme à tant d'autres, lui venir à la pensée de se faire un piédestal du déchet de ses immolations littéraires. Il préférait sembler ignorer que juger durement. Sa loyauté toute de candeur lui faisait redouter d'être injuste. Le silence était l'inviolable refuge de son honnêteté, de sa droiture, de son déterminisme à n'entrer jamais dans le concert des langues envenimées ou de s'amuser des drôleries de spirituels épigrammatistes à la manière rosse de Paris.
Le poète s'était promis de ne plus écrire un seul vers aussitôt que la soixantaine aurait pour lui sonné et il se réservait dès le début de l'an 1916 pour des œuvres de proses et des études de philosophie originale. Mais la guerre l'avait soulevé au-dessus de ses désirs de vivre paisiblement les heures encore claires de son vespéral labeur. Il avait renoncé à ses convenances égoïstes, à son repos, à ses rêves de modération et de ralentissement. Dès le début de la tourmente, il n'eut plus pour idéal que de partager les douleurs de sa patrie et d'être le soldat lyrique de ses belles vertus chevaleresques et héroïques. Il se dépensa sans compter, « son âme était volante au vent vivant, frôlant le front, elle trépida, cria et follement acclama ». Il ne pouvait plus tenir en place ; agité, remuant impulsif et infatigable, l'action le conduisait vers les milieux où sa présence devait servir, encourager, vers les tribunes où son verbe pouvait combattre encore et toujours !
Ceux qui l'ont fréquemment observé dans ces deux années d'âpre houle, savent qu'il était, à la manière des mouettes, toujours battant de l'aile dans la tempête et qu'il ne se posait au logis que pour repartir vers les sautes de vent qui provoquent l'énergie de la lutte. Propagandiste de sa foi et aussi de sa haine si hautainement vouée aux violateurs de sa patrie, il répondait à tous les appels de conférences venus de France ou de pays neutres. Inconscient des surmenages qu'il imposait, oublieux des ménagements et des douceurs domestiques qui convenaient à son âge, sourd aux plus tendres prières de celle qui l'exhortait au repos, au recueillement, au maintien de sa place tiède dans son nid de Saint-Cloud, où une si dévote et maternelle sollicitude veillait sur son bonheur d'intimité, il semblait poussé vers l'ailleurs par une passion de zélateur et d'apôtre. Il s'impatientait hors de l'action ; rien ne l'arrêtait plus. Son destin était lié à ceux qui tombent dans la mêlée. Il avait fait voeu de dormir sur un sol de bataille et ce secret désir s'accomplit. Sa mémoire n'en sera certes que plus glorieuse. Ce merveilleux lyrique aura vu briser ses ailes en plein vol d'épopée.


Octave Uzanne
in Quinze Poèmes d'Emile Verhaeren,
Editions Georges Crès, 1917


(*) pp. LXXXVIX-XCVI. Ce Souvenir à Verhaeren se trouve imprimé à la fin du volume et à la suite des Quinze poèmes choisis d'Emile Verhaeren. Fait suite à ce souvenir la Glose sur cette édition que nous donnons dans le prochain billet. Le volume, de format in-4 (26 x 19,5 cm), a été achevé d'imprimer le 25 mai 1917 sur les presses de "Sonor" S.A. à Genève, sous la direction de Auguste Jordanis. Il est illustré de 57 gravures sur bois, dessinées et gravées par Frans Masereel. Le tirage est de 1.555 exemplaire (15 Japon, 190 Fabriano et 1.350 papier anglais dont 50 hors commerce).

2 commentaires:

  1. Je suis sure que les gravure a bois sont pas les vrai Frans Masereel. C'est peut-etre Fokko Mees.

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