CAUSERIES
LE MÉCANISME DE LA VIE MODERNE
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Maxime du Camp, il y a plus de vingt
ans, a écrit un ouvrage encore très apprécié
sur « l'organisme, les fonctions et la vie de
Paris dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle ». Dans ce livre, l'écrivain très
documenté s'occupait d'une tout autre façon qu'Emile Zola du ventre de la capitale,
de ses moyens de nutrition, de son administration et de toutes les fonctions qui régissent la vie de l'individu parisien depuis
sa naissance jusques à son décès. L'important ouvrage de Maxime du Camp a quelque peu vieilli cependant, c'est le sort réservé à tous les livres de même nature qui
ne sauraient être mis constamment à la hauteur des pacifiques révolutions du jour
fomentées par le progrès. D'autres écrivains se manifestent toujours pour donner
aux idées de leurs prédécesseurs infiniment
plus d'ampleur en généralisant les sujets.
C'est le cas de M. le vicomte d'Avenel qui
vient de faire paraître successivement quatre volumes sur le Mécanisme de la vie moderne (*) qui n'offrent en quelque sorte que le développement de l'idée de Maxime du
Camp sur une échelle considérable et qui franchit toutes les limites de Paris et des
provinces françaises. Cet important ouvrage embrasse à la fois le formidable mouvement sociologue, économique et intellectuel de notre société contemporaine et il
nous convient de ne point laisser passer
sans lui consacrer quelques lignes un ouvrage de cette importance.
On sait quel admirable travailleur et patient explorateur de statistiques est le vicomte d'Avenel auquel nous sommes déjà
redevables de plusieurs œuvres historiques
et économiques, notamment sur la Fortune
privée à travers les siècles, les Paysans et
Ouvriers depuis 700 ans, et enfin d'une
Histoire de la propriété, des salaires, des
denrées et de tous les prix en général depuis l'an 1200 jusqu'en 1800.
L'étude du fonctionnement de la vie française contemporaine a cependant particulièrement préoccupé le vicomte d'Avenel ;
il a pensé que l'œuvre historique entreprise
par les Michel et les Mignet et les Louis Blanc ne serait pas achevée tant qu'à côté
du récit des faits on n'aurait point écrit
une étude sérieusement développée sur le
rôle industriel et moral de la nation. L'Histoire de la Civilisation d'Alfred Rambaud, véritable monument sociologique,
ainsi que les Origines de la France contemporaine de Taine semblèrent, aux yeux de
M. d'Avenel, être suffisants pour expliquer
les sources de la vie actuelles, mais il jugea
avec raison nécessaire de continuer jusqu'à
notre heure ces œuvres considérables. Il a
réussi au gré de son désir et du nôtre à
nous donner une suite de tableaux encyclopédiques où il s'est plu à nous retracer
toutes les phases principales du fonctionnement de l'existence sociale de notre époque
dans toute sa fébrile activité. A chacune
des pages séparées de son ouvrage, l'auteur remontant jusqu'aux origines de chaque industrie, de chaque commerce, de chaque production, a fait preuve d'un parfait
esprit d'érudition. Ni optimiste, ni pessimiste, mais simplement conscient du grand
mouvement évolutionniste si fort admiré par
Herbert Spencer et tous les philosophes de
son école, M. d'Avenel estime que la société, loin de rester stationnaire ou d'avancer trop rapidement, comme d'aucuns le prétendent, accomplit, au contraire, avec
un ordre normal son développement progressif très remarquable.
Aussi, le judicieux économiste a-t-il jugé
bon de remonter au passé afin de mieux
juger avec nous si le résultat de l'effort
humain a été aussi noble que 1'effort lui-même était grand. « Ce résultat, dit-il lui-
même, dans une préface souriante, paraîtrait mince toujours au gré des contemporains exigeants. Il paraîtrait précieux aux yeux des anciens s'ils revenaient en ce monde, et — me sera-t-il permis de le dire
— on peut assimiler à ces anciens tout
homme de notre temps qui a impartialement interrogé l'histoire, car la connaissance du passé apprend à aimer le présent. »
Depuis la mise en œuvre des matières
premières indispensables à toute production jusqu'à la consommation des objets
fabriqués, M. le vicomte d'Avenel passe en
revue les mille et une métamorphoses que
subissent les vêtements. les aliments, les
numéraires et jusqu'aux œuvres intellectuelles et artistiques qui s'offrent en contribution au journalisme, à la publicité et
au théâtre.
Après le monde balzacien des Goriot et
des Nucingen, voici le monde plus moderne
des grands fabricants, des grands banquiers et des chefs d'industrie. Et ce sont,
surgissant au-dessus de leur époque, comme
les représentants d'une nouvelle oligarchie ; l'oligarchie du travail, un actif marchand
de nouveautés comme Aristide Boucicaut,
fils d'un humble chapelier; un maître de
fonderie comme ce Schneider qui fut le
Vulcain de la forge moderne et dont le haut
Creusot ne cesse, nuit et jour, de brûler
sans relâche pour le travail du fer et celui de l'acier ; un épicier génial tel que Félix Potin qui a donné à l'alimentation parisienne contemporaine une proportion
d'affaires jusqu'alors inconnue ; des minotiers et fabricants de papiers tels que les
Darblay ; un brasseur d'affaires comme Dufayel capable de donner, par le commerça
à petit crédit, un développement extraordinaire de consommation. Des magasins de nouveautés aux assurances sur la vie, de de l'industrie du fer au travail de l'alcool ;
des magasins d'alimentation aux compagnies de navigation, de la publicité effrénée et réclamière des inventeurs au travail
de la soie, le vicomte d'Avenel nous emporte à sa suite dans le tourbillon affairé
de l'effervescence moderne. Grâce à lui, nous suivons d'un œil intéressé l'évolution
qu'accomplit le commerce des agglomérations successives, depuis les temps anciens
de Beaucaire et de la foire du Lendit jusqu'aux modernes magasins des nouveautés,
dont un romancier, M. Emile Zola, a si
bien dépeint, dans le Bonheur des Dames,
la bourdonnante rumeur de ruche travailleuse. Le grotesque M. Calicot des parades
romantiques a laissé place à de sérieuses individualités. Les Hériot, les Boucicaut,
les Jaluzot commandent aujourd'hui à ces
immenses docks du costume, de la chaussure et de tous les vêtements que sont les
grands magasins. Des armées d'employés
savamment disposés et entraînés au gain
par une « guelte » copieuse travaillent sous
les ordres de chefs décidés, donnant ainsi
au commerce à petits bénéfices une extension où le public trouve beaucoup et bon
marché.
Au papier et au fer « principaux éléments
du progrès », M. le vicomte d'Avenel consacre de longues pages. Voici les hauts fourneaux qui ne durent que quinze ans et ne
cessent de brûler. Il ne leur faut que quinze
heures pour transformer en rails le minerai préparé. M. d'Avenel nous parle d'eux
comme de « géants qui mettent au monde,
toutes les deux heures, une cuvée de 10,000
kilos de fonte et qui, dans le même temps,
rejettent de leurs flancs, chaque fois qu'on
les ouvre, environ 20,000 kilos de scories
qu'ils n'ont pu assimiler, consomment. par
conséquent, une moyenne de 15,000 kilos de
matières à l'heure ». Suit une minutieuse
description de notre Creusot français dont
le développement industriel n'est « plus
égalé dans le monde que par deux ou trois
établissements métallurgiques : Krupp en
Allemagne, Bethlehem et André Carnegie
aux Etats-Unis. Le Creuset possède, pour
son usage exclusif, 300 kilomètres de voies
ferrées, 1,500 wagons, 30 locomotives ; ce
qui ne l'empêche pas de payer annuellement pour 9 millions de francs de transport à la compagnie P.-L.-M. Voilà des
chiffres, éloquents. Ceux des produits de l'usine Potin nous semblent aussi sensationnels : 900,000 kilos de pruneaux y sont vendus par an et 120 pièces de vin débitées
tous les jours. Le chiffre des boîtes de conserves atteint annuellement 700,000 et celui des kilogrammes de sucre un peu plus de
7 millions. Sur les salaisons, la charcuterie, le débit de la viande, enfin le fonctionnement des coopératives de consommation
où il faut voir un superbe exemple de solidarité, M. le vicomte d'Avenel ouvre les
horizons les plus inattendus et fait briller
sous nos yeux le chiffre exorbitant de millions d'affaires.
Au fonctionnement des banques : Comptoir d'Escompte, Société Générale, Crédit
Lyonnais, que M. le vicomte d'Avenel appelle
si expressivement des boîtes à milliards,
plusieurs chapitres ne suffisent pas. A
peine s'ils suffiraient à la genèse bouillonnante où se prépare la pâte à papier. Ici
nous assistons à la fabrication de tous les
papiers, depuis celui qui sert aux billets
de banque jusqu'à celle des 51,000 kilos de
paillettes multicolores nécessaires aux
jouissances des jours de carnaval.
Suit l'éclairage avec son historique depuis les temps de Carcel jusqu'à celui
d'Auer. Sait-on qu'il se consomme en
France, rien que pour les 1,100 villes éclairées, 700 millions de mètres cubes de gaz ?
Ce chiffre d'ailleurs tend à diminuer devant
l'envahissante clarté des perles électriques.
Paraissent les transatlantiques. Leurs
flancs recèlent des richesses et portent les
passagers ; quelques-uns, comme la Touraine et la Normandie, sont de véritables
cités flottantes. Pour la seule nourriture de
près de 200 convives de tels vaisseaux doivent emporter à bord de quoi fournir
15,000 kilos de viande de boucherie. 1,500 têtes de volailles, 46,000 œufs, 7,000 huîtres, 180,000 kilos de pain, sans compter 9,000 brioches, 31,000 litres de vin, etc... »
Au commerce de la soie, à l'étude des soieries d'autrefois et à l'élevage des vers, au
tissage, M. d'Avenel s'arrête longuement.
Il ne les quitte satisfait que pour prêter
aux assurances sur la vie, qu'il nomme si
justement « le vaccin contre le hasard », un
chapitre important.
La construction de la maison : depuis les
pierres de la fondation jusqu'à là couverture du toit voisinent, dans le troisième
volume, avec « l'alcool et les liqueurs » . le
« chauffage », voire même l'organisation
des courses et l'élevage des chevaux. Le
dernier tome, tout entier consacré à « l'habillement féminin », aux « modes » à la « publicité », au « théâtre», aux « prêts populaires », au « Mont-de-Piété », est celui
qui donne de la société parisienne les tableaux les plus vivants et les plus intéressants. Nous ne saurions y insister dans
cette causerie fugitive.
En quatre volumes énormes d'un intérêt
constant, le vicomte d'Avenel a accumulé,
selon le mot de Taine employé au sujet de
Balzac, les plus grands magasins de documents qu'on ait encore vu ériger sur la vie contemporaine. Il faut l'en féliciter.
OCTAVE UZANNE. (**)
(*) Mécanisme de la vie moderne, par le Vicomte d'Avenel. 5 séries parues entre 1896 et 1905. Publié à Paris chez Armand Colin éditeur. 5 volumes au format in-12. Au moment de la publication de l'article d'Octave Uzanne le 5eme volume n'a pas encore paru. Les volumes seront réédités à grand nombre d'exemplaires sur les années suivantes.
(**) Causeries de la Dépêche de Toulouse. Le Mécanisme de la vie moderne par le Vicomte d'Avenel. Article publié le Mercredi 4 juin 1902.
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