HOMMES ET CHOSES
Conduite
intérieure
Depuis plus de cinquante ans, nous parlons du surmenage que la civilisation contemporaine impose à notre pensée et de la
nécessité d'ordonner des cures de fatigue cérébrale, de forcer notre moteur intellectuel
qui travaille à plein rendement, à des repos
durables, à cette fin de rétablir l'harmonie
et l'équilibre dans notre machine humaine qui
s'use trop rapidement.
La psychothérapie recommandée par Frédéric Nietzsche, dans Le Voyageur et son
ombre, et qui consiste à s'immobiliser, à demeurer alité, à ne songer à rien autre qu'à
à ronronner dans le vide, cette hygiène de
l'esprit, mis au cran d'arrêt, semble encore très appréciée par les maîtres de la science actuelle, si j'en crois certaines communications qui viennent d'être faites à l'Académie de médecine. Le mot d'ordre est de développer chez les pseudo-surmenés la faculté de ne plus penser, surseoir à toute cogitation
et de végéter comme un légume.
J'estime qu'il y a là une erreur profonde
d'interprétation. La dépression neurasthénique des surmenés de l'intelligence combative
ne provient pas toujours, beaucoup s'en
faut, d'une action trop prolongée, trop fervente de la pensée, mais bien plutôt d'un éparpillement de cette pensée sur une infinité
de sujets trop différents les uns des autres.
Il y a une diffusion de spéculations cérébrales chez les hommes de ce temps, une indiscipline, je dirai même une sorte d'anarchie du sensorium qui les porte à vouloir
tout saisir et embrasser, dans le domaine de la connaissance. Ils se prodiguent et se gaspillent avec excès et si rapidement qu'ils effleurent à peine ce qu'ils croient approfondir. Ils négligent les associations d'idées et multiplient les directives de leur curiosité, ce qui aboutit à un épuisement moral, à une défaillance physique qu'un labeur de bon
aloi, venant d'une puissante concentration de
l'esprit, ne saurait produire. Si la pensée au contraire est progressivement entraînée à une discipline rigoureuse, méthodique, et si elle est consciencieusement dirigée vers un sujet
d'élection, la joie de la création allège de toute fatigue ; l'esprit jouit, tout comme le muscle habitué à l'action. Point n'est besoin d'une cure de repos. Il y a des reflexes de bienfaisante béatitude pour tous ceux qui œuvrent, comme il convient, passionnément, en état d'hypnose, hors des ambiances, dans le ravissement d'une prestigieuse extériorisation de leur cérébralité.
Il y a quelque chose d'ironique dans cette
prétention de mettre au garage le moteur intellectue et de priver l'intellect de son essence d'action, alors que ceux qui pensent vraiment, qui exercent leur jugement individuel, qui voient toutes choses de leur propre vision et dont l'opinion sur les faits, les œuvres et les hommes n'est pas fournie par l'acquisition des journaux quotidiens, sont si rares que chacun de nous, dans ses relations, les peut compter avec trop d'aisance.
Les surmenés, croyez le bien sont presque toujours privés d'un foyer psychique ; ils
rentrent peu en eux-mêmes, pour s'y recueillir, s'y mieux meubler chaque jour, y forger l'outillage de leur vouloir et tâcher d'y éveiller, dans les profondeurs cryptiques, les merveilleuses puissances de l'inconscient qui
constituent, a-t-on dit, l'ensemble des causes non connues réalisant le Monde.
Les êtres trop exceptionnels, en cette
heure où l'exhibitionnisme, le désir de paraître dominent les vanités piaffeuses, les
individualités qui se cherchent en eux-mêmes,
qui s'habitent, qui inventorient toutes les
richesses mystérieuses qui sont enfouies en
nous, mais qu'il se faut découvrir patiemment, silencieusement, délicatement, savent
quel suprême réconfort ils trouvent dans
leurs investigations. Ils se sentent possesseurs de biens incomparables qu'ils peuvent
faire valoir avec sécurité. Ils se rendent
compte de la maîtrise qu'il est en leur pouvoir d'exercer sur et par eux-mêmes, en sachant tirer parti de toutes les puissances qui
leur sont peu à peu révélées et qu'ils peuvent
diriger à leur guise. Ils en arrivent à être
assurés qu'ils peuvent diriger sûrement leur
destinée en se mettant au volant de ce que les
automobilistes nommeraient volontiers leur « conduite intérieure ».
Ce mot de conduite intérieure est nettement expressif des théories de la psychanalyse que le docteur Freud vient de mettre en vogue dans ce même monde où les dissertations sur le relativisme d'Einstein essaient de
se produire dans l'incompréhension des auditeurs. Il faut avoir une « conduite intérieure » où il n'y ait de place que pour notre supérieure entité. Tout est là, y compris
le bonheur et la conscience du pouvoir que
l'individu qui sait toutes les vertus essentielles dont il est dépositaire en soi peut
exercer, en vertu des forces irrévélées que
chacun possède, et que presque toujours il
ignore.
Un grand savant japonais, philosophe,
mathématicien et métaphysicien, qui dans
tout l'Extrême-Orient est honoré comme l'un
des plus magnifiques cerveaux de l'univers,
Tu-Se-Ka-Ri, de son nom, auteur de l'Identité des notions d'espace et de temps, et
directeur de la Collégiale de Tokio, a poux doctrine que l'homme est maître de son destin. Je crois que ses admirables théories gagneraient à être vulgarisées en Occident et
surtout enseignées aux esprits impérieux, volontaires, qui cherchent à se dérober à la
formule affirmant que tout être doit se soumettre au fatum et subir la loi inexorable de
la prédestination.
Tout individu, selon Tu-Se-Ka-Ri, peut et
doit se créer à lui-même son propre paradis
et atteindre tous les points auxquels il aspira
de parvenir, sans effort ni surmenage, mais
par le constant usage d'une volonté forte,
simple et claire, projetant son rayonnement
jusque dans les zones obscures où elle est
reçue par l'Inconscient.
Cette méthode du savant japonais, basée
sur le vouloir absolu, systématique, se rapproche du mentalisme intégral et sert à miracle tous les faits et actes de la vie. C'est
ainsi que Tu-Se-Ka-Ri enseigne aux femmes
enceintes à désigner avec force le sexe de l'enfant qu'elles portent en elles et à répéter
chaque soir, avec ferveur et conviction : Je porte dans mon sein un embryon mâle (ou
femelle), pour que au jour de l'accouchement sa volonté soit accomplie. Le vœu doit être
affirmativement formé dès la septième semaine de la gestation, alors que se produit
chez le fœtus la détermination du sexe. La plupart des femmes nippones, paraît-il, qui
ont eu recours à cette méthode et qui l'ont
appliqué avec foi et continuité, ont toujours
obtenu la naissance d'un enfant dont le sexe était celui qu'elles avaient nettement désiré. Les statistiques fournies indiquent un
résultat invraisemblable, car sur près de
3.000 femmes ayant souhaité en 1907 un garçon, il n 'y eut que 34 désabusées, à vrai
dire étourdies, sans énergie ni obstination,
et qui n'avaient pas su soumettre l'inconscient à leur puissance de volonté.
Je ne saurais ici m'étendre sur ces théories, chères aux psychistes et qui témoignent de la force du mental dans l'appel à l'inconscient. Mais il me plairait de démontrer
que, si étranges qu'elles puissent paraître,
elles ne méritent point une ironie facile de
la part de ceux qui les ignorent dans l'ensemble et le détail. Ce que je puis dire,
c'est qu'il existe en nous des pouvoirs, des
puissances qui demeurent inexploités et que
nous dédaignons parce que le plus souvent
nous vivons insuffisamment en nous-même
pour les deviner, les découvrir et en faire usage. Nous ne fréquentons pas l'hôte inconnu que chacun de nous héberge et qui serait un si opulent bienfaiteur si nous faisions
effort pour nous concilier ses prestigieuses
faveurs.
Ayons donc une « conduite intérieure » ;
vivons davantage dans le rayonnement intense de notre foyer psychique et ne parlons
plus de ce surmenage qui ne saurait exister
chez ceux qui savent qu'il existe dans l'imagination, soutenue par la volonté, des réconforts inépuisables. Nous mourrons presque
tous sans connaître les richesses qui sommeillent dans les mystères de notre inconscient.
Nous courons après la fortune et le bonheur
qui sont en nous, à notre portée directe, mais
que notre fierté nous fait poursuivre loin de notre centre. Comment s''étonner que nous ne
trouvions que le néant et la sottise des vanités
illusoires.
OCTAVE UZANNE. (*)
(*) Article publié dans La Dépêche du lundi 24 avril 1922.
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