dimanche 14 août 2022

Jules Barbey d'Aurévilly, notes et souvenirs, par Octave Uzanne, article publié dans la revue Le Livre du 10 juin 1889.


JULES BARBEY D'AUREVILLY

NOTES ET SOUVENIRS


Barbey d'Aurevilly jugé par les Journalistes d'après ses apparences. - Le naturel de cet Excentrique. - Comment mourut ce Templier des lettres. - Généalogie de la Famille Barbey. - Ses armoiries d'après d'Hozier. - Portrait de Barbey d'Aurevilly, par Testis. - Mes premières relations avec ce Capitaine Métaphore. L'auteur des Œuvres et des Hommes, ses opinions, ses pensées. - Le Carquois du Sagittaire. - La correspondance de Barbey d'Aurevilly. - Un portrait de Charles Nodier inédit. - D'Aurevilly et sa critique. - F.-G.-S. Trébutien de Caen, histoire d'une amitié rompue. - Trébutien éditeur. - L'abbé Léon d'Aurevilly. - Barbey d'Aurevilly poète. - Le Romancier, son idéal, sa facture. - D'Aurevilly et le silence de la Presse pour ses œuvres. - Le dernier causeur.



ON cher, voici encore un drôle qui peut se vanter de m'avoir raté ... et, qui mieux est, imbécilement raté ; on n'est pas plus niais ! »

Que de fois n'ai-je point entendu, soulignée d'un rire de dédaigneuse indifférence, cette apostrophe de Barbey d'Aurevilly, après lecture d'une étude ou d'un portrait de sa personnalité dans un des journaux du matin ! Je le vois encore jetant de côté la feuille publique sans colère et sans haine, mais la lèvre imperceptiblement plissée par une pointe de dégoût invincible qui lui faisait ajouter avec un air ironique :

« Voilà dix ans, quinze ans, vingt ans, monsieur, qu'ils débitent les mêmes sornettes, qu'ils sautent tous, ces misérables moutons de Panurge, dans la même fosse remplie des balayures de lieux communs, de banalités et de commérages. C'est à faire pitié !... Ils parlent de mon costume, de mes culottes, de mon corset, de mes jabots et de mes dentelles ... Ils ont été jusqu'à dire que je portais des bagues aux doigts de pieds !... et leur physiologie se borne à ces écœurantes sottises, à ces ridicules ronrons de portières !... Aussi, lorsqu'on m'envoie un article sur mon nom, je le sais d'avance, et comme tous se répètent, hélas ! à qui mieux mieux, je sens des frissons de froide tristesse humaine qui m'agitent malgré moi ! »

Dans la platitude grise et l'uniformité odieuse des temps présents, l'extériorité de Barbey d'Aurevilly a faussé l'opinion et favorisé l'établissement d'une légende inepte et indestructible. L'homme qui, en société, n'est qu'un faisceau d'habitudes, pardonne aussi malaisément le paradoxe du costume que le paradoxe de l'idée ; il semble qu'il y ait traîtrise à vouloir s'individualiser en dépit des règlements bêtas auxquels chacun se soumet, et le grand romancier, le penseur hautain, le critique superbe et indépendant qui personnifièrent le génie noble et affiné de Jules Barbey d'Aurevilly ne purent jamais, tant est grande la badauderie intellectuelle, surmonter le panache de mousquetaire que le journalisme méchamment blagueur avait, de parti pris, accroché au feutre si crânement porté par l'auteur des Œuvres et des Hommes.

Barbey d'Aurevilly, pour les superficiels, c'est-à-dire pour la foule, est toujours resté caricaturalement un type d'excentrique, une sorte de Duc de Brunswick de la littérature, et les petits barbouilleurs du journalisme boulevardier qui, pour la plupart, ignoraient son œuvre ou ne la pouvaient comprendre, se sont presque tous évertués et complu, durant sa vie, à faire de sa personne un portrait de fantoche et d'humoriste hétéroclite dont l'allure iroquoise n'était pas moins fausse que le costume.

La soie, le satin, les dentelles, le velours pourpre, les manchettes extravagantes, la rhingrave ajustée, le pantalon-maillot formaient, à leur dire, la garde-robe ordinaire du biographe de George Brummel, et le ridicule outré de ces assertions harponnait au bon coin la bouche bée des lecteurs qui ne voulaient dès lors plus voir chez le maître écrivain que le dernier portemanteau des défroques romantiques, un vieux dandy qui aurait traîné comme une véritable évocation du journal le Bon Ton, de 183o, la silhouette démodée d'une de ces fines fleurs des pois immortalisées par Gavarni.

Que faire contre cette légende imaginaire, fomentée et par suite fermentée dans l'opinion publique, fatalement intoxiquée aux débits des petits assommoirs littéraires quotidiens ? On ne répare pas les infiltrations de la bêtise humaine ; la fiction nigaude est plus corrosive que la vérité.

Barbey d'Aurevilly, tout en aimant le faste de son enveloppe, en recherchant l'avantage de ses coupes de redingote, en étoffant sa poitrine, en restant fidèle aux sous-pieds et à l'ajustement de sa taille, n'eut jamais le ridicule des corsets et des enrubannements qu'on lui prête. - II se plut parfois, il est vrai, à égayer d'une pointe de couleur crue la dentelle de sa cravate ou à mettre un reflet de satin sur la couture de ses culottes ; il ne consentit point à laisser étriquer sa haute stature de Normand dans les affreuses confections des modes courantes, et y eût-il dans cette recherche de son vêtement vanité, puérilité, faux dandysme et même offense à la loi des coupes égalitaires dans le costume, encore faudrait-il avouer qu'étant données la hauteur de son caractère, la droiture altière de sa vie, la profondeur de son génie, et, ce qui est plus rare encore, l'absolue bravoure de sa conscience, ce léger travers ne devait point être exagéré jusqu'à masquer toute la noblesse débordante de cette grande et ardente figure héroïque.

Au reste, lui-même a remarqué cette intolérance particulière à notre pays dans une note de son Brummel : « En France, écrit-il, l'originalité n'a point de patrie on lui interdit le feu et l'eau ; on la hait comme une distinction nobiliaire. Elle soulève les gens médiocres, toujours prêts, contre ceux qui sont autrement qu'eux, à une de ces morsures de gencives qui ne déchirent pas, mais qui salissent. Etre comme tout le monde est le principe équivalent, pour les hommes, au principe dont on bourre la tête des jeunes filles : Sois considérée, il le faut, du Mariage de Figaro.

Toutes les causeries du journalisme sur Barbey d'Aurevilly ont presque toujours été dominées par l'inventaire minutieux de son costume et par la pyrotechnie de ses mots- fusées, le plus souvent lourdement recueillis ; il semble qu'on se soit plu davantage à faire sa charge que son portrait, c'est pourquoi, au début même de ces pages de souvenirs sur ce grand ami qui me fut particulièrement affectionné, je tiens à exprimer nettement en quelle juste pitié le peintre des Ridicules du temps tenait ses physiologues généralement abêtis par la vision obsédante de ses prodigieux jabots fantastiques et par la bande d'azur et d'or de ses pantalons blancs.

Barbey d'Aurevilly, avec son esprit de paladin, son cœur de lion, son œil d'aigle, fut aussi noble, aussi superbement hautain, aussi tonique à l'âme de ses admirateurs que toute une Bibliothèque de Chevalerie ; on n'a point cependant assez écouté les belles histoires de ce preux aguerri, on a mal lu dans sa gentilhommerie déterminée, on s'est trop occupé par contre des reliefs et des damasquinures de son humaine reliure.

La postérité ne le rangera point cependant parmi les excentriques, mais parmi les penseurs et les écrivains les plus vigoureusement doués de ce siècle. - Théophile Sylvestre, répétant à son sujet un mot de Mme Necker sur Diderot, disait avec justice « D'Aurevilly ne serait pas naturel s'il était moins exagéré. »

Ce fut à Rovigo, me rendant de Venise à Bologne, que j'appris par un maigre entre- filet du journal Il Tempo la mort de ce fier chevalier du Temple des lettres, de ce héraut de plume qui ne faillit jamais à la délicatesse de son honneur et qui sut gagner par vaillantise le droit aux éperons dont il ensanglanta parfois avec une conscience de Don Quichotte les flancs de ses contemporains, ces moulins à vent de l'idée qui passe.

Je songeai au beau vers de Longfellow, - ce poète au grand vol qu'affectionnait tant le peintre des Diaboliques : L'air est plein d'adieux à ceux qui meurent, car soudain parmi les paysages fuyants de la Polésine, au milieu des sursauts du wagon, je sentis dans la vespérale tristesse des accents mélancoliques en communion avec mon deuil intime. Je revécus notre amitié de dix années, cette amitié forte et indulgente qui m'avait procuré les plus intenses griseries intellectuelles de mon noviciat littéraire, et j'évoquai cette stoïque figure du pauvre d'Aurevilly, cette hardie silhouette de capitan qui souvent, aux heures de doute et de pituite sociale, m'avait apporté tant d'ardeur et de réconfort ; car dans l'uniforme mesquinerie de ce temps, au milieu des basses jalousies confraternelles, des vilenies mercantiles, des intérêts précaires et des consciences atrophiées, il se dressait impavide, indompté, inaccessible aux agiotages du jour, intact de tout soupçon, comme le palladium de la dignité des lettres.

Nous le pensions immortel, tant était puissante sa vitalité de Normand, taillé comme Guillaume le Conquérant et fait pour la devise de Marot : La mort n'y mord. - Quelques mois auparavant, nous nous étions encore rencontrés au cabaret, - sa dernière fredaine, - et, bien que sa voix sonnât moins la charge et n'eût plus son éclat d'assaut, il s'était montré brillant et ironique causeur, nerveux comme toujours, parfois impétueux, l'esprit à l'avant-garde, le discours pailleté d'anecdotes. Il témoignait cependant d'une énorme lassitude de la lutte, mais il apportait une exquise poésie dans le pressentiment qu'il avait d'être vaincu par le temps.

« Je suis un fantôme du passé, disait-il, ceux d'aujourd'hui ne me comprennent point, et je crois que déjà je ne les entends plus, car je ne sens pas la révolte bouillonner en moi, à l'audition de leurs abaissantes théories ; je n'apprécie plus que le silence, le grand silence qui est d'essence divine, le sublime silence qui est plus fort que les plus fortes rébellions, le silence ... qui finalement a toujours raison de tout ! »

Néanmoins, pour abattre ce chêne élancé dont les racines auraient troué le roc, il a fallu de bien occultes manœuvres et des coups de cognée en plein cœur, des déchirements d'écorce et des meurtrissures aux sources mêmes de la sève. D'autres diront peut-être un jour par quelles mains furent portées ces atteintes au puissant octogénaire ; ce que je puis prouver, c'est que dans son humble tournebride de lieutenant, dans cette modeste chambre que son génie de causeur à la Rivarol magnifiait, le crépuscule de la vie semblait devoir l'envelopper doucement, grâce au dévouement ineffable de son Ange gardien, d'une sainte admirable, Mlle Louise Read, qui fut pour lui ce que sont les femmes de sacrifice et de charité, tour à tour une mère et une fille, un soutien et une consolation, une garde et une sauvegarde, un de ces roseaux flexibles qui ne sont jamais plus souples que dans la tourmente. - Sans cette pieuse amie, qui entra mystiquement dans la religion de l'homme et de l'œuvre, Dieu sait ce qu'il fût advenu de ce Tarquin-le-Superbe et quelle fin incroyable à la manière du Cousin Pons lui eût été réservée !

Il était de ceux qui sont équipés pour la vie militante, mais non pour une vieillesse désemparée. Il campait avec insouciance ici- bas, avec le dédain du luxe et du confortable philosophe comme Bias, oublieux du soli, noblement pauvre, car il donnait à quiconque avait besoin jusqu'à son nécessaire qu'il regardait comme du superflu.

Je songeais à tout cela à la nouvelle de cette mort si inopinément connue en route, et je m'attristais à l'idée des articles qu'on allait écrire sur ce haut caractère, des notes où il ne serait question que du mondain extravagant, de l'écrivain original et de sa critique à vitres cassées, sans que rien n'apparût de ce qu'il avait surtout d'exquisement bon et de généreux, de souverainement mélancolique, de pitoyable et d'immensément indulgent, et, aussi et surtout de ce qu'il n'avait point pour les conditions de la vie sociale de cette fin de siècle, à savoir la roublardise, le féroce égoïsme, l'hypocrisie, la fanfaronnade du lucre et le profond mépris de tout Art que la foule ne se charge point de largement monnayer.

Ah ! certes, sur ces derniers points, il fut ce que les jeunes nomment un naïf, ce que les jouisseurs appellent un gogo, un gâcheur de métier, et ce sera son triomphe à nos yeux d'être toujours resté l'apôtre de son idéal et de n'avoir jamais courbé sa plume devant l'argent, Dieu de cet Univers.

*
* *

Jules-Amédée Barbey, né à Saint-Sauveur- le-Vicomte, près de Valognes, le 2 novembre 1808 - (un jour des morts !) -, était le premier fils de Marie-André-Théophile Barbey et de Ernestine-Eulalie-Théodose Ango. - Décédé le 23 avril dernier [1889], il était par conséquent le survivant de trois frères que voici :

1° Léon-Louis-Frédéric Barbey, né le 28 septembre 1809, qui devint l'abbé Léon Barbey d'Aurevilly et mourut à l'hospice de Saint-Sauveur-le-Vicomte le 14 novembre 1876 ;

2° Édouard-Théophile Barbey, né le 27 jan- vier 1811, mort commandant du second Empire 

3° Ernest-Louis Barbey, né le 14 décembre 1812, mort vers 1 868. – Celui-ci ajouta à son nom de Barbey le nom de du Mottel, son grand-père.

Le père de cette belle lignée, Marie-André-Théophile Barbey, était né le 4 juin 1775 de messire Vincent-Félix-Marie Barbey, écuyer, sieur du Mottel, et de Louise-Françoise-Jacqueline Lucas ; il mourut le 15 mars 1868 à l'âge de quatre-vingt-treize ans, après s'être en partie ruiné pour soutenir la conspiration de la duchesse de Berry contre Louis-Philippe. - II admirait beaucoup les œuvres de son fils aîné, et en particulier l'Ensorcelée et les idées politiques contenues dans ce roman superbe et farouche. C'était un fils de chouan, qui regrettait de n'avoir pu chouanner à la première chouannerie et qui sut élever ses fils avec ses principes de grande noblesse et d'élégante gentilhommerie.

Deux des quatre fils Barbey, l'aîné et le second, - Léon et Jules, - reçurent de leur oncle Vincent-Félix-Barbey, décédé maire de Saint-Sauveur-le-Vicomte le 3 octobre 1829, sous le nom de Barbey d'Aurevilly, 1e droit d'ajouter la dénomination de d'Aurevilly à leur nom patronymique. - Ce nom de d'Aurevilly provient, assure-t-on, d'une terre que la famille Barbey possédait au hameau d'Aureville, près de Saint-Sauveur-le-Vicomte, bien que d'autres le fassent venir du titre d'Orvilliers qui était ajouté au nom d'un de leurs grands- oncles.

Je n'insisterais point sur ces questions de titres et d'origine, bien puériles pour des fils de leurs œuvres d'une essence aussi anoblissante que celles de Jules Barbey d'Aurevilly ; mais le « Preux de Valognes » comme nous le nommions parfois entre amis semblait souffrir réellement lorsque quelque grimaud de lettres s'avisait de plaisanter sur son nom, s'indignant, non pas en raison de l'attaque à sa personne, mais à l'idée qu'une légende pourrait s'établir dans l'esprit des honnêtes gens sur ce qu'il aurait été capable lui, ce parangon de fierté de s'approprier comme un parvenu une particule à laquelle il n'aurait pas eu droit.

La littérature permet toutes les fictions nominales, mais encore se révoltait-il contre les malveillances et les ironies qui parfois montaient jusqu'à lui au sujet de ce nom et de ses armes gravées. Aussi, dois-je, sur ce dernier point, copier d'après Louis-Pierre d'Hozier le règlement des armoiries que son oncle Vincent Barbey lui avait léguées.

Nous, comme Juge d'Armes de la Noblesse de France, avons réglé pour armoiries au sieur Vincent Barbey, écuyer, un écu d'azur, à deux Bars adossés d'argent et un Chef de Gueules, chargé de trois Besans d'or, cet écu, timbré d'un Casque de Profil orné de ses lambrequins d'or, d'azur, d'argent et de Gueules, et, afin que le présent brevet de règlement puisse servir au dit sieur Vincent Barbey, et à ses enfants, mâles et femelles, nés et à naître en légitime mariage, tant qu'ils vivront noblement et ne feront acte dérogeant à la noblesse, nous l'avons signé et y avons fait mettre l'empreinte du sceau de nos Armes, à Paris, le vendredi, vingt-cinquième jour du mois d'octobre de l'an mil sept cent soixante-cinq. 

Signé : D'HOZIER.

Il reste donc établi que, sans être de noblesse féodale, ni de grande maison, Jules Barbey d'Aurevilly était ce qu'on nommait autrefois Gentilhommeau ou bien Noblereau, et qu'il mettait plus de droits que d'imagination dans ces armoiries qui faisaient sourire les sceptiques comme une des faiblesses de ce talent. Mais, au surplus, ce délicat plein de tact, n'usa jamais que très discrètement de ces armoiries ; avec une sobriété et un bon ton de dandy, son seul luxe fut de faire écussonner le pommeau d'or de ses cannes de ses « deux bars adossés d'argent », et jamais, même sur les reliures de ses œuvres, qu'il inventait très décoratives pour en faire des hommages, il n'étala avec complaisance l'écu original de Vincent Barbey, car il n'y avait en lui rien qui sentît le pusillanime ou la mesquine ostentation. Il aimait moins à plaire qu'à étonner : c'était là son raffinement ; mais il se plaisait à étonner magnifiquement, et voulait qu'on le regardât comme les Alpes ; il suffisait, à vrai dire, de le voir dans sa contenance olympienne, et de se laisser emporter par son esprit vers les cimes immaculées de l'Art idéal pour que cette image cessât d'être plaisante. - II éblouissait comme les neiges perpétuelles, et ses paradoxes tombaient de haut en avalanches sur les vallons endormis de la sottise humaine.

*
* *

« Paul Bourget, à ses débuts, - alors que nous fréquentions ensemble ce Jupiter tonnant, amoureux de Danaés de cirque, - Paul Bourget, sous le pseudonyme de Testis, a laissé dans un petit journal oublié du pays Latin : le Réveil artistique et littéraire, qui paraissait en 1876, un charmant et très fin portrait de d'Aurevilly. 

« Un aigle en cage, écrit-il, et qui s'use le bec à mordre ses barreaux, voilà l'homme ! notre vie moderne l'étouffe. Aventureux, hardi, fringant, passionné par l'énergie, byronien jusqu'au bout de ses gants extraordinaires, qu'il quitte rarement, Barbey d'Aurevilly est déplacé partout ailleurs que sur le tillac d'un navire de guerre. Corsaire il est né, corsaire il est resté. Il écrit comme on se bat, il joue de la plume comme du couteau, et plus d'un, qui ne s'en vante pas, porte au côté une cicatrice mal guérie, l'académicien Laprade entre autres, et Jules Sandeau et George Sand et Hugo lui-mème, car d'Aurevilly ne respecte aucun nom. Incapable d'indifférence, il aime ou il hait (manière noire de l'amour), avec une fougue irrésistible.

« ... Barbey d'Aurevilly est byronien, et, comme tel, il aime l'intense. Je doute qu'il aime autre chose. Il me dira non peut-être, mais il aura tort, car la seule qualité de l'écrivain c'est de faire intense, de brûler la page, d'arracher un cri aux mots, de briser les reins à la langue, s'il le faut, mais de mordre sur l'âme à la façon de l'eau-forte et d'y creuser l'ineffaçable empreinte de figures idéales, plus vivantes et plus expressives que les tètes rencontrées chaque jour dans la réalité de la vie.

« M. d'Aurevilly l'a voulu. Il est intense. Essayez donc d'oublier, après l'avoir lu, ce Prêtre marié, ce Sombreval tragique et surhumain, cette Calixte aux pieds nus, sur le front de laquelle flamboie une croix sanglante comme l'épée sur la joue de Walstein, et Nehel de Nehon, et les deux sorcières shakespeariennes, et le vieux château du Cotentin, au pied duquel croupit l'étang fatal qui roulera le corps du prêtre athée et de sa céleste enfant. Le Chevalier Destouches, l'Ensorcelée, la Vieille Maîtresse, autant de drames inventés avec énergie et sublimes de couleur violente ! Car c'est là un trait où le byronien éclate et tranche sur les obscurs réalistes. Barbey d'Aurevilly invente avec énergie ; ses caractères sont tendus comme des bras d'athlète, ses bras terribles et dangereux comme un coupe-gorge, ses dénouements cruels comme des fins de bataille. Mais le romancier a triomphé, il a bouleversé votre cœur, il l'a déchiré, mais labouré. Révoltez-vous, sifflez, ricanez, applaudissez je vous défie de demeurer indifférent. »

Bourget n'a jamais mieux saisi d'Aurevilly que dans un portrait crayonné il y a bientôt quatorze ans. - C'est à cette époque que moi-même je connus ce grand charmeur. C'était à l'une des soirées intimes de François Coppée, et je me souviendrai toujours de l'impression que me fit celui qu'Hippolyte Babou appelait si joliment Barbemada de Torquevilly. Grand, svelte, large d'épaules, le buste en avant, la tête légèrement renversée, les cheveux romantiquement rejetés en coup de vent, la moustache à la bravache, balafrant de noir son visage de pirate espagnol, il m'apparut non point comme le vieux comédien extravagant, sanglé dans le justaucorps et enfoui sous la dentelle, sur lequel la mauvaise foi des journalistes s'est trop longtemps donné carrière, mais comme l'évocation la plus noblement expressive des anciens gentilshommes revenus en France à la Restauration. Son geste, d'une grâce impérieuse et d'une distinction hautaine, était ample, mais plein de mesure, et attirait l'attention sur ses mains qu'il avait très fines, très parlantes et qui, en soulignant ses discours, avaient une mimique spéciale, originale, intrépide et altière à la fois.

Je ne trouvais en lui ni le beau causeur forcené, dont le type est trop connu, qui tire l'attention de tous et tyrannise la liberté des dialogues ; je voyais, au contraire, un merveilleux auditeur, dont le silence était plein d'une éloquence physionomique et qui apportait autant d'art et d'humour à savoir écouter qu'il montrait d'autorité pour se faire entendre. - II représentait ainsi l'esprit de causerie dans ce qu'il devait avoir de plus exquis au milieu des cercles de la société polie d'autrefois, n'interrompant jamais son partner, bien qu'il excellât à l'aider dans son récit par un de ces terribles mots à mitraille qu'il faisait éclater comme une grenade au moment très opportun.

Il me parut non pas que je le voyais pour la première fois, mais que je le retrouvais. N'y avait-il pas en lui un je ne sais quoi qui rappelait en même temps Chamfort, Diderot, le prince de Ligne, de Maistre, Joubert et de Bonald ! - Je l'entends encore, après une heure de tête-à-tête, me dire avec cette sorte d'exaltation rythmée et pondérée qui caractérisait ses propos si supérieurement ponctués : « Venez me voir, monsieur, quand vous voudrez ; vous me trouverez heureux de vous accueillir sur ma Galère, mais ne venez pas le Vendredi ; ce jour-là, monsieur, j'entre en conclave ; je ne fais pas un Pape, puisque, malheureusement, je ne suis pas Cardinal, mais je fais un article, puisque, malheureusement, je suis journaliste. Or, quand je fais un article, je suis chambré comme un Cardinal, et vous pourriez me camper deux pistolets sous la gorge que je ne céderais point au plaisir de vous voir, fût-ce même pour grignoter un peu de votre conversation. »

Ce langage, plein de parenthèses et d'images fulgurantes, me ravissait, je l'avoue, et je revis souvent ce magnifique « capitaine Métaphore » digne d'être immortalisé par le pinceau de Vélasquez. - Notre liaison fut aussitôt de l'amitié, et de la meilleure ; à vingt- quatre ans, j'en étais tout fier et tout ému, et je trouvais en sa compagnie un charme infini, car son esprit élargissait toutes les questions de critique, de polémique et d'histoire, éclairait le passé et illuminait l'horizon avec une géniale clairvoyance de prophète.


Il n'admettait dans la littérature que celle qui exprime et personnifie l'essence divine d'un homme, et il ne pouvait tolérer toutes les écoles modernes où l'exercice de l'œil et de l'observation sont plus en vigueur que l'exercice de l'âme même. « En matière de forme littéraire, écrivait-il, c'est ce qu'on verse dans le vase qui fait la beauté de l'amphore, autrement on n'a plus qu'une cruche. »

D'autre part, il disait encore : « Je ne crois qu'à ce qui est rare : les grands esprits, les grands caractères, les grands hommes. Qu'importe le reste ? Le plus grand éloge qu'on puisse faire d'un diamant, c'est de l'appeler un solitaire. »

*
* *

Solitaire, il l'était comme l'aigle, comme le lion, comme l'ermite. Sortant rarement le jour, il demeurait isolé dans cette chambre de la rue Rousselet, où peu d'amis venaient frapper à l'huis, et il ne souffrait point de cette claustration volontaire, donnant tout son temps à ses pensées et à la lecture attentive des livres qu'il avait décidé de juger à son tribunal de lundiste du Constitutionnel. - Parmi ses plus fidèlement dévoués, un de ses jeunes admirateurs, Georges Landry, qu'il nommait le Frédégondien (en souvenir de l'amant de l'épouse de Chilpéric), fut pour lui, durant ces quinze dernières années, un secrétaire affectueux, désintéressé, diligent, un voisin attentif à sa santé et à ses besoins, capable de le préserver du contact immédiat des ennuis journaliers de la vie, apte à s'entremettre avec les libraires et imprimeurs pour l'envoi des livres, la correction des épreuves, et tous les menus tracas du journalisme. Grâce à la tendresse dévotieuse et dévouée, au zèle infatigable de cet ami que sa reconnaissance le forçait parfois à appeler l'Ange, grâce aussi aux soins apportés plus tard par l'admirable charité de Mlle Louise Read, le grand solitaire pouvait maintenir un bâton de longueur entre la société et son dandysme laborieux et vivre loin des coupe-gorge des assemblées confraternelles des arts et des lettres.

Barbey d'Aurevilly tenait du reste en maigre estime le petit monde courant des écrivains et des journalistes ; il ne pouvait souffrir tous les « plats pieds » qui lui décernaient du Cher maître à tous propos et hors de propos : « Ils me dégoûtent, monsieur, me disait-il ; qu'est-ce que cela peut bien me faire qu'ils me découvrent du talent ; je ne suis point leur maître et ne les reconnais pas pour disciples ; ils sont vils, bas, rampants, obséquieux et sans dignité. Cher maître ! La belle parole ! On ne dit pas plus ces choses-là, monsieur, qu'on ne dit à une femme qu'elle est belle et qu'elle a de beaux mollets ; on le lui fait sentir et c'est là le délicat, le fin du fin. Je goûte ceux qui me font comprendre qu'ils m'aiment et qu'ils ont de l'admiration pour mon talent, mais qui ne me le disent pas. »

Cependant, malgré des ironies terribles et des mots d'une insolence patricienne, il ne rebutait personne de ceux qui lui faisaient visite dans le but intéressé d'un article, mais pour rien au monde il ne se fût engagé avant d'avoir formé son opinion sur l'œuvre qui lui était présentée, et les livres rejoignaient les livres dans la fosse d'oubli dont il les jugeait dignes, car il ne s'adressait qu'à des ouvrages capables de piédestaliser ses colères et ses louanges. Il détestait les demi-teintes, les talents gris, les esprits en camaïeu, les modérés sans excès de qualités brillantes ou sans pléthore de vices consanguins.

Son silence sur tant de livres largement dédicacés, munis de l'amorce des hommages les plus truculents, lui fit d'irréconciliables ennemis dans la gent irritable des écrivains. Partout on le battit en brèche ; dans les journaux où il écrivait, dans l'officine des éditeurs on lui fit une guerre sourde et tenace, et les romans de ce sincère et de ce hautain de conscience eurent à subir cette inattention du journalisme qui est la basse rancune de ce qui est petit contre ce qui est grand, courageux, loyal et franc.

C'est que Barbey d'Aurevilly aussi bien dans la fiction que dans la critique et l'histoire ne pouvait se prendre qu'à l'expression d'une personnalité accusée et ne s'intéresser qu'à la vibrance d'un tempérament original et puissant. Dans l'érudition il ne prisait la science documentaire que lorsqu'elle se trouvait dominée et conduite par le talent propre du metteur en œuvre ou par un art spécial :

« En dehors de ces conditions, qu'est-ce que l'érudition ? proclamait-il.

« Voyez : une femme a passé dans cette chambre .... les savants mettent leurs lunettes et cherchent ses épingles .... voilà l'érudition pour la plupart ! - Figurez-vous un monsieur qui irait faire son marché et rapporterait d'exquises et plantureuses victuailles qu'il ne saurait pas accommoder. Cet homme peut-il m'intéresser ? Il me faut un érudit qui sache relever par les condiments de son esprit naturel les pièces qu'il doit préparer, il me faut un lettré qui me fasse bien diner ; sinon qu'il aille au diable avec ses paniers de provisions crues !

« L'érudition par-dessus, c'est le fardeau ... par-dessous c'est le piédestal. Il faut être au- dessus de ce qu'on sait.

« L'érudition est une pataude, ajoutait-il encore. Il est nécessaire que ceux qui la pratiquent la fassent tourner, pivoter et la gracieusent, comme ceux qui valsent bien donnent de leur grâce aux grosses dames qu'ils font valser ! »

Dans la belle série des Œuvres et des Hommes qui est loin d'être complète, on retrouverait sur l'étude de l'histoire, sur l'esprit de la critique, sur l'art du. théâtre, sur le sens poétique, des opinions aussi personnelles, aussi larges, aussi élevées. - Je pense, en somme, que l'ouvrage qui synthétiserait le mieux l'originalité du fougueux écrivain serait un livre de maximes, axiomes, pensées, aphorismes, notes et observations extraits de l'ensemble de ces écrits. Si ce recueil devait être un jour publié, je crois pouvoir garantir que ce serait une des plus glorieuses épaves de la littérature de ce siècle pour la Postérité ; car, ainsi que l'exprimait l'auteur des Prophètes du passé : « Les pensées enchaînées d'un livre, celles qui font la trame d'un livre, c'est le carquois plein, c'est tout le carquois.

« Mais la pensée détachée, c'est la flèche qui vole. Elle est isolée, elle a, comme la flèche dans les airs, du vide au-dessus et du vide au-dessous d'elle. Mais elle vibre, elle traverse, elle va frapper. »

Or d'Aurevilly qui se vantait d'être né sous le signe du Sagittaire et d'avoir reçu tant de flèches qu'il était devenu carquois, d'Aurevilly fut surtout un archer et un arbalétrier inimitable ; il décocha dans ses articles, dans ses romans, dans sa correspondance, tant de traits empennés, tant de dards empoisonnés par l'ironie, tant de falariques brûlantes que le frissement en bruirait délicieusement à nos oreilles, et je lui avais un jour mis en tête le recueil général de ses sagettes humoristiques, de ses cestes et de ses javelots de polémique sous ce titre : Le Carquois du Sagittaire.

Mais le cher homme souriant, l'œil un peu attristé, me montra le cachet dont il scellait ses lettres, afin que j'y pusse lire sa devise fataliste: Too late ! - Trop tard !

Aujourd'hui qu'il n'est plus, sa devise est morte et son règne commence ; ceux qui auront souci de sa gloire diront-ils : Too early ! Trop tôt !...?

*
* *

La correspondance de Jules Barbey d'Aurevilly, si jamais on en peut recueillir les différents éléments, sera aussi l'un des plus précieux monuments élevés à sa mémoire, car c'est dans cette correspondance que le génie naturel de l'homme apparaîtra pour détruire la légende de l'artificiel et de l'apprêté qui s'est faite sur l'écrivain. - C'est d'après l'impression de ses manuscrits polychromes qu'on pourra juger ce grand cœur sous ce grand cerveau et admirer dans tout son éclat cet esprit comparable à un pur rubis à feux changeants. Cette publication ne pourrait être qu'une quintessence des lettres écrites car, en dehors des vingt ou trente volumes d'épîtres adressées à l'érudit Trébutien, de Caen, et que celui-ci recopia soigneusement sur de grands registres reliés en noir, on retrouverait (bien que Barbey d'Aurevilly ne fût point épistolier avec excès) de nombreuses lettres envoyées jadis à Roger de Beauvoir, à de Custines, à de Foudras, à Théophile Silvestre, à l'abbé Léon d'Aurevilly, à M. Bottin-Desylles et à vingt autres écrivains d'autrefois et d'aujourd'hui. Des mains délicates seules pourraient préparer ce grand régal de lettré, afin qu'il ne puisse advenir de lui ce qu'il est advenu de Flaubert qui s'est vu livré au public dans son intimité la plus frileuse et que la garde, d'une nièce n'a su préserver de ce sacrilège.

En tant qu'épistolier, Barbey d'Aurevilly donne presque la profonde sensation. de ce qu'il était comme causeur, dans la tradition dorénavant perdue de la causerie française, il a le mot tranchant, l'humeur intarissable, l'abandon charmant, l'expression juste et colorée, l'image enluminée et je ne sais quelle flamme naturelle qui attise toutes ses phrases et nous les fait pénétrer dans la tête et longtemps conserver toutes brûlantes de leur sincérité. Le tour tortillé, embroussaillé qu'affecte parfois son style pompeux est toujours plein d'ampleur et très lucide pour qui a pu connaître le diseur qu'il fait revivre ; l'emphase même, toujours idéologique, n'est jamais déplacée dans ses lettres non plus que la grande canne de frondeur ne l'était dans sa main. De plus il est néologue par nature, par besoin et par sentiment de la caractéristique, et ses néologismes ont de la race et de la distinction ; jamais le moindre mot trivial, bas, grossier, ne s'est glissé dans ses épîtres les plus familières. On sent que, lorsqu'il écrivait, il ne quittait pas ses gants comme M. de Buffon avait à sa table de travail les mains noyées dans la mousse de ses manchettes de dentelles.

Ce qui distingue sa manière, c'est le primesaut, la libre allure d'un esprit sûr de lui qui va de l'avant sans se retourner, qui ne s'attarde pas à peser ses mots pas plus qu'un soldat à peser ses balles ; il n'a pas la torture angoissante de Flaubert pour l'emploi du vocable, il marche impétueusement avec une fierté native et, soit qu'il écrive des romans, des critiques ou des lettres, son manuscrit est d'une seule coulée, sans reprises, je ne dirai point sans surcharges, car ce fut là son péché mignon d'arrondir et d'amplifier sa phrase par goût, de grandioser son effet à ses propres yeux.

Dans les plus courantes de ses lettres il témoigne, dans ses jugements concis sur les hommes et les œuvres, d'une vue pénétrante, d'un entendement supérieur et d'un esprit unique dans l'expression de l'idée. J'ouvre une épître familière adressée au Frédégondien, et j'y trouve cette jolie satire de Charles Nodier, qu'on me saura gré de citer.

« Je n'ai dit à Bloy qu'un mot en passant sur Charles Nodier. J'ai peur que ce mot soit insuffisant. Nodier est insuffisant lui-même. C'est un esprit fait de nuances fines et pâles. Il est sur le point d'être poète et il ne l'est pas ; il est sur le point d'être un grand romancier, et il ne l'est pas ; un grand historien, et il ne l'est pas (voir ses Mémoires ; un grand linguiste, et il ne l'est pas. Il est enfin sur le point d'être tout et il n'est que Charles Nodier, une jolie imagination qui a passé, comme tout passe, quand ce n'est pas le beau absolu ! - Nodier projeta les feux de l'aurore de ce jour étincelant, dont nous sommes le triste lendemain et qui a été le Romantisme. - Il avait de l'arc-en-ciel dans l'esprit, comme Janin y avait de la couleur de rose, mais l'arc-en-ciel ne danse que sur des nuages et s'y évanouit. Je crois pour ma part que le succès qu'il eut tient précisément à cet arc-en-ciel dans lequel il n'y a que des nuances et qu'il avait dans l'esprit. - Cela flattait et berçait tous les yeux et cela ne les offensait pas ! L'éclatante couleur est une insolente qui manque de respect aux yeux chassieux de la médiocrité qui est Tout le Monde, et voilà pourquoi Delacroix a mis si longtemps à faire son trou qui est enfin devenu l'orbe de la gloire et qui ira toujours en s'élargissant, pendant que celui de Nodier, qui paraissait immense, s'est fermé comme une piqûre de rosier de Bengale qu'il était et, au bout d'un certain temps, on n'en retrouvera plus même la trace ! Il périt déjà dans les cabinets de lecture. On a peine à l'y trouver, et il n'est pas lu. Il y sent le moisi, le mucre, comme ils disent en Normandie. Superbe expression. - Nodier n'est un homme de génie (car il a passé pour cela) que pour les mêmes raisons qui feraient que pour d'ignorantes jeunes filles, l'hermaphrodite serait un homme. Et, comme l'hermaphrodite qui voudrait prouver qu'il en est un, il se donne une peine du diable, mais il reste ce qu'il est : ni mâle ni femelle. Dans son Roi de Bohême et ses Sept châteaux, il a osé outrer Sterne, mais du Sterne outré, c'est du Sterne raté. Trop de zèle, dit Talleyrand, trop d'efforts, je dis moi ; l'effort, c'est le trop de zèle de l'esprit. Il parait qu'il était aimable, qu'il avait les grâces de la causerie et un salon - une ruche où les abeilles du temps bourdonnèrent. Cela explique son genre de popularité dans l'en haut, laquelle n'est pas du tout celle d'Alexandre Dumas, populaire lui aussi (mais à tous les niveaux et malheureusement dans l'en bas), qui est un amour de la même époque. »

Ce fragment de lettre donne bien l'expression du style épistolier de Barbey d'Aurevilly ; si infidèle que puisse paraître à première vue ce portrait de Nodier qui nous étonne et nous blesse légèrement dans l'affection. cérébrale que nous conservons tous pour ce lettré délicat, lucide et d'une grâce si policée, nous ne pouvons, en y réfléchissant de loisir, ne pas en apprécier la finesse d'observation et la justesse générale. Dans toute critique et appréciation orale ou écrite, manifestée dans la conversation, dans le journal ou dans le livre, l'auteur des Juges jugés s'est toujours montré avec sa nature passionnée un violent, un exaspéré, un ardent sans cesse porté vers les extrêmes, et par conséquent souvent un injuste.

Il n'y a que les tièdes, les modérés, les faibles, les poncifs et les médiocres qui puissent juger d'esprit froid et diagnostiquer sur le talent d'autrui avec une pondération équitable. Les esprits ardents, vivants, chaudement congestionnés par l'ardeur des sensations reçues ne peuvent qu'adorer ou haïr, louer ou mépriser ; ils étreignent avec la même puissance aux deux pôles de la passion et ils ne peuvent pas plus comprendre la critique juste, qui est le juste milieu, que Don Quichotte ne comprenait le bon sens de Sancho.

Quand Barbey d'Aurevilly jugeait un homme ou une œuvre, il partait en guerre ou en bonne fortune, jamais en marivaudage et en exercice de rhétorique. Avec son âcreté, de sa plume qui guerroyait d'estoc et de taille, il luttait sans cesse, soit qu'il essayât, en faveur d'un talent naissant ou d'un génie méconnu, de faire une trouée lumineuse à travers l'opaque indifférence publique, soit qu'il voulût décapiter un de ces épis vides qui trop souvent lèvent la tête au-dessus des lourds épis courbés dans le champ des moissons d'art. Mais la passion ne l'aveugla jamais que par le mirage des grandes vertus humaines et, comme il l'écrivait en 1858, au Réveil de Granier de Cassagnac, si sa critique avait dû se choisir un symbole, elle eût pris la Balance, le Glaive et la Croix. - C'est bien du reste autour de ces trois emblèmes que sa phrase s'allume et irradie.

*
* *

La plus vive et la plus longue amitié littéraire de Barbey d'Aurevilly fut celle qui le lia durant près de trente ans à François-Guillaume-Stanislas Trébutien, de Caen, qui fut son premier éditeur et pour ainsi dire son véritable initiateur littéraire. Trébutien est la dernière physionomie de bénédictin, dans le sens laborieux et ascétique du mot, que ce siècle ait pu voir ; personne jusqu'ici ne s'est occupé de mettre en lumière cette superbe figure d'érudit de province dont l'œuvre et la vie intime donnent droit au respect et à l'admiration.

Trébutien et Barbey d'Aurevilly se connurent à Caen aux environs de 183o, alors que celui-ci, sortant du collège, faisait son droit, selon son expression, beaucoup plus à genoux au bas de la robe des femmes qu'à l'école. D'Aurevilly était alors, pour le peindre à sa manière, « un petit vampire aux yeux suceurs à vide qui n'a encore touché à rien » et qu'un médaillon de Finck, qu'il conserva toujours, nous représente, beau comme le jeune Byron et pâle comme le sombre Rolla.

Cette longue liaison de Trébutien avec l'auteur de la Vieille Maîtresse me fut contée un soir au sortir du Cirque, et j'entends encore par le souvenir la voix du Gentilhomme valognais, cette voix fièrement timbrée qui devenait si divinement mélancolique et qui savait dire et conter comme dorénavant je n'entendrai plus jamais dire ni conter.

« J'étudiais mon droit à Caen, c'est là que mon père, craignant les excès d'une fougue intraitable m'avait envoyé, afin d'éviter que je ne fisse des folies à Paris, ou que je devinsse homme politique - une infamie à ses yeux ! - Mon droit, à moi qui rêvais alors, mon cher, de la vie fringante, du bruit militaire, des charges et des sonneries, des uniformes et des aiguillettes ! Je devrais être aujourd'hui le Maréchal d'Aurevilly ! Quand on se sent des torches allumées en soi, il est triste de faire des économies de bouts de chandelles, et je m'ennuyais ferme à Caen. En dépit d'une société des plus distinguées, je me sentais isolé devant moi-même et je cherchai logiquement à me plonger dans une lecture forcenée.

« J'avisai près du pont de Caen ce qu'on nommait autrefois un cabinet littéraire, et, tandis que je bouquinais, le libraire, tête de Siméon le Stylite, œil vif et profond, front remarquable, me parla, et je fus frappé de l'accumulation intelligente et habile de son érudition. C'était un homme maigre, à l'allure pénitente, comme un Père du Désert, avec une jambe repliée, le pied en l'air, une jambe ankylosée, infernale ... Malgré la différence des conditions apparentes, nous conçûmes, dès le début, cette ardente sympathie que rien ne démentit pendant longtemps. Monarchiste et religieux, d'un catholicisme de fer, Trébutien avait étudié le persan, l'arabe et le turc et il avait publié chez Dondey-Dupré dès 1826 des contes persans et des Contes inédits des Mille et une Nuits. Il connaissait déjà les Francisque Michel, les Leroux de Lincy, les Jubinal, les Julien Travers, et autres archéologues de lettres, et il fonda cette Revue de Caen qui n'eut qu'un numéro et dans laquelle parut Léa, mon premier essai dans la Nouvelle, que je signai alors Jules Barbey.

« Trébutien se fit l'éditeur, à petit nombre d'exemplaires (trente ou trente-cinq), de ces ouvrages ou plaquettes que, vous autres Biblio- philes, vous recherchez avec tant de soin : la Bague d'Annibal, Trente-six ans, œuvre introuvable ; Deux Rhythmes oubliés : le Laocoon et les Yeux caméléons, les Poésies (ces poésies ont été réimprimées in-8° à Bruxelles en 1870, à 72 exemplaires, par Insignis Nebulo (Poulet-Malassis), que je lui dédiais ; c'était une restitution, car il savait éditer comme Benvenuto Cellini ciselait, et il taillait mes cailloux comme on taille des diamants. J'étais déjà digne du surnom de Lord Anxious que je me suis décerné, car sur la question des corrections typographiques j'étais angoissé, tyranniquement obsédé par l'erratum. Mais Trébutien était là, et rien n'échappait à son œil de typographe étonnant. Ce fut en causant avec cet ami idolâtre que je conçus l'idée d'une série de romans sur les guerres de la chouannerie et qu'il me fournit mille documents précieux relatifs à cette histoire des chouans dans le Cotentin, sur laquelle je pensais fixer les rayons bleus de mon imagination ; mais je ne persistai point dans cette voie, la vie est plus forte que nos projets, et après la publication du Chevalier des Touches et celle de la Première Messe de l'abbé de la Croix-Jugan qui devint plus tard l'Ensorcelée, j'arrêtai mon épopée de la chouannerie que je voyais si vaste et si prodigieuse.

Après un stage assez long à Caen, poursuivait Barbey d'Aurevilly avec le geste familier qu'il avait d'élever sa main aristocratique, dont l'index était replié à la hauteur de ses lèvres, comme pour soutenir et souligner sa parole après un temps assez considérable, je vins à, Paris, pour y gaspiller les quelques livres parisis que me laissait un oncle à héritage. C'est alors que j'écrivis à Trébutien, qui s'ennuyait mortellement dans sa solitude à Caen, cette formidable série de lettres qui, réunies forment plus de trente volumes in-4° et dans lesquelles j'ai versé le meilleur de moi-même pour les hommes et les choses de ce temps.

Trébutien ne semblait vivre que par mes lettres qu'il recopiait pieusement ; cette correspondance était la communion intellectuelle de ce fanatique d'amitié ; j'étais le soleil, la lueur divine qui arrivait brillante et chaude dans cette Lucarne de savant et je ne manquais guère le courrier qui devait alimenter la ferveur de cet ardent par réflexion.

Trébutien vint à Londres par la suite pour des recherches ; de là, il passa à Paris où il séjourna pendant quelque temps et retourna définitivement à Caen.

« Pour expliquer notre brouille, mon cher ami, ajoutait lentement l'exquis causeur dont je rends malaisément l'éblouissement de la phrase et de la diction, il faut faire intervenir une femme, la femme d'un professeur de droit, une coquine abominable, un monstre de bassesse et de perfidie, que le pauvre lettré eut le malheur d'aimer sans mesure.

« Trébutien avec son infirmité terrible était doux, timide, modeste, épeuré par tout contact humain, presque sauvage, mais sous cette apparence craintive il dissimulait un brasier ardent, attisé par tous les désirs d'enfer ; c'était un moine, mais un moine italien comme ceux de Bandello, de Pogge et de Firenzuola ; il dévorait en silence sa virilité, mais il était brûlant, enflammé, craquelé par la passion, et parfois il s'aventurait à la porte d'une fille sans oser agiter la sonnette, pris d'effarement comme le patient à la porte du dentiste. - Or le pauvre bibliothécaire de Caen car il l'était devenu - vécut dans l'intimité de la femme dont je vous parle, sans qu'elle lui accordât la moindre faveur, et cette coquette affola ce coq ; elle se plut à tisonner férocement cette braise ardente, à la retourner, à exaspérer cruellement son ignition, à en faire jaillir des flammes, et, quand cet être humain fut rouge et transparent comme un poêle ronflant, elle s'enfuit effrayée de l'incendie qu'elle avait allumé. Trébutien devint fou de douleur, et nous jurâmes tous deux de le venger.

« Ce fut dans ce but que j'écrivis les Bottines bleues, je sortis de moi ce Rhythme oublié comme un volcan rend sa lave dans un vomissement grondant et plein de secousses, comme si j'avais été l'Etna en personne, car je pensais à la grimace que ferait le monstre lorsqu'on lui présenterait cette coupe de vitriol bleuâtre ... Mais Trébutien revit la vaniteuse sans cœur et se refroidit pour moi ; puis, à propos de la publication des Lettres d'Eugénie de Guérin, la guerre, hélas ! éclata injustement de son côté. - Il prétexta de mes relations avec Malassis qui s'offrait de publier les œuvres de Guérin pour me traiter indignement, lançant des mots de journaliste ! de « mauvaise compagnie » ! de débauché ! que sais-je ? Il était fou, fou, fou ! - En dépit de mes tentatives conciliantes, il me renvoya, comme une maîtresse bafouée, mes lettres et mes portraits sans me répondre, puis il s'efforça de me nuire auprès de l'Héritière des Guérin, « une vieille dévote à chaufferette », assez faible d'esprit, qui donna carte blanche à Trébutien. Sainte-Beuve fut chargé d'écrire la notice, et le livre fut publié chez Didier, sans moi qui l'avais prôné, élevé, qui avais réuni les documents les plus précieux et qui avais mûri cette publication comme une œuvre personnelle. - Nous étions définitive- ment brouillés. Longtemps après - singulier contraste des hommes et de la vie - Jules Vallès, qui avait fait une incursion jusqu'à Caen, essaya de nous réunir et de nous réconcilier ; il me dit que Trébutien pleurait sans fin sur notre rupture, qu'il se frappait la poitrine, s'en attribuait tous les torts et me suppliait de revenir à lui. Je fus inflexible ... 11 était fou ; il aurait assurément recommencé dès le lendemain. Jamais je ne le revis ! Il mourut en 70, l'année de la guerre, d'une goutte remontée au cœur, en écoutant un sermon dans une église de Caen. »

Ainsi me fut contée l'histoire de cette longue liaison avec Trébutien qui domine pour ainsi dire dans la vie intellectuelle de Barbey d'Aurevilly et dont je n'ai fait qu'atténuer les détails. Dans la biographie du grand écrivain normand, les pages relatives à Caen et son bibliothécaire tiendront assurément une large place commandée par la logique au biographe, et je n'ai pu ici qu'en esquisser les lignes générales.

Barbey d'Aurevilly eut pendant toute cette période de son existence de grands déboires, de profondes tristesses, d'amères désillusions et de pressants besoins d'argent. Il supporta le tout avec la plus haute dignité et la plus courageuse sérénité. « J'ai parfois pensé à me brûler la cervelle, me disait-il un jour magnifiquement, mais j'ai retrouvé la conscience et la fierté de moi-même. J'ai eu peur de brûler un cerveau. »

*
* *

Trébutien ne fut pas seulement l'éditeur des premières œuvres de Barbey d'Aurevilly, mais encore se fit-il le publicateur des poésies de son frère l'abbé Léon qui, avant d'entrer dans les ordres, avait été un des chansonniers les plus aimables du Momus français. L'abbé Barbey d'Aurevilly, qui vécut toujours en Normandie, a laissé un petit recueil de Sonnets, un opuscule de poésies religieuses : Rosa mystica et un recueil (vers et prose mélangés) qui eut deux éditions en 1858 et 1867) sous ce titre : le Livre des Hirondelles.

L'abbé d'Aurevilly s'y fait voir poète de valeur, profondément empreint de la mélodie lamartinienne et des aspirations de lord Byron ; ce n'est certes ni par l'expression ni par la richesse de la rime que ses œuvres montrent leur supériorité, mais par le rythme et le souffle d'idéalisme qui passe dans toutes les strophes massées sous son inspiration. Il fut en correspondance et en sympathie littéraire avec Sainte-Beuve et le grand poète américain Longfellow, qui écrivit au missionnaire eudiste les lettres les plus flatteuses pour ses sonnets, romances et poèmes.

Jules Barbey d'Aurevilly avait pour ce frère junior une affectueuse amitié mêlée de vénération. Il se plaisait à parler de son mysticisme, et à héroïfier son abnégation religieuse, à peindre sa charité chrétienne en faisant flamboyer son admiration sur le nimbe dont il ornait la tête de son frère appuyé sur la croix. Il le montrait pauvre, vêtu de vieilles soutanes verdâtres, confessant là-bas en Normandie dans son église sans toit, recevant sans bouger les ondées du ciel et la brise glacée en son confessionnal.

Lorsqu'il mourut, il écrivit à un de ses amis de Saint-Sauveur-le-Vicomte, en novembre 1876, ce fragment d'une lettre pleine de sentiment attristé, où toute son âme et son caractère d'écrivain se révèlent : 

Je n'ai point douté de vous et de votre pensée en ce triste moment ; je suis sûr que vous avez été avec moi. Il y avait en ma compagnie des amis invisibles autour de cette fosse ouverte où je l'ai déposé. Je les sentais dans l'air ... autour de moi, cortège que je voyais seul et qui me semblait plus doux que l'autre, car je n'avais, excepté les pauvres qui l'ont aimé, les Pères de sa Compagnie et M. Bottin-Desylles, le cousin qui a épousé en secondes noces Mme Barbey d'Aurevilly, née de Crux, ma tante, - je n'avais que des indifférents.
Je l'ai enterré dans le cimetière des pauvres, comme s'il avait été Franciscain, et il était digne de l'être, et il s'est trouvé que ce cimetière est sublime ! On y peut enterrer également des héros, des saints, des pauvres et des poètes. Il y est, entre une croix et le mur du château fort de Saint-Sauveur, bâti par Néel de Néhou, et qui a vu Du Guesclin. Sa tombe est au fond d'un fossé de guerre, sous lequel on a planté des pommiers qui seront en fleur au printemps prochain, comme lui, il est en fleur immortelle dans le jardin céleste de là-haut.

Les deux frères avaient une conception analogue de la vie dans la façon élevée et si digne dont ils en voulaient la pratique ; ils eurent à leurs débuts quelques tournois poétiques, et la magnifique série de stances qui toutes se terminent par ce vers attristé :

Voilà pourquoi je veux partir !

était écrite en réponse à une longue pièce de vers de l'abbé Léon qui débutait par 

Ah ! pourquoi voyager ?

Barbey d'Aurevilly fut un poète dans le plus noble sens, un poète délicat et caché qui dissimula sa lyre, sentant bien que la foule n'aime que les violons. Aussi en dehors des poésies publiées à quelques exemplaires par Trébutien, il écrivait assez fréquemment dans le lourd cahier de notes, de pensées, d'extraits de lectures, qu'il avait fait relier en maroquin rouge et qu'il nommait Mon crachoir, de longues, chaudes et sonores poésies mystérieuses qu'il nous lisait parfois entre intimes, avec cette voix de cristal voilé, encore vibrante mais langoureusement attristée, qu'il savait assouplir au gré du rythme et mettre en valeur dans le registre de la pièce choisie.

Parmi ces pièces au souffle romantique, mais à l'allure si crânement personnelle, celle que j'aimais à lui redemander après la Maitresse rousse et la Beauté est intitulée le Cid Campeador et n'a jamais paru dans ses œuvres jusqu'ici. Pour longue qu'elle soit, je ne la mutilerai pas et la donnerai intégralement. La voici :

Un soir, dans la Sierra passait Campeador.
Sur sa cuirasse d'or le soleil mirait l'or
Des derniers flamboîments d'une soirée ardente,
Et doublait du héros la splendeur flamboyante !
Il n'était qu'or partout, du cimier aux talons.
L'or des cuissards froissait l'or des caparaçons.
Des rubis grenadins faisaient feu sur son casque,
Mais ses yeux en faisaient encor plus que son masque.
Superbe, et de loisir, il allait sans pareil,
Et n'ayant rien à battre, il battait le soleil !

Et les pâtres, penchés aux rampes des montagnes,
Se le montraient, flambant au loin dans les campagnes
Comme une tour de feu, ce grand cavalier d'or,
Et disaient : C'est saint Jacque ou bien Campeador
Confondant tous les deux dans une même gloire,
L'un pour mieux l'admirer, l'autre pour mieux y croire !

Or, comme il passait là, magnifique et puissant,
Et calme et grave et lent, le radieux passant
Entendit dans le creux d'un ravin solitaire
Une voix qui semblait, triste, sortir de terre !
Et c'était, étendu sur le sol, un lépreux,
Une immondice humaine, un monstre, un être affreux,
Dont l'aspect fit lever tout droit, dans la poussière,
Les deux pieds du cheval se dressant en arrière,
Comme s'il eût compris que les fers de ses pieds,
S'ils touchaient à cet être en resteraient souillés,
Et qu'il ne pourrait plus en essuyer la fange !
Cependant le héros, dans sa splendeur d'archange,
Inclinant son panache éclatant, aperçut 
Ce hideux malandrin, sale et vil, le rebut 
Du monde il lui tendit noblement son aumône,
Du haut de son cheval cabré, comme d'un trône,
A ce lépreux impur, contagieux maudit,
Qui la lui demandait au nom de Jésus-Christ !
C'est alors qu'on put voir une chose touchante
Allongeant vers le Cid sa main pulvérulente,
Le lépreux accroupi se mit sur ses genoux,
Surpris - le repoussé ! de voir un homme doux
Ne pas montrer l'horreur qu'inspirait sa présence.
Et ne pas l'écarter du bois dur de sa lance ;
Et touché dans le cœur de voir cette pitié,
II osa, lui, le vil, l'affreux, l'humilié,
Dans un de ces élans plus fort que la nature,
Au gantelet d'acier coller sa bouche impure. 
Le malheureux savait qu'il pouvait appuyer
Sans lui donner son mal sur le brillant acier,
Le mouiller de sa lèvre, y traîner son haleine.
Lui qui n'avait jamais baisé de main humaine
Et qui donnait la mort d'un seul attouchement,
Vautra son front dartreux sur l'acier de ce gant,
Et le Cid le laissa très tranquillement faire,
Sans dédain, sans dégoût, sans haine, sans colère.
Immobile il restait, le grand Campeador !
Que pouvait-il penser sous le grillage d'or
De son casque en rubis, quand il vit cette audace ?
Quel sentiment passa sous l'or de sa cuirasse ?
Mais il fixa longtemps le lépreux, puis soudain,
II arracha son gant et lui donna sa main.

Il est à souhaiter que l'éditeur Lemerre, qui a honoré sa Petite bibliothèque littéraire en y admettant la Vieille Maîtresse, l'Ensor celée, le Chevalier Destouches et les Diaboliques, veuille bien s'occuper des Poésies complètes de Barbey d'Aurevilly. Cela ne fera pas un bien lourd volume, mais une forte plaquette, bien faite pour charmer le petit nombre des connaisseurs qui peuvent comprendre et aimer le plus petit nombre encore des vrais poètes. Moins il y a d'initiés dans le temple, disait Voltaire, plus les mystères sont sacrés.

*
* *

Ce qui domine en résumé chez M. Jules Barbey d'Aurevilly, ce « fier Sicambre » des lettres, dont la personnalité, comme un diamant, est taillée à facettes multiples, ce qui surpasse le critique, le poète et le polémiste, c'est le romancier.

C'est dans ses romans et ses contes que son talent apparaît le plus sanguin, le plus nerveux, le plus bondissant, le plus expressif. Trop entier, trop créateur, trop mâle de plume pour être un critique tempéré, trop feuillu d'imagination pour avoir pu demeurer un poète exclusif, trop méprisant et trop chevaleresque à la fois pour la polémique du jour qui a répudié la courtoisie des passes d'armes afin d'établir un vague pugilat, l'auteur de l'Amour impossible a trouvé dans le roman sa plus réelle incarnation. Il y atteint à de rares élévations de passion, car dans ses œuvres le sang bondit, l'humanité se redresse, l'amour se pâme, se turgit, s'exaspère jusqu'à hurler, griffer et mordre ; la vie circule à pleins bords, emportée, désordonnée dans une course fougueuse pour se briser au dénouement dans un heurt toujours bizarre et violent, cruel comme la vie. C'est que chez d'Aurevilly l'œuvre et le style sont inséparables de l'homme ; on sent que l'impression n'est pas cherchée, qu'elle arrive avec intensité d'une large coulée et d'un seul jet ; la phrase n'est point artificielle, ni bercée dans les langes du dictionnaire, avec la fièvre de la recherche ; elle est saine, robuste, solidement empanachée, fleurie normalement ; elle éclate et flamboie, car elle est expulsée violemment par un cerveau-cratère où l'emphase, la subtilité, la métaphore colorée, l'expression saillante fusionnent dans une même lave sans cesse embrasée.

Nul mieux que lui n'a l'art de draper plus superbement sa pensée, dans un style aussi opulent, aussi somptueux, aussi magnifique aucun clinquant ni oripeau, quoi qu'on en dise, mais une profusion naturelle de nabab qui sait ses pierreries et joyaux inépuisables. Jamais une image vulgaire, jamais un mot malséant ; partout de belles manières, même dans l'outrance des situations les plus échevelées.

Il avouait procéder dans son travail de mise en œuvre par syllogisme. Il avait toujours les trois propositions nécessaires à son roman le début, le centre, la conclusion ; autrement dit la majeure, la mineure et la conséquence. Il promenait son argument des jours, des semaines ou des mois dans une incubation solitaire puis, lorsqu'il jugeait que le sujet était mûr à son gré, lorsqu'il sentait que l'inspiration lui faisait craquer la cervelle, il enfantait sans douleur, naturellement, d'une plume sûre d'elle et fringante comme un coursier qui s'emballe ... « II me semble à ces moments, disait-il un jour, qu'il y ait dans ma tête comme des rideaux qui seraient brusquement tirés par une tringle ; je vois mon œuvre avec ses plans, ses degrés, ses paysages, ses héros vivants et ses horizons, et j'écris infatigable jusqu'à la fin. »

La Vieille Maîtresse était à ses yeux, dans sa progéniture intellectuelle, comme l'enfant de l'amour, car il y avait dans ce roman brûlant beaucoup de sa jeunesse en Normandie, et presque tous les personnages étaient les composés, les « fondus » de personnes qu'il avait connues.

L'Ensorcelée, qu'il regardait comme le plus noble et le plus impérissable de ses romans, était le fils de son imagination. Pour le Chevalier Destouches, il l'avait écrit comme on fait une charge de zouaves à la baïonnette, d'un seul élan, la foi au cœur, l'ivresse à la tête, sans calcul ni mesure, follement. Il résumait ainsi son avis sur son Prêtre marié : « C'est un tumultueux torrent d'idées. »

Parmi des projets non réalisés, il devait écrire plusieurs livres sous les titres suivants Une Tragédie à Vaubadon ; Un Héros de grand chemin ; le Traité de la Princesse, et diverses autres œuvres dont les titres m'échappent : mais cet indépendant, cet insoumis ne pouvait se plier à une besogne toute tracée, fût-ce par lui ; il attendait que le carillon de l'inspiration sonnât en sa cervelle pour prendre la plume et partir en mission divine d'écrivain. Pour la même raison, il refusa tout roman sur commande.

« Je puis passer pour stérile, proclamait-il ; de ceci je n'ai cure ; je n'écris que lorsque mon esprit me dicte, mais je ne le fatigue pas et je professe trop de respect à son endroit pour jamais le tirer par les cheveux et le soumettre à la question. »

Malgré cette intégrité de conscience, cette gentilhommerie de caractère, Barbey d'Aurevilly eut plus que personne le droit de se plaindre de la froideur et presque de l'ingratitude de ses contemporains. Un fin critique aujourd'hui oublié, Alphonse Duchêne, le co-Junius d'Alfred Delvau, le remarquait déjà dans une causerie faite au Figaro, il y a près de vingt-cinq ans :

La critique, écrivait-il, dont le devoir est de mener paître dans les plus gras pâturages de l'intelligence le troupeau confié à ses soins, et qui trop souvent préfère le pousser vers les landes arides ou les marais fangeux, l'a systématiquement éloigné de cette végétation plantureuse, fortement aromatisée et parfois un peu sauvage. - Aucun romancier, de si peu de valeur soit-il, ne se voit refuser, sinon les honneurs de la controverse, au moins les bénéfices de la constatation ; seul, M. Barbey d'Aurevilly est victime d'un silence de parti pris dont le public à son tour est la dupe.
Sa physionomie littéraire en est-elle diminuée ? - Au contraire. - L'insoumission de son esprit, l'âpreté de ses colères, l'isolement auquel le condamnent les brusques écarts de sa polémique, la proscription que lui infligent les poltrons et les imbéciles, sa chevaleresque fidélité à des doctrines vieillies, enfin l'inséparabilité de sa personne et de son talent, font de lui une des figures les plus originales et les plus intéressantes qu'on puisse rencontrer dans la cohue des médaillons frustes de notre temps.
M. Barbey d'Aurevilly et, sous notre plume, ceci n'est pas un mince éloge, nous apparaît parmi tant de types effacés comme un Agrippa d'Aubigné - catholique.

Vingt-cinq ans après cette observation vengeresse d'Alphonse Duchesne, il est permis de constater que la critique moderne n'a pas ramené précisément le troupeau public sous les magnifiques futaies du beau domaine de d'Aurevilly ; au contraire, cette critique, chaque jour plus banalisée, plus étriquée, plus monstrueusement indifférente, plus bassement servile, a poussé lentement avec cynisme plus avant le pecus anonyme vers les marécages, les fondrières et les terrains tourbeux ; les moutons, sous la baguette de ces conducteurs inconscients de leur vilenie, se sont transformés en pourceaux et barbotent dans la vase noire et stagnante des documents humains.

Mais une génération monte, plus saine, espérons-nous, qui déjà proteste contre la pestilence de cette région, et parmi les jeunes, dans ces revues qui papillonnent un jour dans le soleil de la publicité, nous percevons parfois des cris d'enthousiasme sincère qui tendent à magnifier et même à apothéoser le grand romancier normand.

*
* *

J'arrête ici le chapitre de ces notes et souvenirs déjà long pour le cadre de cette revue ; je suis allé un peu à l'aventure dans ce voyage dans l'air ambiant à la recherche physiopsychologique d'un cher défunt. Il me semble que je ne suis parvenu à rien fixer de ce qui fut lui, avec la netteté, le rehaut d'expression et la couleur des mots qui seuls sont capables de remettre en relief ce grand esprit si subtil et partant si compliqué, si délicatement enchevêtré dans la capillarité de ses racines nourries de tant de sucs inanalysables. 

Je n'ai point parlé du mondain, de l'humoriste et du prodigieux Bachaumont conteur d'historiettes historiques qui faisaient de cet incomparable ami le plus royal réconfortant des intelligences en veuvage d'idées et de causeries du siècle passé. Barbey d'Aurevilly, c'était à la fois Chamfort, Duclos, Montesquieu, Voltaire, Galiani, Casanova et le prince de Ligne ; il orchestrait, semblait-il, à lui seul tout l'esprit de ces beaux esprits d'antan qu'il avait transcrits en partition originale. Il apportait dans sa personne et dans sa diction une dernière vision des charmes de la politesse et du beau langage des anciens cénacles lettrés, et on comprenait qu'il aimât à citer cette opinion du Régent :

« La seule chose qui vaille la peine de vivre, la sensation qui reste fraîche comme l'aurore, quand tout est flétri de toutes les aurores auxquelles nous avons goûté, c'est la conversation d'un homme d'esprit qui sait causer. »

II savait, le cher octogénaire, non seulement goûter délicatement ce plaisir infini, mais encore, comme le dernier possesseur du secret, pouvait-il, le donner largement, sans compter, avec tant de charme et de magnificence que tous ceux qui l'ont connu et aimé porteront à jamais le deuil de cette tradition de la causerie qui vient d'expirer sur ses lèvres à jamais closes.

 Octave UZANNE.

Paris, 2 juin 1889. (*)



(*) article publié dans la revue Le Livre, Bibliographie moderne, du 10 juin 1889. Octave Uzanne donnera en 1927 un petit volume ayant pour titre : Barbey d'Aurévilly. Publié dans la collection L'Alphabet des Lettres (Paris, à la Cité des Livres). Ce petit volume n'est pas la reprise du texte de 1889 présenté ci-dessus.


Vous pouvez télécharger ce texte au format PDF en cliquant ICI

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...