JULES BARBEY D'AUREVILLY
NOTES ET SOUVENIRS
Barbey d'Aurevilly jugé par les Journalistes d'après ses apparences. - Le naturel de cet Excentrique. - Comment mourut ce Templier des lettres. - Généalogie de la Famille Barbey. - Ses armoiries d'après
d'Hozier. - Portrait de Barbey d'Aurevilly, par Testis. - Mes premières relations avec ce Capitaine
Métaphore. L'auteur des Œuvres et des Hommes, ses opinions, ses pensées. - Le Carquois du Sagittaire. - La correspondance de Barbey d'Aurevilly. - Un portrait de Charles Nodier inédit. - D'Aurevilly
et sa critique. - F.-G.-S. Trébutien de Caen, histoire d'une amitié rompue. - Trébutien éditeur. - L'abbé
Léon d'Aurevilly. - Barbey d'Aurevilly poète. - Le Romancier, son idéal, sa facture. - D'Aurevilly et
le silence de la Presse pour ses œuvres. - Le dernier causeur.
ON cher, voici encore un drôle qui peut se vanter de m'avoir raté ... et, qui mieux est, imbécilement raté ; on n'est pas plus niais ! »
Que de fois n'ai-je point entendu, soulignée d'un rire de dédaigneuse
indifférence, cette apostrophe de Barbey d'Aurevilly, après lecture d'une étude ou d'un
portrait de sa personnalité dans un des journaux du matin ! Je le vois encore jetant
de côté la feuille publique sans colère et
sans haine, mais la lèvre imperceptiblement
plissée par une pointe de dégoût invincible qui lui faisait ajouter avec un air ironique :
« Voilà dix ans, quinze ans, vingt ans,
monsieur, qu'ils débitent les mêmes sornettes, qu'ils sautent tous, ces misérables
moutons de Panurge, dans la même fosse
remplie des balayures de lieux communs, de
banalités et de commérages. C'est à faire pitié !... Ils parlent de mon costume, de mes
culottes, de mon corset, de mes jabots et de
mes dentelles ... Ils ont été jusqu'à dire que
je portais des bagues aux doigts de pieds !... et
leur physiologie se borne à ces écœurantes
sottises, à ces ridicules ronrons de portières !... Aussi, lorsqu'on m'envoie un article sur mon
nom, je le sais d'avance, et comme tous se
répètent, hélas ! à qui mieux mieux, je sens
des frissons de froide tristesse humaine qui
m'agitent malgré moi ! »
Dans la platitude grise et l'uniformité
odieuse des temps présents, l'extériorité de
Barbey d'Aurevilly a faussé l'opinion et favorisé l'établissement d'une légende inepte et
indestructible. L'homme qui, en société, n'est
qu'un faisceau d'habitudes, pardonne aussi
malaisément le paradoxe du costume que le
paradoxe de l'idée ; il semble qu'il y ait traîtrise à vouloir s'individualiser en dépit des
règlements bêtas auxquels chacun se soumet, et le grand romancier, le penseur hautain, le critique superbe et indépendant qui
personnifièrent le génie noble et affiné de
Jules Barbey d'Aurevilly ne purent jamais,
tant est grande la badauderie intellectuelle,
surmonter le panache de mousquetaire que
le journalisme méchamment blagueur avait,
de parti pris, accroché au feutre si crânement
porté par l'auteur des Œuvres et des Hommes.
Barbey d'Aurevilly, pour les superficiels, c'est-à-dire pour la foule, est toujours
resté caricaturalement un type d'excentrique,
une sorte de Duc de Brunswick de la littérature, et les petits barbouilleurs du journalisme boulevardier qui, pour la plupart,
ignoraient son œuvre ou ne la pouvaient
comprendre, se sont presque tous évertués
et complu, durant sa vie, à faire de sa personne un portrait de fantoche et d'humoriste hétéroclite dont l'allure iroquoise n'était
pas moins fausse que le costume.
La soie, le satin, les dentelles, le velours
pourpre, les manchettes extravagantes, la
rhingrave ajustée, le pantalon-maillot formaient, à leur dire, la garde-robe ordinaire du
biographe de George Brummel, et le ridicule
outré de ces assertions harponnait au bon coin
la bouche bée des lecteurs qui ne voulaient
dès lors plus voir chez le maître écrivain que
le dernier portemanteau des défroques romantiques, un vieux dandy qui aurait traîné
comme une véritable évocation du journal
le Bon Ton, de 183o, la silhouette démodée
d'une de ces fines fleurs des pois immortalisées par Gavarni.
Que faire contre cette légende imaginaire,
fomentée et par suite fermentée dans l'opinion
publique, fatalement intoxiquée aux débits
des petits assommoirs littéraires quotidiens ? On ne répare pas les infiltrations de la bêtise humaine ; la fiction nigaude est plus corrosive que la vérité.
Barbey d'Aurevilly, tout en aimant le faste
de son enveloppe, en recherchant l'avantage de ses coupes de redingote, en étoffant sa
poitrine, en restant fidèle aux sous-pieds et
à l'ajustement de sa taille, n'eut jamais le ridicule des corsets et des enrubannements qu'on
lui prête. - II se plut parfois, il est vrai, à
égayer d'une pointe de couleur crue la dentelle de sa cravate ou à mettre un reflet de
satin sur la couture de ses culottes ; il ne
consentit point à laisser étriquer sa haute
stature de Normand dans les affreuses confections des modes courantes, et y eût-il dans
cette recherche de son vêtement vanité, puérilité, faux dandysme et même offense à la
loi des coupes égalitaires dans le costume,
encore faudrait-il avouer qu'étant données la
hauteur de son caractère, la droiture altière
de sa vie, la profondeur de son génie, et, ce
qui est plus rare encore, l'absolue bravoure
de sa conscience, ce léger travers ne devait
point être exagéré jusqu'à masquer toute la
noblesse débordante de cette grande et ardente figure héroïque.
Au reste, lui-même a remarqué cette intolérance particulière à notre pays dans une
note de son Brummel : « En France, écrit-il,
l'originalité n'a point de patrie on lui
interdit le feu et l'eau ; on la hait comme une
distinction nobiliaire. Elle soulève les gens
médiocres, toujours prêts, contre ceux qui
sont autrement qu'eux, à une de ces morsures
de gencives qui ne déchirent pas, mais qui
salissent. Etre comme tout le monde est le
principe équivalent, pour les hommes, au
principe dont on bourre la tête des jeunes
filles : Sois considérée, il le faut, du Mariage
de Figaro.
Toutes les causeries du journalisme sur
Barbey d'Aurevilly ont presque toujours été
dominées par l'inventaire minutieux de son
costume et par la pyrotechnie de ses mots-
fusées, le plus souvent lourdement recueillis ;
il semble qu'on se soit plu davantage à faire
sa charge que son portrait, c'est pourquoi, au
début même de ces pages de souvenirs sur ce
grand ami qui me fut particulièrement affectionné, je tiens à exprimer nettement en
quelle juste pitié le peintre des Ridicules du
temps tenait ses physiologues généralement
abêtis par la vision obsédante de ses prodigieux jabots fantastiques et par la bande
d'azur et d'or de ses pantalons blancs.
Barbey d'Aurevilly, avec son esprit de paladin, son cœur de lion, son œil d'aigle, fut
aussi noble, aussi superbement hautain, aussi
tonique à l'âme de ses admirateurs que
toute une Bibliothèque de Chevalerie ; on n'a
point cependant assez écouté les belles histoires de ce preux aguerri, on a mal lu dans
sa gentilhommerie déterminée, on s'est trop
occupé par contre des reliefs et des damasquinures de son humaine reliure.
La postérité ne le rangera point cependant
parmi les excentriques, mais parmi les penseurs et les écrivains les plus vigoureusement
doués de ce siècle. - Théophile Sylvestre, répétant à son sujet un mot de Mme Necker sur
Diderot, disait avec justice « D'Aurevilly ne
serait pas naturel s'il était moins exagéré. »
Ce fut à Rovigo, me rendant de Venise à
Bologne, que j'appris par un maigre entre-
filet du journal Il Tempo la mort de ce fier
chevalier du Temple des lettres, de ce héraut
de plume qui ne faillit jamais à la délicatesse
de son honneur et qui sut gagner par vaillantise
le droit aux éperons dont il ensanglanta parfois avec une conscience de Don Quichotte
les flancs de ses contemporains, ces moulins
à vent de l'idée qui passe.
Je songeai au beau vers de Longfellow, - ce poète au grand vol qu'affectionnait tant le
peintre des Diaboliques : L'air est plein d'adieux à ceux qui meurent, car soudain parmi
les paysages fuyants de la Polésine, au milieu des sursauts du wagon, je sentis dans la
vespérale tristesse des accents mélancoliques
en communion avec mon deuil intime. Je
revécus notre amitié de dix années, cette
amitié forte et indulgente qui m'avait procuré les plus intenses griseries intellectuelles
de mon noviciat littéraire, et j'évoquai cette
stoïque figure du pauvre d'Aurevilly, cette
hardie silhouette de capitan qui souvent, aux
heures de doute et de pituite sociale, m'avait
apporté tant d'ardeur et de réconfort ; car dans
l'uniforme mesquinerie de ce temps, au milieu
des basses jalousies confraternelles, des vilenies mercantiles, des intérêts précaires et
des consciences atrophiées, il se dressait
impavide, indompté, inaccessible aux agiotages du jour, intact de tout soupçon, comme
le palladium de la dignité des lettres.
Nous le pensions immortel, tant était puissante sa vitalité de Normand, taillé comme
Guillaume le Conquérant et fait pour la
devise de Marot : La mort n'y mord. - Quelques mois auparavant, nous nous étions encore rencontrés au cabaret, - sa dernière
fredaine, - et, bien que sa voix sonnât moins
la charge et n'eût plus son éclat d'assaut, il
s'était montré brillant et ironique causeur,
nerveux comme toujours, parfois impétueux,
l'esprit à l'avant-garde, le discours pailleté
d'anecdotes. Il témoignait cependant d'une
énorme lassitude de la lutte, mais il apportait
une exquise poésie dans le pressentiment
qu'il avait d'être vaincu par le temps.
« Je suis un fantôme du passé, disait-il,
ceux d'aujourd'hui ne me comprennent point,
et je crois que déjà je ne les entends plus, car
je ne sens pas la révolte bouillonner en moi,
à l'audition de leurs abaissantes théories ; je
n'apprécie plus que le silence, le grand silence
qui est d'essence divine, le sublime silence
qui est plus fort que les plus fortes rébellions,
le silence ... qui finalement a toujours raison
de tout ! »
Néanmoins, pour abattre ce chêne élancé dont les racines auraient troué le roc, il a
fallu de bien occultes manœuvres et des
coups de cognée en plein cœur, des déchirements d'écorce et des meurtrissures aux sources mêmes de la sève. D'autres diront peut-être un jour par quelles mains furent portées
ces atteintes au puissant octogénaire ; ce que
je puis prouver, c'est que dans son humble
tournebride de lieutenant, dans cette modeste
chambre que son génie de causeur à la Rivarol magnifiait, le crépuscule de la vie semblait
devoir l'envelopper doucement, grâce au dévouement ineffable de son Ange gardien, d'une
sainte admirable, Mlle Louise Read, qui fut
pour lui ce que sont les femmes de sacrifice et
de charité, tour à tour une mère et une fille,
un soutien et une consolation, une garde et
une sauvegarde, un de ces roseaux flexibles
qui ne sont jamais plus souples que dans la
tourmente. - Sans cette pieuse amie, qui entra
mystiquement dans la religion de l'homme
et de l'œuvre, Dieu sait ce qu'il fût advenu
de ce Tarquin-le-Superbe et quelle fin incroyable à la manière du Cousin Pons lui eût
été réservée !
Il était de ceux qui sont équipés pour la
vie militante, mais non pour une vieillesse
désemparée. Il campait avec insouciance ici-
bas, avec le dédain du luxe et du confortable philosophe comme Bias, oublieux
du Vœ soli, noblement pauvre, car il donnait
à quiconque avait besoin jusqu'à son nécessaire qu'il regardait comme du superflu.
Je songeais à tout cela à la nouvelle de cette
mort si inopinément connue en route, et je
m'attristais à l'idée des articles qu'on allait
écrire sur ce haut caractère, des notes où il
ne serait question que du mondain extravagant, de l'écrivain original et de sa critique à
vitres cassées, sans que rien n'apparût de ce
qu'il avait surtout d'exquisement bon et de
généreux, de souverainement mélancolique,
de pitoyable et d'immensément indulgent,
et, aussi et surtout de ce qu'il n'avait point
pour les conditions de la vie sociale de cette
fin de siècle, à savoir la roublardise, le féroce égoïsme, l'hypocrisie, la fanfaronnade
du lucre et le profond mépris de tout Art
que la foule ne se charge point de largement
monnayer.
Ah ! certes, sur ces derniers points, il fut ce
que les jeunes nomment un naïf, ce que les
jouisseurs appellent un gogo, un gâcheur de
métier, et ce sera son triomphe à nos yeux
d'être toujours resté l'apôtre de son idéal et
de n'avoir jamais courbé sa plume devant
l'argent, Dieu de cet Univers.
*
* *
Jules-Amédée Barbey, né à Saint-Sauveur-
le-Vicomte, près de Valognes, le 2 novembre 1808 - (un jour des morts !) -, était le
premier fils de Marie-André-Théophile Barbey et de Ernestine-Eulalie-Théodose Ango. - Décédé le 23 avril dernier [1889], il était par
conséquent le survivant de trois frères que
voici :
1° Léon-Louis-Frédéric Barbey, né le
28 septembre 1809, qui devint l'abbé Léon
Barbey d'Aurevilly et mourut à l'hospice de
Saint-Sauveur-le-Vicomte le 14 novembre
1876 ;
2° Édouard-Théophile Barbey, né le 27 jan-
vier 1811, mort commandant du second Empire
3° Ernest-Louis Barbey, né le 14 décembre 1812, mort vers 1 868. – Celui-ci ajouta à
son nom de Barbey le nom de du Mottel, son
grand-père.
Le père de cette belle lignée, Marie-André-Théophile Barbey, était né le 4 juin 1775 de
messire Vincent-Félix-Marie Barbey, écuyer,
sieur du Mottel, et de Louise-Françoise-Jacqueline Lucas ; il mourut le 15 mars 1868 à
l'âge de quatre-vingt-treize ans, après s'être
en partie ruiné pour soutenir la conspiration
de la duchesse de Berry contre Louis-Philippe. - II admirait beaucoup les œuvres de
son fils aîné, et en particulier l'Ensorcelée et
les idées politiques contenues dans ce roman
superbe et farouche. C'était un fils de chouan,
qui regrettait de n'avoir pu chouanner à la première chouannerie et qui sut élever ses fils
avec ses principes de grande noblesse et
d'élégante gentilhommerie.
Deux des quatre fils Barbey, l'aîné et le second, - Léon et Jules, - reçurent de leur oncle
Vincent-Félix-Barbey, décédé maire de Saint-Sauveur-le-Vicomte le 3 octobre 1829, sous le
nom de Barbey d'Aurevilly, 1e droit d'ajouter
la dénomination de d'Aurevilly à leur nom
patronymique. - Ce nom de d'Aurevilly provient, assure-t-on, d'une terre que la famille
Barbey possédait au hameau d'Aureville, près
de Saint-Sauveur-le-Vicomte, bien que d'autres le fassent venir du titre d'Orvilliers qui
était ajouté au nom d'un de leurs grands-
oncles.
Je n'insisterais point sur ces questions de
titres et d'origine, bien puériles pour des fils de
leurs œuvres d'une essence aussi anoblissante
que celles de Jules Barbey d'Aurevilly ; mais
le « Preux de Valognes » comme nous le
nommions parfois entre amis semblait souffrir réellement lorsque quelque grimaud de
lettres s'avisait de plaisanter sur son nom,
s'indignant, non pas en raison de l'attaque à
sa personne, mais à l'idée qu'une légende
pourrait s'établir dans l'esprit des honnêtes
gens sur ce qu'il aurait été capable lui,
ce parangon de fierté de s'approprier
comme un parvenu une particule à laquelle il
n'aurait pas eu droit.
La littérature permet toutes les fictions
nominales, mais encore se révoltait-il contre
les malveillances et les ironies qui parfois
montaient jusqu'à lui au sujet de ce nom et
de ses armes gravées. Aussi, dois-je, sur ce
dernier point, copier d'après Louis-Pierre
d'Hozier le règlement des armoiries que son
oncle Vincent Barbey lui avait léguées.
Nous, comme Juge d'Armes de la Noblesse de
France, avons réglé pour armoiries au sieur
Vincent Barbey, écuyer, un écu d'azur, à deux
Bars adossés d'argent et un Chef de Gueules,
chargé de trois Besans d'or, cet écu, timbré d'un
Casque de Profil orné de ses lambrequins d'or,
d'azur, d'argent et de Gueules, et, afin que le
présent brevet de règlement puisse servir au dit
sieur Vincent Barbey, et à ses enfants, mâles et
femelles, nés et à naître en légitime mariage, tant
qu'ils vivront noblement et ne feront acte dérogeant à la noblesse, nous l'avons signé et y avons
fait mettre l'empreinte du sceau de nos Armes,
à Paris, le vendredi, vingt-cinquième jour du
mois d'octobre de l'an mil sept cent soixante-cinq.
Signé : D'HOZIER.
Il reste donc établi que, sans être de noblesse féodale, ni de grande maison, Jules
Barbey d'Aurevilly était ce qu'on nommait
autrefois Gentilhommeau ou bien Noblereau,
et qu'il mettait plus de droits que d'imagination dans ces armoiries qui faisaient sourire
les sceptiques comme une des faiblesses de ce
talent. Mais, au surplus, ce délicat plein de
tact, n'usa jamais que très discrètement de
ces armoiries ; avec une sobriété et un bon
ton de dandy, son seul luxe fut de faire
écussonner le pommeau d'or de ses cannes
de ses « deux bars adossés d'argent », et jamais,
même sur les reliures de ses œuvres, qu'il
inventait très décoratives pour en faire des
hommages, il n'étala avec complaisance l'écu
original de Vincent Barbey, car il n'y avait en
lui rien qui sentît le pusillanime ou la mesquine ostentation. Il aimait moins à plaire qu'à
étonner : c'était là son raffinement ; mais il se
plaisait à étonner magnifiquement, et voulait
qu'on le regardât comme les Alpes ; il suffisait,
à vrai dire, de le voir dans sa contenance
olympienne, et de se laisser emporter par
son esprit vers les cimes immaculées de l'Art
idéal pour que cette image cessât d'être plaisante. - II éblouissait comme les neiges perpétuelles, et ses paradoxes tombaient de haut
en avalanches sur les vallons endormis de la
sottise humaine.
*
* *
«
Paul Bourget, à ses débuts, - alors que nous
fréquentions ensemble ce Jupiter tonnant,
amoureux de Danaés de cirque, - Paul Bourget,
sous le pseudonyme de Testis, a laissé dans
un petit journal oublié du pays Latin : le Réveil artistique et littéraire, qui paraissait
en 1876, un charmant et très fin portrait
de d'Aurevilly.
« Un aigle en cage, écrit-il, et qui s'use le
bec à mordre ses barreaux, voilà l'homme !
notre vie moderne l'étouffe. Aventureux,
hardi, fringant, passionné par l'énergie, byronien jusqu'au bout de ses gants extraordinaires, qu'il quitte rarement, Barbey d'Aurevilly
est déplacé partout ailleurs que sur le tillac
d'un navire de guerre. Corsaire il est né,
corsaire il est resté. Il écrit comme on se bat,
il joue de la plume comme du couteau, et
plus d'un, qui ne s'en vante pas, porte au
côté une cicatrice mal guérie, l'académicien
Laprade entre autres, et Jules Sandeau et
George Sand et Hugo lui-mème, car d'Aurevilly ne respecte aucun nom. Incapable
d'indifférence, il aime ou il hait (manière
noire de l'amour), avec une fougue irrésistible.
« ... Barbey d'Aurevilly est byronien, et,
comme tel, il aime l'intense. Je doute qu'il
aime autre chose. Il me dira non peut-être,
mais il aura tort, car la seule qualité de l'écrivain c'est de faire intense, de brûler la
page, d'arracher un cri aux mots, de briser
les reins à la langue, s'il le faut, mais de
mordre sur l'âme à la façon de l'eau-forte et
d'y creuser l'ineffaçable empreinte de figures
idéales, plus vivantes et plus expressives que
les tètes rencontrées chaque jour dans la
réalité de la vie.
« M. d'Aurevilly l'a voulu. Il est intense.
Essayez donc d'oublier, après l'avoir lu, ce
Prêtre marié, ce Sombreval tragique et
surhumain, cette Calixte aux pieds nus, sur
le front de laquelle flamboie une croix sanglante comme l'épée sur la joue de Walstein,
et Nehel de Nehon, et les deux sorcières
shakespeariennes, et le vieux château du Cotentin, au pied duquel croupit l'étang fatal
qui roulera le corps du prêtre athée et de sa
céleste enfant. Le Chevalier Destouches,
l'Ensorcelée, la Vieille Maîtresse, autant de
drames inventés avec énergie et sublimes de
couleur violente ! Car c'est là un trait où le
byronien éclate et tranche sur les obscurs
réalistes. Barbey d'Aurevilly invente avec
énergie ; ses caractères sont tendus comme
des bras d'athlète, ses bras terribles et dangereux comme un coupe-gorge, ses dénouements cruels comme des fins de bataille.
Mais le romancier a triomphé, il a bouleversé votre cœur, il l'a déchiré, mais labouré.
Révoltez-vous, sifflez, ricanez, applaudissez
je vous défie de demeurer indifférent. »
Bourget n'a jamais mieux saisi d'Aurevilly
que dans un portrait crayonné il y a bientôt
quatorze ans. - C'est à cette époque que moi-même je connus ce grand charmeur. C'était à
l'une des soirées intimes de François Coppée,
et je me souviendrai toujours de l'impression
que me fit celui qu'Hippolyte Babou appelait
si joliment Barbemada de Torquevilly.
Grand, svelte, large d'épaules, le buste en
avant, la tête légèrement renversée, les cheveux romantiquement rejetés en coup de
vent, la moustache à la bravache, balafrant
de noir son visage de pirate espagnol, il
m'apparut non point comme le vieux comédien extravagant, sanglé dans le justaucorps
et enfoui sous la dentelle, sur lequel la mauvaise foi des journalistes s'est trop longtemps
donné carrière, mais comme l'évocation la plus
noblement expressive des anciens gentilshommes revenus en France à la Restauration. Son geste, d'une grâce impérieuse et d'une
distinction hautaine, était ample, mais plein
de mesure, et attirait l'attention sur ses mains
qu'il avait très fines, très parlantes et qui, en
soulignant ses discours, avaient une mimique
spéciale, originale, intrépide et altière à la fois.
Je ne trouvais en lui ni le beau causeur
forcené, dont le type est trop connu, qui tire
l'attention de tous et tyrannise la liberté des
dialogues ; je voyais, au contraire, un merveilleux auditeur, dont le silence était plein d'une
éloquence physionomique et qui apportait autant d'art et d'humour à savoir écouter qu'il
montrait d'autorité pour se faire entendre. - II représentait ainsi l'esprit de causerie dans ce
qu'il devait avoir de plus exquis au milieu des
cercles de la société polie d'autrefois, n'interrompant jamais son partner, bien qu'il
excellât à l'aider dans son récit par un de ces
terribles mots à mitraille qu'il faisait éclater
comme une grenade au moment très opportun.
Il me parut non pas que je le voyais pour
la première fois, mais que je le retrouvais.
N'y avait-il pas en lui un je ne sais quoi qui
rappelait en même temps Chamfort, Diderot, le prince de Ligne, de Maistre, Joubert
et de Bonald ! - Je l'entends encore, après une
heure de tête-à-tête, me dire avec cette sorte
d'exaltation rythmée et pondérée qui caractérisait ses propos si supérieurement ponctués :
« Venez me voir, monsieur, quand vous
voudrez ; vous me trouverez heureux de vous
accueillir sur ma Galère, mais ne venez pas
le Vendredi ; ce jour-là, monsieur, j'entre en
conclave ; je ne fais pas un Pape, puisque,
malheureusement, je ne suis pas Cardinal,
mais je fais un article, puisque, malheureusement, je suis journaliste. Or, quand je fais
un article, je suis chambré comme un Cardinal, et vous pourriez me camper deux pistolets sous la gorge que je ne céderais point au
plaisir de vous voir, fût-ce même pour grignoter un peu de votre conversation. »
Ce langage, plein de parenthèses et d'images fulgurantes, me ravissait, je l'avoue, et je
revis souvent ce magnifique « capitaine Métaphore » digne d'être immortalisé par le
pinceau de Vélasquez. - Notre liaison fut aussitôt de l'amitié, et de la meilleure ; à vingt-
quatre ans, j'en étais tout fier et tout ému, et
je trouvais en sa compagnie un charme infini,
car son esprit élargissait toutes les questions
de critique, de polémique et d'histoire, éclairait le passé et illuminait l'horizon avec une
géniale clairvoyance de prophète.
Il n'admettait dans la littérature que celle
qui exprime et personnifie l'essence divine
d'un homme, et il ne pouvait tolérer toutes
les écoles modernes où l'exercice de l'œil et
de l'observation sont plus en vigueur que
l'exercice de l'âme même. « En matière de
forme littéraire, écrivait-il, c'est ce qu'on
verse dans le vase qui fait la beauté de
l'amphore, autrement on n'a plus qu'une
cruche. »
D'autre part, il disait encore : « Je ne crois
qu'à ce qui est rare : les grands esprits, les
grands caractères, les grands hommes. Qu'importe le reste ? Le plus grand éloge qu'on
puisse faire d'un diamant, c'est de l'appeler
un solitaire. »
*
* *
Solitaire, il l'était comme l'aigle, comme le
lion, comme l'ermite. Sortant rarement le
jour, il demeurait isolé dans cette chambre de
la rue Rousselet, où peu d'amis venaient
frapper à l'huis, et il ne souffrait point de cette
claustration volontaire, donnant tout son
temps à ses pensées et à la lecture attentive des
livres qu'il avait décidé de juger à son tribunal de lundiste du Constitutionnel. - Parmi
ses plus fidèlement dévoués, un de ses jeunes
admirateurs, Georges Landry, qu'il nommait
le Frédégondien (en souvenir de l'amant de
l'épouse de Chilpéric), fut pour lui, durant ces
quinze dernières années, un secrétaire affectueux, désintéressé, diligent, un voisin attentif
à sa santé et à ses besoins, capable de le préserver du contact immédiat des ennuis journaliers de la vie, apte à s'entremettre avec les
libraires et imprimeurs pour l'envoi des livres,
la correction des épreuves, et tous les menus
tracas du journalisme. Grâce à la tendresse
dévotieuse et dévouée, au zèle infatigable
de cet ami que sa reconnaissance le forçait
parfois à appeler l'Ange, grâce aussi aux soins
apportés plus tard par l'admirable charité de
Mlle Louise Read, le grand solitaire pouvait
maintenir un bâton de longueur entre la
société et son dandysme laborieux et vivre
loin des coupe-gorge des assemblées confraternelles des arts et des lettres.
Barbey d'Aurevilly tenait du reste en maigre
estime le petit monde courant des écrivains
et des journalistes ; il ne pouvait souffrir tous
les « plats pieds » qui lui décernaient du
Cher maître à tous propos et hors de propos :
« Ils me dégoûtent, monsieur, me disait-il ;
qu'est-ce que cela peut bien me faire qu'ils
me découvrent du talent ; je ne suis point
leur maître et ne les reconnais pas pour disciples ; ils sont vils, bas, rampants, obséquieux
et sans dignité. Cher maître ! La belle parole ! On ne dit pas plus ces choses-là, monsieur,
qu'on ne dit à une femme qu'elle est belle et
qu'elle a de beaux mollets ; on le lui fait
sentir et c'est là le délicat, le fin du fin. Je
goûte ceux qui me font comprendre qu'ils
m'aiment et qu'ils ont de l'admiration pour
mon talent, mais qui ne me le disent pas. »
Cependant, malgré des ironies terribles et
des mots d'une insolence patricienne, il ne
rebutait personne de ceux qui lui faisaient
visite dans le but intéressé d'un article, mais
pour rien au monde il ne se fût engagé avant
d'avoir formé son opinion sur l'œuvre qui lui
était présentée, et les livres rejoignaient les
livres dans la fosse d'oubli dont il les jugeait
dignes, car il ne s'adressait qu'à des ouvrages
capables de piédestaliser ses colères et ses
louanges. Il détestait les demi-teintes, les
talents gris, les esprits en camaïeu, les modérés sans excès de qualités brillantes ou
sans pléthore de vices consanguins.
Son silence sur tant de livres largement
dédicacés, munis de l'amorce des hommages
les plus truculents, lui fit d'irréconciliables
ennemis dans la gent irritable des écrivains.
Partout on le battit en brèche ; dans les
journaux où il écrivait, dans l'officine des
éditeurs on lui fit une guerre sourde et tenace,
et les romans de ce sincère et de ce hautain
de conscience eurent à subir cette inattention
du journalisme qui est la basse rancune de
ce qui est petit contre ce qui est grand, courageux, loyal et franc.
C'est que Barbey d'Aurevilly aussi bien dans
la fiction que dans la critique et l'histoire ne
pouvait se prendre qu'à l'expression d'une
personnalité accusée et ne s'intéresser qu'à
la vibrance d'un tempérament original et puissant. Dans l'érudition il ne prisait la science
documentaire que lorsqu'elle se trouvait
dominée et conduite par le talent propre du
metteur en œuvre ou par un art spécial :
« En dehors de ces conditions, qu'est-ce
que l'érudition ? proclamait-il.
« Voyez : une femme a passé dans cette
chambre .... les savants mettent leurs lunettes
et cherchent ses épingles .... voilà l'érudition
pour la plupart ! - Figurez-vous un monsieur
qui irait faire son marché et rapporterait
d'exquises et plantureuses victuailles qu'il ne
saurait pas accommoder. Cet homme peut-il
m'intéresser ? Il me faut un érudit qui sache
relever par les condiments de son esprit naturel
les pièces qu'il doit préparer, il me faut un
lettré qui me fasse bien diner ; sinon qu'il
aille au diable avec ses paniers de provisions
crues !
« L'érudition par-dessus, c'est le fardeau ... par-dessous c'est le piédestal. Il faut être au-
dessus de ce qu'on sait.
« L'érudition est une pataude, ajoutait-il
encore. Il est nécessaire que ceux qui la pratiquent la fassent tourner, pivoter et la gracieusent, comme ceux qui valsent bien
donnent de leur grâce aux grosses dames
qu'ils font valser ! »
Dans la belle série des Œuvres et des
Hommes qui est loin d'être complète, on
retrouverait sur l'étude de l'histoire, sur
l'esprit de la critique, sur l'art du. théâtre,
sur le sens poétique, des opinions aussi personnelles, aussi larges, aussi élevées. - Je
pense, en somme, que l'ouvrage qui synthétiserait le mieux l'originalité du fougueux
écrivain serait un livre de maximes, axiomes,
pensées, aphorismes, notes et observations
extraits de l'ensemble de ces écrits. Si ce
recueil devait être un jour publié, je crois
pouvoir garantir que ce serait une des plus
glorieuses épaves de la littérature de ce siècle
pour la Postérité ; car, ainsi que l'exprimait
l'auteur des Prophètes du passé : « Les pensées
enchaînées d'un livre, celles qui font la trame
d'un livre, c'est le carquois plein, c'est tout
le carquois.
« Mais la pensée détachée, c'est la flèche
qui vole. Elle est isolée, elle a, comme la
flèche dans les airs, du vide au-dessus et du
vide au-dessous d'elle. Mais elle vibre, elle
traverse, elle va frapper. »
Or d'Aurevilly qui se vantait d'être né sous
le signe du Sagittaire et d'avoir reçu tant de
flèches qu'il était devenu carquois, d'Aurevilly
fut surtout un archer et un arbalétrier inimitable ; il décocha dans ses articles, dans ses
romans, dans sa correspondance, tant de
traits empennés, tant de dards empoisonnés
par l'ironie, tant de falariques brûlantes que
le frissement en bruirait délicieusement à nos
oreilles, et je lui avais un jour mis en tête
le recueil général de ses sagettes humoristiques, de ses cestes et de ses javelots de polémique sous ce titre : Le Carquois du Sagittaire.
Mais le cher homme souriant, l'œil un peu
attristé, me montra le cachet dont il scellait
ses lettres, afin que j'y pusse lire sa devise
fataliste: Too late ! - Trop tard !
Aujourd'hui qu'il n'est plus, sa devise est
morte et son règne commence ; ceux qui
auront souci de sa gloire diront-ils : Too
early ! Trop tôt !...?
*
* *
La correspondance de Jules Barbey d'Aurevilly, si jamais on en peut recueillir les
différents éléments, sera aussi l'un des plus
précieux monuments élevés à sa mémoire, car
c'est dans cette correspondance que le génie
naturel de l'homme apparaîtra pour détruire
la légende de l'artificiel et de l'apprêté qui
s'est faite sur l'écrivain. - C'est d'après l'impression de ses manuscrits polychromes qu'on
pourra juger ce grand cœur sous ce grand
cerveau et admirer dans tout son éclat cet
esprit comparable à un pur rubis à feux changeants. Cette publication ne pourrait être
qu'une quintessence des lettres écrites car,
en dehors des vingt ou trente volumes
d'épîtres adressées à l'érudit Trébutien, de
Caen, et que celui-ci recopia soigneusement
sur de grands registres reliés en noir, on
retrouverait (bien que Barbey d'Aurevilly ne
fût point épistolier avec excès) de nombreuses
lettres envoyées jadis à Roger de Beauvoir, à
de Custines, à de Foudras, à Théophile
Silvestre, à l'abbé Léon d'Aurevilly, à
M. Bottin-Desylles et à vingt autres écrivains
d'autrefois et d'aujourd'hui. Des mains délicates seules pourraient préparer ce grand
régal de lettré, afin qu'il ne puisse advenir
de lui ce qu'il est advenu de Flaubert qui
s'est vu livré au public dans son intimité la
plus frileuse et que la garde, d'une nièce n'a
su préserver de ce sacrilège.
En tant qu'épistolier, Barbey d'Aurevilly
donne presque la profonde sensation. de ce
qu'il était comme causeur, dans la tradition
dorénavant perdue de la causerie française, il
a le mot tranchant, l'humeur intarissable,
l'abandon charmant, l'expression juste et
colorée, l'image enluminée et je ne sais quelle
flamme naturelle qui attise toutes ses phrases
et nous les fait pénétrer dans la tête et longtemps conserver toutes brûlantes de leur
sincérité. Le tour tortillé, embroussaillé
qu'affecte parfois son style pompeux est toujours plein d'ampleur et très lucide pour qui
a pu connaître le diseur qu'il fait revivre ;
l'emphase même, toujours idéologique, n'est
jamais déplacée dans ses lettres non plus que
la grande canne de frondeur ne l'était dans
sa main. De plus il est néologue par nature,
par besoin et par sentiment de la caractéristique, et ses néologismes ont de la race et de la
distinction ; jamais le moindre mot trivial,
bas, grossier, ne s'est glissé dans ses épîtres
les plus familières. On sent que, lorsqu'il
écrivait, il ne quittait pas ses gants comme
M. de Buffon avait à sa table de travail les
mains noyées dans la mousse de ses manchettes de dentelles.
Ce qui distingue sa manière, c'est le primesaut, la libre allure d'un esprit sûr de lui qui
va de l'avant sans se retourner, qui ne s'attarde pas à peser ses mots pas plus qu'un soldat à peser ses balles ; il n'a pas la torture
angoissante de Flaubert pour l'emploi du vocable, il marche impétueusement avec une
fierté native et, soit qu'il écrive des romans,
des critiques ou des lettres, son manuscrit est
d'une seule coulée, sans reprises, je ne dirai
point sans surcharges, car ce fut là son péché
mignon d'arrondir et d'amplifier sa phrase
par goût, de grandioser son effet à ses propres yeux.
Dans les plus courantes de ses lettres il témoigne, dans ses jugements concis sur les
hommes et les œuvres, d'une vue pénétrante,
d'un entendement supérieur et d'un esprit
unique dans l'expression de l'idée. J'ouvre une
épître familière adressée au Frédégondien, et
j'y trouve cette jolie satire de Charles Nodier,
qu'on me saura gré de citer.
« Je n'ai dit à Bloy qu'un mot en passant sur
Charles Nodier. J'ai peur que ce mot soit insuffisant. Nodier est insuffisant lui-même. C'est un
esprit fait de nuances fines et pâles. Il est sur le
point d'être poète et il ne l'est pas ; il est sur
le point d'être un grand romancier, et il ne l'est
pas ; un grand historien, et il ne l'est pas (voir
ses Mémoires ; un grand linguiste, et il ne l'est
pas. Il est enfin sur le point d'être tout et il n'est
que Charles Nodier, une jolie imagination qui a
passé, comme tout passe, quand ce n'est pas le
beau absolu ! - Nodier projeta les feux de l'aurore de ce jour étincelant, dont nous sommes le
triste lendemain et qui a été le Romantisme. - Il avait de l'arc-en-ciel dans l'esprit, comme
Janin y avait de la couleur de rose, mais l'arc-en-ciel ne danse que sur des nuages et s'y évanouit.
Je crois pour ma part que le succès qu'il eut
tient précisément à cet arc-en-ciel dans lequel il
n'y a que des nuances et qu'il avait dans l'esprit. - Cela flattait et berçait tous les yeux et cela ne
les offensait pas ! L'éclatante couleur est une insolente qui manque de respect aux yeux chassieux de la médiocrité qui est Tout le Monde, et
voilà pourquoi Delacroix a mis si longtemps
à faire son trou qui est enfin devenu l'orbe de la
gloire et qui ira toujours en s'élargissant, pendant que celui de Nodier, qui paraissait immense,
s'est fermé comme une piqûre de rosier de Bengale qu'il était et, au bout d'un certain temps, on
n'en retrouvera plus même la trace ! Il périt déjà
dans les cabinets de lecture. On a peine à l'y
trouver, et il n'est pas lu. Il y sent le moisi, le
mucre, comme ils disent en Normandie. Superbe
expression. - Nodier n'est un homme de génie
(car il a passé pour cela) que pour les mêmes
raisons qui feraient que pour d'ignorantes jeunes
filles, l'hermaphrodite serait un homme. Et,
comme l'hermaphrodite qui voudrait prouver
qu'il en est un, il se donne une peine du diable,
mais il reste ce qu'il est : ni mâle ni femelle.
Dans son Roi de Bohême et ses Sept châteaux, il
a osé outrer Sterne, mais du Sterne outré, c'est
du Sterne raté. Trop de zèle, dit Talleyrand,
trop d'efforts, je dis moi ; l'effort, c'est le trop
de zèle de l'esprit. Il parait qu'il était aimable,
qu'il avait les grâces de la causerie et un salon - une ruche où les abeilles du temps bourdonnèrent. Cela explique son genre de popularité
dans l'en haut, laquelle n'est pas du tout celle
d'Alexandre Dumas, populaire lui aussi (mais à
tous les niveaux et malheureusement dans l'en
bas), qui est un amour de la même époque. »
Ce fragment de lettre donne bien l'expression du style épistolier de Barbey d'Aurevilly ;
si infidèle que puisse paraître à première vue
ce portrait de Nodier qui nous étonne et nous
blesse légèrement dans l'affection. cérébrale
que nous conservons tous pour ce lettré délicat, lucide et d'une grâce si policée, nous ne
pouvons, en y réfléchissant de loisir, ne pas en
apprécier la finesse d'observation et la justesse
générale. Dans toute critique et appréciation
orale ou écrite, manifestée dans la conversation, dans le journal ou dans le livre, l'auteur des Juges jugés s'est toujours montré
avec sa nature passionnée un violent, un exaspéré, un ardent sans cesse porté vers les extrêmes, et par conséquent souvent un injuste.
Il n'y a que les tièdes, les modérés, les faibles, les poncifs et les médiocres qui puissent
juger d'esprit froid et diagnostiquer sur le talent d'autrui avec une pondération équitable.
Les esprits ardents, vivants, chaudement
congestionnés par l'ardeur des sensations reçues ne peuvent qu'adorer ou haïr, louer ou
mépriser ; ils étreignent avec la même puissance aux deux pôles de la passion et ils ne
peuvent pas plus comprendre la critique juste,
qui est le juste milieu, que Don Quichotte ne
comprenait le bon sens de Sancho.
Quand Barbey d'Aurevilly jugeait un
homme ou une œuvre, il partait en guerre ou
en bonne fortune, jamais en marivaudage et
en exercice de rhétorique. Avec son âcreté, de
sa plume qui guerroyait d'estoc et de taille,
il luttait sans cesse, soit qu'il essayât, en faveur d'un talent naissant ou d'un génie méconnu, de faire une trouée lumineuse à travers l'opaque indifférence publique, soit
qu'il voulût décapiter un de ces épis vides
qui trop souvent lèvent la tête au-dessus des
lourds épis courbés dans le champ des moissons d'art. Mais la passion ne l'aveugla jamais que par le mirage des grandes vertus
humaines et, comme il l'écrivait en 1858, au
Réveil de Granier de Cassagnac, si sa critique
avait dû se choisir un symbole, elle eût pris
la Balance, le Glaive et la Croix. - C'est bien
du reste autour de ces trois emblèmes que sa
phrase s'allume et irradie.
*
* *
La plus vive et la plus longue amitié littéraire de Barbey d'Aurevilly fut celle qui le
lia durant près de trente ans à François-Guillaume-Stanislas Trébutien, de Caen, qui fut
son premier éditeur et pour ainsi dire son véritable initiateur littéraire. Trébutien est la dernière physionomie de bénédictin, dans le
sens laborieux et ascétique du mot, que ce
siècle ait pu voir ; personne jusqu'ici ne s'est
occupé de mettre en lumière cette superbe
figure d'érudit de province dont l'œuvre et la
vie intime donnent droit au respect et à l'admiration.
Trébutien et Barbey d'Aurevilly se connurent à Caen aux environs de 183o, alors que
celui-ci, sortant du collège, faisait son droit,
selon son expression, beaucoup plus à genoux
au bas de la robe des femmes qu'à l'école.
D'Aurevilly était alors, pour le peindre à sa
manière, « un petit vampire aux yeux suceurs à vide qui n'a encore touché à rien » et qu'un
médaillon de Finck, qu'il conserva toujours,
nous représente, beau comme le jeune Byron
et pâle comme le sombre Rolla.
Cette longue liaison de Trébutien avec
l'auteur de la Vieille Maîtresse me fut contée
un soir au sortir du Cirque, et j'entends
encore par le souvenir la voix du Gentilhomme valognais, cette voix fièrement timbrée qui devenait si divinement mélancolique
et qui savait dire et conter comme dorénavant
je n'entendrai plus jamais dire ni conter.
« J'étudiais mon droit à Caen, c'est là que
mon père, craignant les excès d'une fougue
intraitable m'avait envoyé, afin d'éviter que
je ne fisse des folies à Paris, ou que je
devinsse homme politique - une infamie à
ses yeux ! - Mon droit, à moi qui rêvais alors,
mon cher, de la vie fringante, du bruit militaire, des charges et des sonneries, des uniformes et des aiguillettes ! Je devrais être
aujourd'hui le Maréchal d'Aurevilly ! Quand
on se sent des torches allumées en soi, il est
triste de faire des économies de bouts de
chandelles, et je m'ennuyais ferme à Caen.
En dépit d'une société des plus distinguées,
je me sentais isolé devant moi-même et je
cherchai logiquement à me plonger dans une lecture forcenée.
« J'avisai près du pont de Caen ce qu'on
nommait autrefois un cabinet littéraire, et,
tandis que je bouquinais, le libraire, tête de
Siméon le Stylite, œil vif et profond, front
remarquable, me parla, et je fus frappé de l'accumulation intelligente et habile de son érudition. C'était un homme maigre, à l'allure
pénitente, comme un Père du Désert, avec
une jambe repliée, le pied en l'air, une
jambe ankylosée, infernale ... Malgré la différence des conditions apparentes, nous conçûmes, dès le début, cette ardente sympathie
que rien ne démentit pendant longtemps.
Monarchiste et religieux, d'un catholicisme
de fer, Trébutien avait étudié le persan, l'arabe
et le turc et il avait publié chez Dondey-Dupré
dès 1826 des contes persans et des Contes inédits des Mille et une Nuits. Il connaissait
déjà les Francisque Michel, les Leroux de
Lincy, les Jubinal, les Julien Travers, et
autres archéologues de lettres, et il fonda cette
Revue de Caen qui n'eut qu'un numéro et
dans laquelle parut Léa, mon premier essai
dans la Nouvelle, que je signai alors Jules
Barbey.
« Trébutien se fit l'éditeur, à petit nombre
d'exemplaires (trente ou trente-cinq), de ces
ouvrages ou plaquettes que, vous autres Biblio-
philes, vous recherchez avec tant de soin : la Bague d'Annibal, Trente-six ans, œuvre
introuvable ; Deux Rhythmes oubliés : le
Laocoon et les Yeux caméléons, les Poésies (ces poésies ont été réimprimées in-8° à Bruxelles en 1870, à 72 exemplaires, par Insignis Nebulo (Poulet-Malassis),
que je lui dédiais ; c'était une restitution, car
il savait éditer comme Benvenuto Cellini ciselait, et il taillait mes cailloux comme on
taille des diamants. J'étais déjà digne du
surnom de Lord Anxious que je me suis
décerné, car sur la question des corrections
typographiques j'étais angoissé, tyranniquement obsédé par l'erratum. Mais Trébutien
était là, et rien n'échappait à son œil de typographe étonnant. Ce fut en causant avec cet
ami idolâtre que je conçus l'idée d'une série
de romans sur les guerres de la chouannerie
et qu'il me fournit mille documents précieux
relatifs à cette histoire des chouans dans le
Cotentin, sur laquelle je pensais fixer les
rayons bleus de mon imagination ; mais je ne
persistai point dans cette voie, la vie est
plus forte que nos projets, et après la publication du Chevalier des Touches et celle de
la Première Messe de l'abbé de la Croix-Jugan qui devint plus tard l'Ensorcelée,
j'arrêtai mon épopée de la chouannerie que
je voyais si vaste et si prodigieuse.
Après un stage assez long à Caen, poursuivait Barbey d'Aurevilly avec le geste familier
qu'il avait d'élever sa main aristocratique, dont
l'index était replié à la hauteur de ses lèvres,
comme pour soutenir et souligner sa parole après un temps assez considérable, je vins à,
Paris, pour y gaspiller les quelques livres
parisis que me laissait un oncle à héritage.
C'est alors que j'écrivis à Trébutien, qui s'ennuyait mortellement dans sa solitude à Caen,
cette formidable série de lettres qui, réunies
forment plus de trente volumes in-4° et dans
lesquelles j'ai versé le meilleur de moi-même
pour les hommes et les choses de ce temps.
Trébutien ne semblait vivre que par mes
lettres qu'il recopiait pieusement ; cette correspondance était la communion intellectuelle
de ce fanatique d'amitié ; j'étais le soleil, la
lueur divine qui arrivait brillante et chaude
dans cette Lucarne de savant et je ne manquais guère le courrier qui devait alimenter
la ferveur de cet ardent par réflexion.
Trébutien vint à Londres par la suite pour
des recherches ; de là, il passa à Paris où il
séjourna pendant quelque temps et retourna
définitivement à Caen.
« Pour expliquer notre brouille, mon cher
ami, ajoutait lentement l'exquis causeur dont
je rends malaisément l'éblouissement de la
phrase et de la diction, il faut faire intervenir
une femme, la femme d'un professeur de
droit, une coquine abominable, un monstre
de bassesse et de perfidie, que le pauvre lettré
eut le malheur d'aimer sans mesure.
« Trébutien avec son infirmité terrible était
doux, timide, modeste, épeuré par tout contact humain, presque sauvage, mais sous cette
apparence craintive il dissimulait un brasier
ardent, attisé par tous les désirs d'enfer ;
c'était un moine, mais un moine italien
comme ceux de Bandello, de Pogge et de
Firenzuola ; il dévorait en silence sa virilité,
mais il était brûlant, enflammé, craquelé par
la passion, et parfois il s'aventurait à la porte
d'une fille sans oser agiter la sonnette, pris
d'effarement comme le patient à la porte du
dentiste. - Or le pauvre bibliothécaire de Caen
car il l'était devenu - vécut dans l'intimité
de la femme dont je vous parle, sans qu'elle
lui accordât la moindre faveur, et cette coquette
affola ce coq ; elle se plut à tisonner férocement cette braise ardente, à la retourner, à
exaspérer cruellement son ignition, à en
faire jaillir des flammes, et, quand cet être
humain fut rouge et transparent comme un
poêle ronflant, elle s'enfuit effrayée de l'incendie qu'elle avait allumé. Trébutien devint
fou de douleur, et nous jurâmes tous deux
de le venger.
« Ce fut dans ce but que j'écrivis les
Bottines bleues, je sortis de moi ce Rhythme
oublié comme un volcan rend sa lave dans
un vomissement grondant et plein de secousses, comme si j'avais été l'Etna en personne,
car je pensais à la grimace que ferait le monstre
lorsqu'on lui présenterait cette coupe de
vitriol bleuâtre ... Mais Trébutien revit la
vaniteuse sans cœur et se refroidit pour moi ;
puis, à propos de la publication des Lettres
d'Eugénie de Guérin, la guerre, hélas ! éclata
injustement de son côté. - Il prétexta de mes
relations avec Malassis qui s'offrait de publier
les œuvres de Guérin pour me traiter indignement, lançant des mots de journaliste !
de « mauvaise compagnie » ! de débauché ! que
sais-je ? Il était fou, fou, fou ! - En dépit de
mes tentatives conciliantes, il me renvoya,
comme une maîtresse bafouée, mes lettres et
mes portraits sans me répondre, puis il s'efforça de me nuire auprès de l'Héritière des
Guérin, « une vieille dévote à chaufferette »,
assez faible d'esprit, qui donna carte blanche
à Trébutien. Sainte-Beuve fut chargé d'écrire
la notice, et le livre fut publié chez Didier,
sans moi qui l'avais prôné, élevé, qui avais
réuni les documents les plus précieux et qui
avais mûri cette publication comme une
œuvre personnelle. - Nous étions définitive-
ment brouillés. Longtemps après - singulier
contraste des hommes et de la vie - Jules
Vallès, qui avait fait une incursion jusqu'à
Caen, essaya de nous réunir et de nous réconcilier ; il me dit que Trébutien pleurait sans
fin sur notre rupture, qu'il se frappait la poitrine, s'en attribuait tous les torts et me suppliait de revenir à lui. Je fus inflexible ... 11
était fou ; il aurait assurément recommencé
dès le lendemain. Jamais je ne le revis ! Il
mourut en 70, l'année de la guerre, d'une
goutte remontée au cœur, en écoutant un
sermon dans une église de Caen. »
Ainsi me fut contée l'histoire de cette longue liaison avec Trébutien qui domine pour
ainsi dire dans la vie intellectuelle de Barbey
d'Aurevilly et dont je n'ai fait qu'atténuer les
détails. Dans la biographie du grand écrivain
normand, les pages relatives à Caen et son
bibliothécaire tiendront assurément une large
place commandée par la logique au biographe,
et je n'ai pu ici qu'en esquisser les lignes générales.
Barbey d'Aurevilly eut pendant toute cette
période de son existence de grands déboires,
de profondes tristesses, d'amères désillusions
et de pressants besoins d'argent. Il supporta le
tout avec la plus haute dignité et la plus courageuse sérénité. « J'ai parfois pensé à me brûler la cervelle, me disait-il un jour magnifiquement, mais j'ai retrouvé la conscience et la
fierté de moi-même. J'ai eu peur de brûler un
cerveau. »
*
* *
Trébutien ne fut pas seulement l'éditeur des premières œuvres de Barbey d'Aurevilly,
mais encore se fit-il le publicateur des poésies
de son frère l'abbé Léon qui, avant d'entrer
dans les ordres, avait été un des chansonniers
les plus aimables du Momus français. L'abbé
Barbey d'Aurevilly, qui vécut toujours en
Normandie, a laissé un petit recueil de Sonnets, un opuscule de poésies religieuses : Rosa mystica et un recueil (vers et prose
mélangés) qui eut deux éditions en 1858 et
1867) sous ce titre : le Livre des Hirondelles.
L'abbé d'Aurevilly s'y fait voir poète de
valeur, profondément empreint de la mélodie
lamartinienne et des aspirations de lord
Byron ; ce n'est certes ni par l'expression ni
par la richesse de la rime que ses œuvres montrent leur supériorité, mais par le rythme et
le souffle d'idéalisme qui passe dans toutes les
strophes massées sous son inspiration. Il fut
en correspondance et en sympathie littéraire
avec Sainte-Beuve et le grand poète américain Longfellow, qui écrivit au missionnaire
eudiste les lettres les plus flatteuses pour ses
sonnets, romances et poèmes.
Jules Barbey d'Aurevilly avait pour ce
frère junior une affectueuse amitié mêlée de
vénération. Il se plaisait à parler de son mysticisme, et à héroïfier son abnégation religieuse, à peindre sa charité chrétienne en
faisant flamboyer son admiration sur le
nimbe dont il ornait la tête de son frère appuyé sur la croix. Il le montrait pauvre,
vêtu de vieilles soutanes verdâtres, confessant
là-bas en Normandie dans son église sans
toit, recevant sans bouger les ondées du ciel
et la brise glacée en son confessionnal.
Lorsqu'il mourut, il écrivit à un de ses
amis de Saint-Sauveur-le-Vicomte, en novembre 1876, ce fragment d'une lettre pleine de
sentiment attristé, où toute son âme et son
caractère d'écrivain se révèlent :
Je n'ai point douté de vous et de votre pensée
en ce triste moment ; je suis sûr que vous avez
été avec moi. Il y avait en ma compagnie des
amis invisibles autour de cette fosse ouverte où
je l'ai déposé. Je les sentais dans l'air ... autour
de moi, cortège que je voyais seul et qui me
semblait plus doux que l'autre, car je n'avais,
excepté les pauvres qui l'ont aimé, les Pères de
sa Compagnie et M. Bottin-Desylles, le cousin
qui a épousé en secondes noces Mme Barbey
d'Aurevilly, née de Crux, ma tante, - je n'avais
que des indifférents.
Je l'ai enterré dans le cimetière des pauvres,
comme s'il avait été Franciscain, et il était
digne de l'être, et il s'est trouvé que ce cimetière est sublime ! On y peut enterrer également
des héros, des saints, des pauvres et des poètes.
Il y est, entre une croix et le mur du château
fort de Saint-Sauveur, bâti par Néel de Néhou,
et qui a vu Du Guesclin. Sa tombe est au fond
d'un fossé de guerre, sous lequel on a planté des
pommiers qui seront en fleur au printemps prochain, comme lui, il est en fleur immortelle dans
le jardin céleste de là-haut.
Les deux frères avaient une conception
analogue de la vie dans la façon élevée et si
digne dont ils en voulaient la pratique ; ils
eurent à leurs débuts quelques tournois poétiques, et la magnifique série de stances qui
toutes se terminent par ce vers attristé :
Voilà pourquoi je veux partir !
était écrite en réponse à une longue pièce de
vers de l'abbé Léon qui débutait par
Ah ! pourquoi voyager ?
Barbey d'Aurevilly fut un poète dans le
plus noble sens, un poète délicat et caché qui
dissimula sa lyre, sentant bien que la foule
n'aime que les violons. Aussi en dehors des
poésies publiées à quelques exemplaires par
Trébutien, il écrivait assez fréquemment dans
le lourd cahier de notes, de pensées, d'extraits
de lectures, qu'il avait fait relier en maroquin
rouge et qu'il nommait Mon crachoir, de longues, chaudes et sonores poésies mystérieuses
qu'il nous lisait parfois entre intimes, avec
cette voix de cristal voilé, encore vibrante
mais langoureusement attristée, qu'il savait
assouplir au gré du rythme et mettre en
valeur dans le registre de la pièce choisie.
Parmi ces pièces au souffle romantique,
mais à l'allure si crânement personnelle, celle
que j'aimais à lui redemander après la Maitresse rousse et la Beauté est intitulée le
Cid Campeador et n'a jamais paru dans ses
œuvres jusqu'ici. Pour longue qu'elle soit,
je ne la mutilerai pas et la donnerai intégralement. La voici :
Un soir, dans la Sierra passait Campeador.
Sur sa cuirasse d'or le soleil mirait l'or
Des derniers flamboîments d'une soirée ardente,
Et doublait du héros la splendeur flamboyante !
Il n'était qu'or partout, du cimier aux talons.
L'or des cuissards froissait l'or des caparaçons.
Des rubis grenadins faisaient feu sur son casque,
Mais ses yeux en faisaient encor plus que son masque.
Superbe, et de loisir, il allait sans pareil,
Et n'ayant rien à battre, il battait le soleil !
Et les pâtres, penchés aux rampes des montagnes,
Se le montraient, flambant au loin dans les campagnes
Comme une tour de feu, ce grand cavalier d'or,
Et disaient : C'est saint Jacque ou bien Campeador
Confondant tous les deux dans une même gloire,
L'un pour mieux l'admirer, l'autre pour mieux y croire !
Or, comme il passait là, magnifique et puissant,
Et calme et grave et lent, le radieux passant
Entendit dans le creux d'un ravin solitaire
Une voix qui semblait, triste, sortir de terre !
Et c'était, étendu sur le sol, un lépreux,
Une immondice humaine, un monstre, un être affreux,
Dont l'aspect fit lever tout droit, dans la poussière,
Les deux pieds du cheval se dressant en arrière,
Comme s'il eût compris que les fers de ses pieds,
S'ils touchaient à cet être en resteraient souillés,
Et qu'il ne pourrait plus en essuyer la fange !
Cependant le héros, dans sa splendeur d'archange,
Inclinant son panache éclatant, aperçut
Ce hideux malandrin, sale et vil, le rebut
Du monde il lui tendit noblement son aumône,
Du haut de son cheval cabré, comme d'un trône,
A ce lépreux impur, contagieux maudit,
Qui la lui demandait au nom de Jésus-Christ !
C'est alors qu'on put voir une chose touchante
Allongeant vers le Cid sa main pulvérulente,
Le lépreux accroupi se mit sur ses genoux,
Surpris - le repoussé ! de voir un homme doux
Ne pas montrer l'horreur qu'inspirait sa présence.
Et ne pas l'écarter du bois dur de sa lance ;
Et touché dans le cœur de voir cette pitié,
II osa, lui, le vil, l'affreux, l'humilié,
Dans un de ces élans plus fort que la nature,
Au gantelet d'acier coller sa bouche impure.
Le malheureux savait qu'il pouvait appuyer
Sans lui donner son mal sur le brillant acier,
Le mouiller de sa lèvre, y traîner son haleine.
Lui qui n'avait jamais baisé de main humaine
Et qui donnait la mort d'un seul attouchement,
Vautra son front dartreux sur l'acier de ce gant,
Et le Cid le laissa très tranquillement faire,
Sans dédain, sans dégoût, sans haine, sans colère.
Immobile il restait, le grand Campeador !
Que pouvait-il penser sous le grillage d'or
De son casque en rubis, quand il vit cette audace ?
Quel sentiment passa sous l'or de sa cuirasse ?
Mais il fixa longtemps le lépreux, puis soudain,
II arracha son gant et lui donna sa main.
Il est à souhaiter que l'éditeur Lemerre,
qui a honoré sa Petite bibliothèque littéraire
en y admettant la Vieille Maîtresse, l'Ensor celée, le Chevalier Destouches et les Diaboliques, veuille bien s'occuper des Poésies
complètes de Barbey d'Aurevilly. Cela ne
fera pas un bien lourd volume, mais une
forte plaquette, bien faite pour charmer le
petit nombre des connaisseurs qui peuvent
comprendre et aimer le plus petit nombre
encore des vrais poètes. Moins il y a d'initiés
dans le temple, disait Voltaire, plus les
mystères sont sacrés.
*
* *
Ce qui domine en résumé chez M. Jules
Barbey d'Aurevilly, ce « fier Sicambre » des
lettres, dont la personnalité, comme un diamant, est taillée à facettes multiples, ce qui
surpasse le critique, le poète et le polémiste,
c'est le romancier.
C'est dans ses romans et ses contes que son
talent apparaît le plus sanguin, le plus nerveux, le plus bondissant, le plus expressif.
Trop entier, trop créateur, trop mâle de
plume pour être un critique tempéré, trop
feuillu d'imagination pour avoir pu demeurer un poète exclusif, trop méprisant et trop
chevaleresque à la fois pour la polémique du
jour qui a répudié la courtoisie des passes
d'armes afin d'établir un vague pugilat, l'auteur de l'Amour impossible a trouvé dans le
roman sa plus réelle incarnation.
Il y atteint à de rares élévations de passion,
car dans ses œuvres le sang bondit, l'humanité se redresse, l'amour se pâme, se turgit,
s'exaspère jusqu'à hurler, griffer et mordre ;
la vie circule à pleins bords, emportée, désordonnée dans une course fougueuse pour se
briser au dénouement dans un heurt toujours
bizarre et violent, cruel comme la vie. C'est
que chez d'Aurevilly l'œuvre et le style sont
inséparables de l'homme ; on sent que l'impression n'est pas cherchée, qu'elle arrive avec
intensité d'une large coulée et d'un seul jet ;
la phrase n'est point artificielle, ni bercée dans
les langes du dictionnaire, avec la fièvre de
la recherche ; elle est saine, robuste, solidement empanachée, fleurie normalement ; elle
éclate et flamboie, car elle est expulsée violemment par un cerveau-cratère où l'emphase,
la subtilité, la métaphore colorée, l'expression saillante fusionnent dans une même lave
sans cesse embrasée.
Nul mieux que lui n'a l'art de draper plus
superbement sa pensée, dans un style aussi
opulent, aussi somptueux, aussi magnifique
aucun clinquant ni oripeau, quoi qu'on en dise,
mais une profusion naturelle de nabab qui sait
ses pierreries et joyaux inépuisables. Jamais
une image vulgaire, jamais un mot malséant ;
partout de belles manières, même dans l'outrance des situations les plus échevelées.
Il avouait procéder dans son travail de mise
en œuvre par syllogisme. Il avait toujours les
trois propositions nécessaires à son roman
le début, le centre, la conclusion ; autrement
dit la majeure, la mineure et la conséquence.
Il promenait son argument des jours, des semaines ou des mois dans une incubation solitaire puis, lorsqu'il jugeait que le sujet
était mûr à son gré, lorsqu'il sentait que l'inspiration lui faisait craquer la cervelle, il enfantait sans douleur, naturellement, d'une
plume sûre d'elle et fringante comme un
coursier qui s'emballe ... « II me semble à ces
moments, disait-il un jour, qu'il y ait dans
ma tête comme des rideaux qui seraient brusquement tirés par une tringle ; je vois mon
œuvre avec ses plans, ses degrés, ses paysages, ses héros vivants et ses horizons, et j'écris
infatigable jusqu'à la fin. »
La Vieille Maîtresse était à ses yeux, dans sa
progéniture intellectuelle, comme l'enfant de
l'amour, car il y avait dans ce roman brûlant
beaucoup de sa jeunesse en Normandie, et presque tous les personnages étaient les composés,
les « fondus » de personnes qu'il avait connues.
L'Ensorcelée, qu'il regardait comme le plus
noble et le plus impérissable de ses romans,
était le fils de son imagination. Pour le Chevalier Destouches, il l'avait écrit comme on
fait une charge de zouaves à la baïonnette,
d'un seul élan, la foi au cœur, l'ivresse à la
tête, sans calcul ni mesure, follement. Il
résumait ainsi son avis sur son Prêtre marié :
« C'est un tumultueux torrent d'idées. »
Parmi des projets non réalisés, il devait
écrire plusieurs livres sous les titres suivants
Une Tragédie à Vaubadon ; Un Héros de
grand chemin ; le Traité de la Princesse, et
diverses autres œuvres dont les titres m'échappent : mais cet indépendant, cet insoumis ne
pouvait se plier à une besogne toute tracée,
fût-ce par lui ; il attendait que le carillon de
l'inspiration sonnât en sa cervelle pour
prendre la plume et partir en mission divine
d'écrivain. Pour la même raison, il refusa
tout roman sur commande.
« Je puis passer pour stérile, proclamait-il ; de ceci je n'ai cure ; je n'écris que lorsque mon
esprit me dicte, mais je ne le fatigue pas et je
professe trop de respect à son endroit pour
jamais le tirer par les cheveux et le soumettre
à la question. »
Malgré cette intégrité de conscience, cette
gentilhommerie de caractère, Barbey d'Aurevilly eut plus que personne le droit de se
plaindre de la froideur et presque de l'ingratitude de ses contemporains. Un fin critique
aujourd'hui oublié, Alphonse Duchêne, le
co-Junius d'Alfred Delvau, le remarquait
déjà dans une causerie faite au Figaro, il y a
près de vingt-cinq ans :
La critique, écrivait-il, dont le devoir est de
mener paître dans les plus gras pâturages de l'intelligence le troupeau confié à ses soins, et qui
trop souvent préfère le pousser vers les landes
arides ou les marais fangeux, l'a systématiquement éloigné de cette végétation plantureuse,
fortement aromatisée et parfois un peu sauvage. - Aucun romancier, de si peu de valeur soit-il,
ne se voit refuser, sinon les honneurs de la controverse, au moins les bénéfices de la constatation ; seul, M. Barbey d'Aurevilly est victime
d'un silence de parti pris dont le public à son
tour est la dupe.
Sa physionomie littéraire en est-elle diminuée ? - Au contraire. - L'insoumission de son
esprit, l'âpreté de ses colères, l'isolement auquel
le condamnent les brusques écarts de sa polémique, la proscription que lui infligent les poltrons et les imbéciles, sa chevaleresque fidélité à
des doctrines vieillies, enfin l'inséparabilité de
sa personne et de son talent, font de lui une des
figures les plus originales et les plus intéressantes
qu'on puisse rencontrer dans la cohue des médaillons frustes de notre temps.
M. Barbey d'Aurevilly et, sous notre plume,
ceci n'est pas un mince éloge, nous apparaît
parmi tant de types effacés comme un Agrippa
d'Aubigné - catholique.
Vingt-cinq ans après cette observation
vengeresse d'Alphonse Duchesne, il est permis
de constater que la critique moderne n'a pas
ramené précisément le troupeau public sous
les magnifiques futaies du beau domaine de
d'Aurevilly ; au contraire, cette critique, chaque jour plus banalisée, plus étriquée, plus
monstrueusement indifférente, plus bassement
servile, a poussé lentement avec cynisme
plus avant le pecus anonyme vers les marécages, les fondrières et les terrains tourbeux ;
les moutons, sous la baguette de ces conducteurs inconscients de leur vilenie, se sont
transformés en pourceaux et barbotent dans la
vase noire et stagnante des documents humains.
Mais une génération monte, plus saine,
espérons-nous, qui déjà proteste contre la
pestilence de cette région, et parmi les jeunes,
dans ces revues qui papillonnent un jour
dans le soleil de la publicité, nous percevons
parfois des cris d'enthousiasme sincère qui
tendent à magnifier et même à apothéoser le
grand romancier normand.
*
* *
J'arrête ici le chapitre de ces notes et souvenirs déjà long pour le cadre de cette revue ;
je suis allé un peu à l'aventure dans ce voyage
dans l'air ambiant à la recherche physiopsychologique d'un cher défunt. Il me semble
que je ne suis parvenu à rien fixer de ce qui
fut lui, avec la netteté, le rehaut d'expression
et la couleur des mots qui seuls sont capables
de remettre en relief ce grand esprit si subtil
et partant si compliqué, si délicatement enchevêtré dans la capillarité de ses racines nourries
de tant de sucs inanalysables.
Je n'ai point parlé du mondain, de l'humoriste et du prodigieux Bachaumont conteur d'historiettes historiques qui faisaient
de cet incomparable ami le plus royal réconfortant des intelligences en veuvage d'idées
et de causeries du siècle passé. Barbey d'Aurevilly, c'était à la fois Chamfort, Duclos,
Montesquieu, Voltaire, Galiani, Casanova et
le prince de Ligne ; il orchestrait, semblait-il,
à lui seul tout l'esprit de ces beaux esprits
d'antan qu'il avait transcrits en partition originale. Il apportait dans sa personne et dans
sa diction une dernière vision des charmes
de la politesse et du beau langage des anciens
cénacles lettrés, et on comprenait qu'il aimât
à citer cette opinion du Régent :
« La seule chose qui vaille la peine de vivre,
la sensation qui reste fraîche comme l'aurore,
quand tout est flétri de toutes les aurores
auxquelles nous avons goûté, c'est la conversation d'un homme d'esprit qui sait causer. »
II savait, le cher octogénaire, non seulement goûter délicatement ce plaisir infini,
mais encore, comme le dernier possesseur du
secret, pouvait-il, le donner largement, sans
compter, avec tant de charme et de magnificence que tous ceux qui l'ont connu et aimé
porteront à jamais le deuil de cette tradition
de la causerie qui vient d'expirer sur ses lèvres
à jamais closes.
Octave UZANNE.
Paris, 2 juin 1889. (*)
(*) article publié dans la revue Le Livre, Bibliographie moderne, du 10 juin 1889. Octave Uzanne donnera en 1927 un petit volume ayant pour titre : Barbey d'Aurévilly. Publié dans la collection L'Alphabet des Lettres (Paris, à la Cité des Livres). Ce petit volume n'est pas la reprise du texte de 1889 présenté ci-dessus.
Vous pouvez télécharger ce texte au format PDF en cliquant ICI
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