HOMMES ET CHOSES
La Rançon des Vacances
Ceux qui, comme moi, connurent avec continuité les beaux jours de la vie errante et
goûtèrent, au cours de longues et heureuses
années, les indépendantes ivresses savourées
dans le pittoresque et silencieux décor
d'adorables petits trous pas chers, n'osent
certes plus, aujourd'hui, soutenir le paradoxe britannique consistant à établir que la
vie hors de chez soi est infiniment moins dispendieuse que celle étroitement confinée dans
les monotones habitudes domestiques.
Jamais le mot de Pascal ne fut moins
contestable : « Nos soucis et détresses viennent surtout de n'avoir su demeurer au logis ». Avant le cataclysme mondial, il semblait délicieux de s'aventurer sur les grandes
routes du globe, de satisfaire son avide curiosité des cités et des mœurs étrangères, et
de confier sa destinée aux imprévus ou aux
caprices des voyages. Avec de l'ingéniosité,
du sens pratique, un vif esprit débrouillard,
les pérégrinations vers l'ailleurs étaient aisées et relativement peu coûteuses. Muni
d'une moyenne aisance il était possible
d'appareiller, de cingler, de cheminer et vagabonder au gré de ses désirs vers tous les
ports et à travers toutes les contrées du
vaste monde. Il suffisait de 20 à 25.000 fr.
annuels pour s'offrir de fréquentes randonnées en Europe ou en Asie. Le coût de la
vie courante et celui des moyens de locomotion étaient peu variables et permettaient
l'établissement d'un budget dont les marges
d'inconnu demeuraient assez restreintes.
Actuellement, il y a une certaine témérité
à tenter l'épreuve d'un déplacement de quelque durée et à combiner un itinéraire de parcours intéressant, sur des données de dépenses précises. L'oiseau de passage éprouve
l'angoisse d'ignorer de quelle façon et dans
quelles proportions il sera plumé, sinon écorché aux étapes de la route. Les échelles fantaisistes des tarifs de l'industrie hotellière
sont enveloppées de ténèbres. A peine connaît-on trop approximativement le prix des
chambres et des repas, et les conditions de
pensions. Il faut le contact direct pour faire
des ententes verbales. Tous les tenanciers
d'hôtel annoncent bien des prix modérés ;
mais cette modération, tout comme celle des
tribunaux, fait sourire amèrement les condamnés à l'arrêt pénal du règlement de
compte. Chacun se dit, comme par ironie vengeresse : « Quels pourraient donc être ces
prix s'ils n'étaient pas aussi modérés ! ».
Ce qui enrage tout particulièrement le
voyageur dans notre pays si conservateur où
la vieillerie inconfortable des hôtelleries, leur
mobilier sommaire, suranné et pitoyable, sont
respectés et consacrés comme des monuments
historiques, c'est d'avoir à comparer le locatis ancestral, souvent sale et mal odorant,
qu'on nous offre avec le prix excessif fixé
pour sa location. Si encore on se rattrapait toujours sur l'excellence de la nourriture,
l'abondance des plats, l'attrait des petits
vins frais du pays, la courtoisie du bon accueil, la prévenance ancillaire, mais tout cela
fait trop fréquemment défaut. Il semble
qu'il faille payer en proportion directe de ce
qu'on ne reçoit pas en échange. Ce sont, en
vérité, les hôtels neufs, de premier ordre,
sinon telles simples et souriantes auberges
où tout est net, clair, impeccable, qui sont
les plus raisonnables comme tarif de prix.
Les anciennes boîtes affectent d'odieuses prétentions de vieilles femmes ridicules qui
oseraient surenchérir sur leurs rides, leurs
nécroses, l'effondrement de leurs appas et
supposer que leurs faveurs puissent encore
être payées d'un prix plus élevé que celles
des novices tendrons.
A l'heure présente, plus d'un quart des
populations urbaines partie vers les plages,
les villes d'eaux, les altitudes ou les plaines
bocagères, accorde à cette question si importante des tarifs hôteliers, une valeur indéniable d'actualité et c'est un sujet de causerie constante parmi tant de personnes ou de famille échouées dans des caravansérails que d'échanger des doléances et lamentations sur
le coût de la vie hors du foyer.
Chacun suppute avec une coléreuse résignation le total de cette lourde rançon des
grandes vacances, qui apparaît calamiteuse à tant de braves gens médiocrement fortunés qui consentent de lourds sacrifices, soit pour leur repos et santé, soit pour l'esbattement en plein air de leur tapageuse progéniture un
peu défraîchie par les travaux scolaires.
On calcule mélancoliquement les frais quotidiens réclamés par des fricoteurs caraïbes
qui témoignent que l'homme ne fut jamais,
pareillement à ce qu'il est aujourd'hui, le
chacal de l'homme. On ajoute au prix de la
boisson (vins ou eaux minérales vendues aujourd'hui à des conditions de vieux crus) le
coût de l'impôt de luxe, de la taxe de séjour, celui des traitements balnéaires, des menus plaisirs du Casino et des pourboires. L'addition déploie un chiffre qui aurait stupéfié nos économes grands'mères, lesquelles pour compenser de tout minces notes d'hôtel ne se faisaient aucun scrupule de chipotter des morceaux de sucre et de fourrer dans leur valise les reliquats de bougies consumées à
demi, et dont elles rageaient d'avoir eu à payer l'éclairage.
Une sourde hostilité augmente chaque joue contre les difficultés de la vie hotellière estimée excessive. Déjà nombre de rentiers
échaudés demeurent chez eux, renoncent aux
entreprises voyageuses et s'obstinent dans une grève de principe dont les effets se font
déjà sentir. Depuis un an et plus, les indus-
triels de la grande hôtellerie ont constaté
une diminution assez considérable d'hôtes en
déplacement et villégiature. Sur le littoral
méditerranéen, ce dernier hiver, le déficit fut
cruel à constater ; le tir aux pigeons n'offrit plus ses ressources habituelles ; les volatiles se dérobèrent ; l'étranger même n'accourut plus. Les Rasta-Palaces et les Majestic et Excelsior pour métèques furent contraints au minimum de recettes. Il fallut baisser l'échelle des arrangements à forfait
et la loi de l'offre et de la demande eut un jeu plus favorable aux intérêts des hivernants. Les poires les plus juteuses et les plus blettes à force d'avoir été pressées pour un rendement intensif se durcissent et se défendent actuellement. Somme toute, la situation financière de nos contemporains n'est plus comparable avec ce qu'elle fut au lendemain de l'armistice.
Les nouveaux riches ont jeté leur gourme vaniteuse ; beaucoup ont connu de vilains revers de médailles, quelques-uns se sont ruinés à fond ; d'antres ont appris à leurs
dépens l'art de discipliner forcément leurs
dépenses. On ne peut plus spéculer aussi impunément sur la collectivité sociale. Les ferments de révolte se multiplient. L'heure est
proche où ceux qu'on désignait jadis du nom
de Fricotiers devront moderniser leurs turnes, comprendre ce qu'est le vrai confort et
la claire propriété, compter avec les besoins
et nécessités du voyageur, tout en revenant
à des prix très inférieur à ceux qu'on demande aujourd'hui.
La rançon des vacances est si excessive que logiquement ceux qui la supportent encore ne s'exposeront plus bientôt à la subir davantage. On restera volontiers au foyer, ou bien on goûtera la paix rustique grâce à la création de coopératives ingénieuses qui réduiront les frais de séjour de tous les vacançards syndiqués. En échaudant trop brutalement le thermomètre à maxima, le seul résultat fatal c'est de le briser. Tout lasse et tout casse. En décourageant l'exode hors de chez soi, on risque de ruiner le monde de l'hôtellerie déjà si mal outillé chez nous.
OCTAVE UZANNE. (*)
(*) article publié dans La Dépêche du dimanche 6 août 1922.
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