jeudi 11 août 2022

Pro formâ par Octave Uzanne. Préambule explicatif aux changements de la revue Le Livre dès janvier 1889.


PRO FORMÂ

par Octave Uzanne



e Livre entre aujourd'hui dans sa dixième année ; il s'apprête à éteindre son second lustre et à atteindre sa véritable majorité, car pour un périodique aussi spécial, dont les charmes ne peuvent guère être sensibles qu'aux absolus lettrés et aux passionnés bibliognostes, il faut convenir qu'un pareil cas de longévité ne s'était point rencontré jusqu'alors - bibliophiliquement parlant - tout au moins dans le cours de ce siècle.

Il nous est donc bien permis de venir saluer et complimenter ici nos lecteurs de la première heure, ceux-là mêmes qui sont restés fidèles à ce recueil d'histoire et de critique littéraire durant ce décennat, et qui, aujourd'hui, ont si intimement pris langue et amitié avec ce compagnon mensuel, qu'ils avouent loyalement ne pouvoir se soustraire à la douce et périodique tyrannie du Livre et de sa rédaction indépendante.

Ne nous semble-t-il point qu'avec ces amis inconnus nous ayons vieilli ensemble, mitonnant les mêmes ardeurs, couvrant les mêmes tendresses, arborant les mêmes sentiments, emprisonnant les mêmes illusions. De loin comme de près nous avons perçu leurs approbations, écouté leurs griefs, partagé leurs déboires, et, dans cette Bibliopolis intellectuelle fortifiée contre la profane, nous avons eu tour à tour des cris de victoire et de détresse où nos voix, par-dessus les âmes endormies, se mariaient mystiquement.

Cette communion d'idées et de principes s'est faite lentement dans la longue succession des mois, par l'expression des lignes imprimées et surtout par l'inexprimable sens des au-delà qui s'évapore que l'entre-deux des phrases d'écrivains familiers dont le lecteur se plait à développer toute la pensée.

Nous pouvons, en face de ces amis dévoués qui n'ont pas craint de faire place dans leur logis aux dix-huit gros volumes de ce magistral périodique, parler librement des modifications que nous apportons aujourd'hui non point tant à sa rédaction qu'à l'ensemble de sa typographie et de son expression visuelle.

Sans changer en quoi que ce soit le nombre des pages du Livre, sans apporter de variations sensibles dans la partie des variétés et histoires littéraires, non plus que dans le département de la critique bibliographique, nous avons adopté un caractère typographique d'un oeil plus fort, plus lisible, comme si nous avions senti qu'en vieillissant nous devions donner le change à nos yeux et ne point prendre encore le souci des lunettes.

La première partie, imprimée en petit texte, offrait, il nous semblait, un aspect serré, compact, assez peu engageant pour la vue effrayée à la juste sensation d'avoir à se faufiler dans ces noires cohortes lilliputiennes. De même, dans la seconde partie à deux colonnes, le petit texte chevauchait si finement, si lourdement même, que le regard n'y voyait point suffisamment d'air, de repos ni d'étapes. - La concentration, en un mot, était excessive dans la forme typographiée et peut-être trop diffuse dans le style de la pensée. - Nous avons en conséquence songé à accorder moins de place aux parasites chaque jour plus nombreux des fictions romanesques et des recueils poétiques, et, nous promettant de signaler, sans mention aucune, la plupart des œuvres qui ne revêtiraient point une véritable expression d'originalité, nous avons donné à l'ensemble de notre revue critique une harmonie plus souriante et une allure plus débonnaire et moins sévèrement condensée.

Au reste, on conviendra aujourd'hui que la critique aussi alerte, aussi diligente, aussi judicieuse qu'on la pourrait rêver, ne peut maintenir ses droits et son autorité devant la poussée chaque jour plus formidable et plus agressive des menues publications modernes.

Quelque complaisance qu'on y apporte, quelque bravoure qu'on y déploie, quelque indépendance même qu'on y montre, la lutte est impossible ; on se sent vaincu par la horde envahissante de l'imprimé, perdu dans le chaos des livres amoncelés. - Ils sont trop ! comme s'écriait de dépit le vieux grognard ; - il faut rendre les armes, ou ne plus aborder que les forts, les audacieux et les vaillants, sans autrement s'inquiéter du reste.

Depuis neuf années nous luttons avec constance et conscience pour saluer au passage tous les talents et décourager les non doués ; aujourd'hui, devant le défilé sans fin des publications, il nous est permis de penser que nos efforts pour nous tenir à jour son superflus, et que nos lecteurs eux-mêmes nous sauront gré de nous voir plus dédaigneux et plus difficiles à l'avenir, ne signalant plus que les livres de premier ordre et nous contentant de cataloguer les ouvrages qui méritent seulement de fixer un instant leur attention.

Nous avons également supprimé les sommaires périodiques trop arides et si sèchement nomenclaturés les uns contre les autres que la lecture n'en pouvait captiver que les écrivains cités ou les chercheurs de documents. Pour que personne ne pût se considérer comme lésé par cette suppression, nous nous sommes entendus avec le Bulletin des Sommaires qui parait hebdomadairement, et nos abonnés trouveront avec régularité à l'avenir les quatre livraisons de ce journal encartées sous la couverture de la revue.

Mais inutile d'insister davantage, n'est-il pas vrai, sur nos transformations ? Le Livre exprimera mieux que nous ne le ferions sa nouvelle allure et son rajeunissement de dixième année ; souhaitons qu'il plaise ainsi mieux encore que par le passé. - On sait que nous ne sommes point donneurs de gababine et qu'il n'est point dans nos usages de parler pro domo nostrâ ; aussi ce petit avant-propos que nous venons d'écrire a-t-il été uniquement composé pro formâ.

Nos amis saurons nous bailler la vérité sur ce proverbe contestable, à savoir que le mieux est l'ennemi du bien. Nous pensons au contraire que le bien est toujours perfectible. - Le mieux lui-même est encore méliorable. - Nous le prouverons.


O. U. [Octave Uzanne]

in Le Livre, Bibliographie Moderne, 10 janvier 1889 

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