UN CURIEUX PROCÈS
Le 12 décembre dernier, la onzième chambre correctionnelle voyait comparaître Madame Marie Quivogne, qui, sous le pseudonyme de Marc de Montifaud (*), a su créer un certain renom d'érudit parmi le monde des lettres et des bibliophiles.
Nos lecteurs ne sont pas sans connaître les travaux de Marc de Montifaud : les Courtisanes de l'Antiquité (Marie-Madeleine), l'Histoire d'Héloïse et d'Abélard, les Vestales de l'Eglise, et les nombreuse réimpressions parues chez Jouaust et ailleurs, les Triomphes de l'Abbaye des Conards, les Voyages de Cyrano de Bergerac, etc., etc.
Qui se serait douté que cet écrivain, que ce bibliographe, cachait sous la mâle enveloppe de ce nom qui sonne si gaillardement, une jeune femme blonde, grande et frêle, dont les beaux yeux bleus, l'air alangui, et l'attitude charmante de hardiesse, nous ont fait penser aux délicieuses figures de Lawrence et de Reynolds.
Quel idéal pour un jeune bibliophile qu'un si gracieux bas-bleu... mais... chut ! ne sortons pas de notre sujet et revenons au procès.
Le 12 décembre dernier, Madame Marie Quivogne, dite Marc de Montifaud, comparaissait devant la onzième chambre, comme prévenue d'outrage à la morale publique, pour la publication d'un ouvrage intitulé : Alosie ou les Amours de Mme de M. T. P.
Les débats eurent lieu à huit clos, et malgré une chaude plaidoirie de Me Georges Lachaud, qui présentait la défense, le jugement rendu condamnait Madame Marie Quivogne à huit jours de prison et 500 d'amende, et M. Debons, son imprimeur, à une amende égale.
Or qu'est-ce que Alosie ou les Amours de Mme de M. T. P. ? La simple réimpression, ni plus ni moins, d'une des historiettes scandaleuses des Amours des Dames illustres de nostre siècle, ouvrage attribué à Bussy Rabutin par les uns, à Corneille-Blessebois par les autres.
Les journaux qui parlèrent du procès de Madame Marie Quivogne présentèrent Alosie comme une oeuvre de la jeune bibliographe, et, comme le huis clos, exigé par la onzième chambre, laissait entrevoir tout un horizon de littérature voluptueuse, de passages scabreux, de scènes érotiques, ce livre, saisi en partie, mais qu'il était encore possible de se procurer, fit prime en peu de temps et atteint aujour'hui le prix fol de dix à quinze francs.
Nous devons nous élever contre un tel trafic, qui ne vise qu'une curiosité malsaine, et prémunir nos lecteurs contre une spéculation dont trop de personnes peut-être seront les victimes.
Nous ne blâmerons pas Madame Marc de Montifaud d'avoir réimprimé Alosie, mais nous nous étonnerons qu'elle n'ait songé qu'à cette historiette, qui, prise isolément, n'a qu'un attrait de polissonnerie. Pourquoi n'avoir fait qu'une petite plaquette lorsqu'il était si naturel de donner une belle et bonne édition des Amours des Dames illustres de nostre siècle.
A cela Madame de Montifaud nous répondra sans doute que la plupart des éditions de l'Histoire amoureuse des Gaules sont châtrées, et qu'Alosie n'y figure que rarement. Rien de mieux, mais il fallait dissimuler le corps du délit et, pardonnez-nous la trivialité du mot, dans une réimpression complète, la sauce eût fait passer le poisson.
Les Amours de Dames illustres de nostre siècle se trouvent facilement de deux francs à dix francs, bien complets, dans les jolis formats des imprimeurs de Cologne ou d'Amsterdam : c'est certes l'un des volumes les plus curieux que l'on puisse se procurer sur les maîtresses de Louis XIV. On y sent bien l'esprit de cour et les cancans qui couraient alors les ruelles, mais il se dégage de tout cela comme un parfum de couleur locale, qui nous imprègne mieux des moeurs du temps que vingt ouvrages de nos historiens modernes.
LOUIS DE VILLOTTE [OCTAVE UZANNE]
Conseiller du Bibliophile, livraison n°12, 1er janvier 1877
Paris, 20 décembre 1876
(*) Marie-Amélie Quivogne de Montifaud, née Chartroule, dite Marc de Montifaud, née à Paris entre 1845 et 1850 et morte vers 1912-1913, est une écrivaine libre-penseuse française. Marie-Amélie Chartroule dite Marc de Montifaud naît en avril 1845 (personne n'est d'accord sur la date de sa naissance) d'un père médecin libre-penseur et d'une mère catholique. Selon le Dictionnaire Larousse qui lui consacre une notice, elle commence sa carrière littéraire à douze ans en écrivant un roman italien, une ébauche de tragédie et des essais de critique. Un journal intitulé Plaisir et Travail publiera quelques-uns de ses fragments littéraires. Pendant que sa mère tente de lui enseigner les principes du catéchisme, son père lui inculque les idées nouvelles et l'initie à la philosophie. Passionnée d'art, elle complète sa formation dans l'atelier du peintre Tissier. En 1867, elle épouse un homme de vieille noblesse espagnole, de vingt ans son aîné, le comte Juan-Francis-Léon Quivogne de Montifaud, secrétaire d'Arsène Houssaye, le directeur de L'Artiste qui ouvrira à la jeune fille les pages de sa revue où elle fera ses premières armes en tant que critique. Le comte de Quivogne crée lui-même La Haute-Vie en 1867, un journal qui n'aura que quelques numéros. Madame « Marie-Amélie Quivogne de Montifaud » aura avec lui un fils, Marc, né en 1874. Comptant parmi les amis de Villiers de L’Isle-Adam, qui lui dédie Le Nouveau Monde (Ève nouvelle et Axel), on lui doit surtout un nombre important de nouvelles drolatiques, d’esprit galant et provocateur, à saveur parfois anticléricales et coiffées de titres suggestifs : Entre messe et vêpres, ou les Matinées de carême au Faubourg Saint-Germain (1882)… Ses écrits lui valent un certain nombre de poursuites judiciaires et quelques-uns sont censurés. Sa publication de l’ouvrage contre les religieuses, Vestales de l’Église, lui vaut même un emprisonnement. Ses activités de critique d’art se concentrent à la revue l’Artiste à laquelle elle collabore entre 1865 et 1877. Elle fonde l’Art moderne avec son mari en 1876. Les artistes qui l’intéressent constituent une compagnie très disparate : on retrouve, côte à côte, Cabanel, Hébert, Breton, Doré et Corot. Manet et les impressionnistes finissent par s’ajouter, non sans de sérieuses réticences. Elle demande surtout à l’art des effets de séduction et d’émotion que sa plume d’écrivain peut traduire : ses commentaires glissent alors du motif à la forme avec une égale délectation. Elle perd son mari le 18 juin 1901 et, en 1905, semble devoir faire face à des ennuis de santé et des tracas financiers. La dernière entrée que l'on trouve à son nom dans le catalogue de la Bibliothèque nationale est un drame patriotique en un acte et en vers intitulé Alsace paru en 1904. Elle meurt probablement vers 1912-1913, peu après la disparition de La Fronde, si l'on en croit les souvenirs de Laurent Tailhade.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire