Octave Uzanne à 24 ans en 1875 anc. coll. Y. Christ |
Octave Uzanne parle-t-il en son nom sous celui de Max ? C'est une technique littéraire qu'il emploie suffisamment régulièrement pour confirmer positivement cette interrogation. Qui sont X et Z ? Nous ne savons pas.
A cette époque Uzanne était encore bien jeune en littérature, son nom ne résonnait pas encore de l’Éventail et de l'Ombrelle qui paraîtront en 1882 et 1883 et lui assureront une petite gloire dans le milieu littéraire élitiste des bibliophiles parisiens.
Bertrand Hugonnard-Roche
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LES FAKIRS LITTÉRAIRES
Mon excellent ami Max, le plus aimable compagnon que je connaisse, a sur toutes choses en général, et sur la littérature en particulier, des idées à lui bien arrêtées, originales et saillantes ; il sait les exposer avec un entrain du diable, avec une délicatesse, une causticité, un bon sens et à la fois un scepticisme que ne sauraient contester ses plus mortels ennemis - et il en a beaucoup, ce qui n'est pas son moindre mérite.
Max possède surtout au plus haut degré le don inappréciable des qualificatifs ingénieux, brillants et images qui l'eût fait admettre d'emblée dans la société de la Marquise de Rambouillet. Il saisit dans leurs nuances les plus fines les différents vocables des précieuses et comprend parfaitement qu'on puisse nommer l'homme : L'aîné de la nature, les peintres : des poètes muets, et que "dévorer sa colère" c'est : jurer entre cuir et chair. Il nommera par exemple Sarah Bernardt : Le squelette des Grâces, Arsène Houssaye : une mouche à ... miel, et Louis Veuillot : l'éponge du Christ ou le goupillon sans poil. Si on lui demande son avis sur le talent d'Adolphe B., il répond ingénument qu'il ne saurait passer le démêloir de la critique sur un crâne qui n'a pas de cheveux. Il dira de C** que c'est une illustre plume dont les ancêtres ont sauvé le Capitole ; et, plutôt que de nommer Clairville un écrivain, et Albert W*** un chroniqueur, il appellera le premier dédaigneusement Scatographe, et s'écriera à propos du second, dans un transport de feinte douleur, ces quelques mots de Candide : Ma, che sciagura d'essere senza cogi... !
Un soir, après dîner, Max, tout en sirotant un grog, concassait joyeusement du sucre sur la tête de quelques mauvais drôles de littérateurs tout au plus dignes de sa verve à l'emporte-pièce. Il analysait, avec malice, l'indécence de leur gibbosité malsaine ; il courait sus à leur orgueil de Barbarie, selon son expression, c'est-à-dire à cet orgueil qui dégénère en scie, à cette fatuité qui se complaît en elle-même ; il éreintait au mieux, enfin, l'accaparante personnalité de ces ridicules écrivassiers qui se tirent des pétards sous le nez, lorsque, dans une péroraison, il vint à les nommer des Fakirs littéraires.
Ici, je l'arrêtai, lui demandant une explication.
- Les Fakirs littéraires ! pardieu ! mon cher, ce sont X, Y ou Z, ce sont ces infimes nourrissons des muses qui battent de la grosse caisse sur la vide sonorité et la misérable richesse de leurs rimes ; ce sont ces plumitifs qui s'adorent, qui se complaisent à regarder perpétuellement leur nombril et qui se tiennent béatement sur un pied ; ce sont ces pauvres diables de Dieux en chambre qui voudraient troquer leurs vers contre la timbale de la popularité qu'ils ne peuvent décrocher ; ce sont tous ces Trisottins au rabais, gent hargneuse et inutile dont la vie est ballottée lamentablement de déceptions en déceptions.
Les Fakirs Littéraires ! Mais on les rencontre à chaque pas, drapés dans leur fierté trouée, la tête droite, l’œil dans le vague, semblant, selon une amusante métaphore de l'Arétin, pêcher dans le lac de leur mémoire avec l'hameçon de leur pensée. Ils ont la mine d'un industriel en grève et le nez d'un gendre chassé de chez lui par sa belle-mère. S'ils vous aperçoivent, ils vous narrent entre deux bocks leurs écœurantes vicissitudes ; ils cognent dur sur l'éditeur du Passage... du Désir, et ils se frappent le front avec un geste à la Chénier, semblant indiquer des tempêtes d'idées, là où il n'y a qu' "un pauvre grelot vide où manque ce qui sonne".
Les Fakirs Littéraires, continua Max, ne sont pas absolument des Ratés, ce sont des Demi-ratés, des maigres feux d'artifice sans bouquet, dont il ne reste que la carcasse noircie. Assez semblables à de vieilles poules, ils pondent peu et n'ont jamais couvé ; ils ont généralement fait paraître, il y a quelque dix ans, un petit in-douze où ils ont découpé leur jeunesse en alexandrins et leur cœur en regrets de huit pieds ; cela s'est vendu à dix, quinze ou vingt exemplaires ; les critiques, pour s'en débarrasser, leur ont brûlé dans quelques journaux d'anodines pastilles du sérail ; voilà le baptême de leur talent. Avec cet esprit d'intrigue qui leur est propre, ils ont su se créer des relations, ont enfoncé avec rage leur nom dans la cervelle du "Tout Paris" artiste, si bien que, de temps à autre, on les nomme sans les avoir lus. Le nom fait du chemin, mais l'homme demeure stationnaire, il reste fakir.
Ils sont nombreux, hélas ! ces littérateurs grotesques qui se nourrissent au râtelier de notre mémoire ; leur célébrité prend un nouvel essor au milieu des tables d'estaminet ou s'ébauchent tant de projets morts-nés qui font sourire Gambrinus, et d'aimables petites femmes qui changent plus souvent d'amants que de corsage, colportent au Monsieur de la veille, ou à celui du lendemain, d'un fakir poëte le quatrain crasseux plié en quatre dans leur porte-monnaie. Dans le royaume de la Bohême ce sont de petits souverains, mais la Bohême n'est plus de notre temps, et Mürger, qui nous a si tristement égayés hier, a une "queue" qui nous ennuie terriblement aujourd'hui. Notre époque littéraire avec raison se range dans la vie pratique ; nous ne devons pas compatir aux fausses douleurs des Byrons de brasserie. Il n'y a pas de malheureux, il n'y a que des imbéciles ; c'est un proverbe américain, je crois, qu'il est fort bon de méditer.
- Bigre ! tu es roide pour ceux qui se rongent les doigts au pied du Parnasse, dis-je à Max ; admets au moins les circonstances atténuantes.
- Eh ! il n'y en a pas, continua mon fougueux ami ; ils sont si agaçants, tous ces ruminants qui vivent un an d'un sonnet et dix ans d'un poëme ; il sont si agaçants lorsqu'ils vous racontent d'un air éploré et les yeux au ciel qu'ils n'ont pas "le sens de la vie pratique" et qu'ils lancent d'affreux anathèmes contre la société qui ne s'inquiète pas d'eux, contre les lecteurs qui passent indifférents devant leurs bagatelles, contre les femmes qu'ils ennuyent mortellement et qui ont le bon sens de les tromper. Ils sont si peu virils, si méchants surtout, si envieux, si rageurs à froid, si amers dans leurs louanges, qu'on ne saurait les pardonner. Toutes les excentricités sont permises au talent, tous les paradoxes ont une valeur lorsqu'ils sont habilement présentés. Mais si la médiocrité s'en mêle, où allons-nous, mon Dieu ?
Le Fakir Littéraire le plus réjouissant, poursuivit Max, est à coup sur notre ami commun X, que, malgré ses défauts, on ne peut s'empêcher d'aimer. - La femme tient toute la place dans maigre vie du poète X ; il est atteint d'un priapisme sentimental dont les effets sont curieux à noter. X ne pourrait vivre sans maîtresses, et Pétrarque lui-même, qui était le talent le plus fécond dans l'art de dire toujours la même chose, Pétrarque n'était qu'un caniche rimailleur à côté de cet excellent X, qui compose à la douzaine madrigaux, sonnets et stances amoureuses en faveur des Chloris qu'il honore de sa couche. L'existence de X est périodiquement brisée par le départ d'une maîtresse et les regrets rimés qu'il exhale forment le plus sûr palliatif à sa douleur. Lorsque l'amour s'envole, la muse arrive et le fait accoucher d'un poëme, mais les muses excitent sans éteindre les feux qu'elles allument, c'est alors que nous voyons X à la recherche d'un éditeur et d'une nouvelle maîtresse ; il colporte son cœur en offrant son poëme - les maîtresses lui dérobent l'un et les éditeurs lui refusent l'autre. X est le plus infortuné des mortels !
Un autre type de Fakir, c'est Z, surnommé le Sonnet voyageur.
Z enfante laborieusement un sonnet qu'il comble de petits soins et d'attentions délicates. Z ne peut voyager ; les opinions de sa bourse s'y opposent et les Passes lui sont impitoyablement refusées du nord au midi, de l'est à l'ouest. Que fait Z ? Il songe qu'un sonnet n'est jamais prophète en son pays et se décide à l'envoyer de journaux en journaux, de localités en localités. Malheur au touriste qui suivra la même route que le sonnet de Z, il deviendra fou ou idiot, il ne pourra ouvrir un journal de province sans y trouver le fameux sonnet ; dans l'Indépendant, dans la Constitution, dans l'Avenir de chaque chef-lieu, le sonnet se dressera implacable, terrible, avec la signature du poète en gros caractères. Avec dix ou douze sonnets munis de bons billets circulaires pour la France, la Suisse ou l'Italie, Z s'est acquis une réputation relative dont il se glorifie vaniteusement.
Comprends-tu maintenant à peu près ce que j'entends par Fakir Littéraire ? me dit Max, et n'en vois-tu pas à l'infini défiler devant toi du haut en bas de l'échelle sociale ? Tous ces êtres-là sont des rêveurs, et l'on ne saurait trop se garder ici-bas de la rêverie dans le monde des lettres. La rêverie engourdit la pensée que la parole ou la plume remettent en sensation. Pourquoi rêver à la recherche de félicités impossibles, lorsqu'il est si simple d'employer ce temps à préparer son bonheur du lendemain ou à réaliser le plaisir du jour même ? Les rêveurs - rêveurs inféconds vais-je dire, - sont des inutiles et des orgueilleux.
Des inutiles, parce qu'ils marchent dans la marge de la vie alors qu'ils pourraient lutter vaillamment ; des orgueilleux, parce qu'ils méprisent tout ce qui travaille, tout ce qui conçoit, tout ce qui est forgé sur l'enclume de la volonté. - Les Fakirs Littéraires vouent une haine féroce au bourgeois. Mais le bourgeois a une vengeance bien terrible : il les ignore.
Ainsi parla mon ami Max ; je ne fais ici que transcrire fidèlement ou plutôt que sténographier ses paroles dans la familiarité de leur forme. Avait-il tort ? avait-il raison ? A vous de juger, lecteurs, à moi de ne souffler mot.
OCTAVE UZANNE.
La Jeune France,
1er septembre 1878
merci pour cet article
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