jeudi 8 janvier 2015

Octave Uzanne et la libération des idées. Article publié dans la Dépêche de Toulouse le jeudi 6 mars 1913. " [...] on peut prendre conscience que sans tarder nos horizons seront éclaircis et que nos petits neveux connaîtront bientôt les vrais bienfaits d'une éducation sans hypocrisies, sans vénération ridicule pour d'illusoires chimères, sans respect pour de faux symboles qui ne sont que les reliques encombrantes de religions défuntes. [...] les lecteurs français ont également un vif désir de se désaltérer à des sources limpides et naturelles qui ne sentent plus le goût de pouacrerie et de croupi inhérents à l'eau des bénitiers." (extrait)


Voici un article publié par Octave Uzanne dans la Dépêche de Toulouse le jeudi 6 mars 1913. Octave Uzanne y apparaît comme défenseur de la liberté d'expression, plus encore, comme accusateur des dévots et autres grenouilles de bénitier. Étonnante position lorsqu'on sait le parcours intellectuel de celui qui faisait donner des messes en 1907, 1908 et 1909 en souvenir de sa mère décédée en 1905. Uzanne s'est pourtant exprimé clairement sur la religion dans quelques missives retrouvées. Il écrit  le 3 décembre 1922 à son ami à Vienne (Autriche) Eugen Shwiedland (1863-1937) :

"[...] [ma philosophie] n’admet qu’une seule certitude : La mort et ne conçoit [le mot voit est rayé] tout le reste que comme des apparences fugitives dont le contrôle est difficile et toujours décevant – Je ne crois pouvoir affirmer aucune vérité nominale et tenue pour bien équarrie - Je suis presque un néantiste, puisque j’ai la religion très accentuée du doute et, qu’en réalité, c’est notre orgueil qui nous donne des croyances injustifiées ou injustifiables en une autre vie, alors que si nous voulons revivre nous devons procréer, reproduire notre spécimen comme font les végétaux et tous les êtres organisés. J’ai du goût pour les religions parce qu’elles m’apparaissent comme des mythes ingénieux qui ont séduit un peu partout les cerveaux les mieux équilibrés, mais comment peut-on se soumettre à des dogmes et dire avec St Augustin : « Credo quia absurdum non credere. » – ce me semble fou ! [...]"

L'article ci-dessous éclaire encore un peu plus sa philosophie. Octave Uzanne toujours surprenant, toujours paradoxal dans ses réflexions, adepte des idées, souvent nouvelles, souvent libertaires, mais pas toujours néanmoins, comme le prouve la publication d'autres Idées, malheureusement moins progressistes, moins ouvertes, moins libres. On pensera notamment à ses prises de position sur la pornographie et celles liées à ses idées antisémites malheureusement désormais prouvées. Octave Uzanne fut un homme libre, indépendant par nature ; si libre et si indépendant que parfois, il franchît hasardeusement le Rubicon.


Bertrand Hugonnard-Roche


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NOTRE ÉPOQUE

La Libération des Idées
Témoignages littéraires


     
Le procès des bandits tragiques (*) a réveillé la verve onctueuse de certains moralistes catholiques toujours empressés à gloser sur les méfaits de notre temps. Un écrivain qui cultive en serre-chaude ces émollientes opinions orthodoxes qui sont les saintes huiles grâce auxquelles s'ouvrent d'elles mêmes les portes des Académies, constatait, la semaine dernière, la faillite de la supérieure idéologie. "Les idées ne sont pas heureuses, écrivait-il avec navrance ; elles passent de mauvais jours ; elles tournent mal, on les a compromises." Et il ajoutait cet habile couplet littéraire : "Elles étaient, ces Idées, il n'y a pas longtemps encore, des vierges révérées, sur les trônes d'or ou notre imagination les avait placées, très loin, dans l'absolu. Et l'on disait qu'elles gouvernaient le monde, déesses pures et intangibles, maîtresses du rythme universel, souveraines de l'immense et délicate harmonie à laquelle obéit, comme une servante, la visible réalité. Nous les avions logées si haut dans l'éther inaccessible qu'à peine semblait-il que les pussent contempler quelquefois ces voyageurs du rêve, les métaphysiciens et les poètes. Et nous parlions d'elles avec une mystérieuse déférence, avec des mots religieux et obscurs, comme si c'était assez de faire allusion à elles, sans les toucher."
      Or, les temps ont changé. La religion des idées s'est modifiée peu à peu, à mesure que ces "vierges révérées" ont quitté les trônes d'or de leurs altitudes séraphiques et inaccessibles. Les catholiques estiment qu'elles se sont profanées en descendant parmi les foules qui ont pu les sentir, les peloter, les contrôler au contact des réalités sensibles. Ils les accusent, ces messieurs de la presse bien pensante, de s'être même fourvoyées dans la bande à Bonnot. Ces lamentations hypocrites prétendent insinuer que les Idées ont été surprises en conversation criminelle avec les fortes têtes des bandits en automobile qui les courtisèrent avec imposture. Ces bons dévots semblent frustrés du privilège qu'ils s'arrogeaient d'être seuls à penser et à distribuer la pensée, ou pour mieux dire la superstition, les croyances et les mensonges aux masses populaires.
      Il est consolant de pouvoir observer que ce rôle leur échappe chaque jour davantage et de découvrir les progrès considérables qui s'opèrent sous nos yeux. Les Idées se sont émancipées merveilleusement depuis les dernières années du siècle précédent. Ce ne sont plus les vieilles prudes sèches et disgracieuses qui filaient la laine des traditions au foyer maussade des antiques préjugés et qui se refusaient à abandonner l'âtre étroit où les bienséances les condamnaient à vivre froides, casanières, isolées. C'est à peine, alors, si elles se laissaient entraîner fortuitement en de hâtives excursions au pays des libres paradoxes ailés, d'où elles revenaient comme enivrées d'un vin de mousseuses vérités et étourdies par la randonnée invigorante accomplie en air libre et en saine lumière. Aujourd'hui, elles ont cessé d'être les vierges révérées et inutiles, les vestales de feux fallacieux, les prêtresses d'incertitudes et d’ambiguïtés imposées à notre dévotion par nos éducateurs et par les respectueux enseignements des auteurs de nos jours.
      Les Idées ont jeté leurs coiffes de béguines par-dessus les moulins encyclopédiques. Elles se sont données avec ardeur aux amoureux de leurs formes romantiques et classiques. Elles ont été fécondées un peu partout et dans tous les milieux sociaux à la grande affliction de leurs vieux tuteurs intransigeants et pudibonds, Bartholos des sacristies intellectuelles. A l'heure actuelle, nous pouvons déjà juger du remarquable résultat de leur émancipation et la littérature contemporaine, celle des jeunes écrivains ou des femmes de lettres, déjà si nombreuses, nous fournit de très curieux et intéressants témoignages de l'évolution prodigieuse qui s'est accomplie dans les esprits et de la noble indépendance de penser qui se fait jour, de tous côtés, dans les écrits de ce temps. Les émancipateurs ont droit à notre reconnaissance. Nous reconnaissons entre eux, au premier rang, le maître clairvoyant qu'est notre Remy de Gourmont, imperturbable pionnier, toujours habile à reconnaître et à défricher les maquis de l'aveugle dogmatisme, les taillis du fanatisme, les forêts des erreurs et superstitions. C'est à peine si l'on commence à préparer le libre exercice de l'énorme Évangile de l'absurde. Mais déjà on peut prendre conscience que sans tarder nos horizons seront éclaircis et que nos petits neveux connaîtront bientôt les vrais bienfaits d'une éducation sans hypocrisies, sans vénération ridicule pour d'illusoires chimères, sans respect pour de faux symboles qui ne sont que les reliques encombrantes de religions défuntes.
      J'ai parlé ici même, il y a quelques semaines, d'un livre très courageux de Camille Mauclair s'efforçant, avec une belle crânerie, de renverser les paravents derrière lesquels chacun croit devoir se rhabiller afin d'interpréter, selon la coutume, la comédie des vertus apparentes. Ce traité de l'Amour physique a été plus favorablement accueillit du public qu'on aurait pu le prévoir. Il faut s'en féliciter, car on doit découvrir dans ce succès la preuve que les lecteurs français ont également un vif désir de se désaltérer à des sources limpides et naturelles qui ne sentent plus le goût de pouacrerie et de croupi inhérents à l'eau des bénitiers.
Depuis lors, j'ai pu lire nombre d’œuvres fort audacieuses et réconfortantes où les auteurs crevaient avec agilité les cerceaux en papier de la morale conventionnelle. Il y aurait sûrement une étude profitable à tenter sur le courant d'idées bruissantes, nerveuses, déterminées à tout dire et exprimer, qui se font voir, en ce moment, dans les ouvrages, romans ou essais divers de nos plus récents littérateurs. - Je viens précisément de lire un admirable livre qui est un champ ouvert à toutes les controverses. Il serait d'autant plus criminel de l'abandonner à son indécise destinée que les opinions combatives qu'il exprime et révèle semblent devoir le vouer au silence d'une presse peu curieuse de nouveautés littéraires et particulièrement craintive vis-à-vis d'aperçus d'une philosophie énergique. L'écrivain y est habile à opérer, d'un beau geste chirurgical, toutes les protubérances qui se sont développées comme autant de cryptogames charnus, sur les tissus de nos cerveaux, de notre vision et de tous nos organes sensitifs.
      Il s'agit d'une manière de roman intitulé : Rien n'est ... et dont l'auteur, M. Georges Poulet, est plutôt jusqu'ici, notoirement inconnu, car il ne nous offrit, sauf erreur, qu'un seul recueil poétique : Les Âmes noires, dont nous n'avons pu apprécier la valeur. Ce livre Rien n'est ... nous semble une sorte de Bible de la défiance, du doute et de l'incrédulité. Je le considère comme un chef-d'oeuvre qui aurait affolé de joie et, peut-être, aussi de vague jalousie ce bon blagueur de Voltaire, qui, certes, aurait reconnu en Georges Poulet un ratiocinateur encore plus véhément et plus révolutionnaire qu'il ne le fut jamais. J'ignore M. Poulet, son âge, son extérieur, ses conditions de vie, ses ambitions littéraires. Je ne connais de lui que l’œuf magistral qu'il a pondu. Il faut que cette production m'apparaisse vraiment exceptionnelle pour que je viole ici les règles qui s'opposent sainement en ces chroniques aux bibliographies, le plus souvent indifférentes au lecteur et cela se conçoit aisément.
      La fiction romanesque de cette oeuvre est sans importance valable. Elle sert tout au plus de véhicule aux plus invraisemblables dialogues, aux plus inattendus discours que l'on puisse imaginer sur l'homme, la pensée, la vie, la mort, le bonheur, la littérature, la vérité et le mensonge. Il circule dans ces pages de hautaine philosophie nihiliste et de consolante sagesse une âpre verve à la Rabelais et à la Chamfort et une sûreté de jugement, une science de dialectique, un besoin de tout dévoiler, sans barguigner, qui nous déconcerte une seconde, pour nous conquérir entièrement presque aussitôt après. Certes, les idées nouvelles qui y sont exposées ne sont peut-être à vrai dire que des suggestions ou des extensions d'idées anciennes puisqu'on a pu dire qu'il n'y a de nouveau que ce qui a vieilli. Ce qui est, ici, supérieur et original, c'est la force d'expression qui actionne ces idées, la lumière qui les enveloppe, la forme scientifique dont elles se parent et leur allure délurée et bondissante de jeunes et impétueuses libératrices de la pensée humaine, toujours si timide à reconnaître ses droits et si lente à s'évader des geôles des préjugés et du snobisme de ce qu'on nomme le convenu et les convenances dans le domaine de cette sottise collective qui a nom : l'Opinion.

OCTAVE UZANNE
Dépêche de Toulouse
Jeudi 6 mars 1913


(*) "En février 1913, le procès des Bandits tragiques (ceux de la bande à Bonnot) commença. La foule qui s’empressait dans la salle des Assises et dans les couloirs du Palais était énorme. Jamais l’on n’avait vu pareille affluence. On allait juger Carouy, Callemin dit Raymond la Science, Soudy, Simentoff et leurs complices. En attendant, les journaux ne tarissaient pas de détails sur la fin lugubre de Bonnot, de Garnier, et de Valet. Il semblait que l’intérêt ne pût s’en détacher. On racontait comment, jusqu’à sa dernière heure, Garnier ne cessa de fumer. Les soldats et les policiers le repéraient grâce au point rouge de sa cigarette qui se déplaçait constamment dans l’ombre." dans Victor Méric, Les Bandits tragiques, P., Simon Kra, 1926.

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