samedi 10 janvier 2015

En ménage, par J.-K Huysmans, compte rendu par Octave Uzanne (10 mars 1881). "pour nous, cette littérature marque zéro au thermomètre des belles-lettres"


Exemplaire de l'EO de "En ménage" relié par Canape.
Photo. Librairie L'amour qui bouquine - 2019
      

     Octave Uzanne et J.-K. Huysmans, une histoire qui commença plutôt difficilement. Octave Uzanne alors farouche anti-naturaliste. Il ne fréquente pas encore Huysmans. Leur amitié viendra bientôt effacer ces premières sensations mitigées. Ce compte rendu est signé du pseudonyme auxerrois d'Octave Uzanne (L. D. V. pour Louis de Villotte - La Villotte étant le nom du hameau où se situe le domaine familial, entre Villefargeau et Chevannes non loin d'Auxerre). On sent néanmoins en diagonale de ces quelques lignes où chaque mot a été réfléchi, qu'une amitié sincère et durable réunira les deux hommes rapidement. Octave Uzanne fut un des quelques membres fondateurs en 1927 de la Société J.-K. Huysmans.
      Nous avons consacré plusieurs articles à Huysmans ici même, vous pouvez les retrouver en cliquant sur ce LIEN.


Bertrand Hugonnard-Roche


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En ménage, par J.-K. Huysmans
Edition originale
Gallica
En Ménage, par J.-K. Huysmans. Paris, Charpentier (1881). In-18. - Prix : 3 francs 50.

Dans la petite chapelle de M. Zola, M. J.-K. Huysmans est un des premiers officiants. S'il suit les traditions du maître, même s'il les exagère, il ne le fait pas aveuglément et apporte dans sa manière une personnalité d'écrivain qu'on ne saurait nier tout en désapprouvant le rendu. - M. Huysmans n'a pas cette puissance de piocheur, cet entraînement de bœuf à la charrue, ce talent même si l'on veut qu'on trouve dans l'oeuvre de M. Zola ; mais, par contre, il a plus de vécu, plus d'idées d'art, plus de jeunesse cahotée, plus de documents sortis de lui-même que l'auteur de Nana. - Il a plus vu qu'on ne lui a fait voir, il a touché comme saint Thomas, et ce romantique d'hier s'est converti au naturalisme d'aujourd'hui, apportant dans ses convictions nouvelles quelques-unes des bonnes qualités de ses adorations d'autrefois.
En ménage est donc un livre qui se ressent de la dualité de l'écrivain, - on ne saurait voir là qu'une série de photographies littéraires très exactes, reliées par une mince affabulation. - Le jeune littérateur André est sganarellisé par sa femme, la quitte, reprend sa vie de garçon, revient aux anciennes maîtresses, aux amours de passage, sent son impuissance et le vide de son être, et retourne un jour à sa femme comme il est revenu à des collages vagues et désabusants. C'est peu de chose, on le voit ; mais cette pauvreté de canevas importe peu à l'auteur qui dresse son objectif de photographe sur tout ce qu'il voit et que nous voyons tous les jours, et il nous faut, bon gré mal gré, contempler cet album de provincial aussi ennuyeux que la réalité nue ; - en toute franchise M. Huysmans n'est qu'un croquiste de natures mortes, - c'est la chair et non l'esprit de piètres héros qui parle, et dans la note même qu'il veut nous montrer, nous préférerons toujours Aristide Froissart, le merveilleux chef d'oeuvre de Gozlan, tout fourmillant de vie et d'esprit, aux lents abrutissements du Desgenais Cyprien et d'André, ce romantique crevé sans apparence de caractère ou d'originalité.
Qu'on lise néanmoins cette manière de roman qui, selon nous, est plus sincère que les dernières œuvres de M. Zola. - Puisse cette opinion être agréable à M. Huysmans, dont toute l'ambition se borne peut-être à chausser les souliers éculés de son chef de file ! - Pour tous les amis du naturalisme, En ménage sera évidemment une oeuvre remarquable et applaudie, un chef-d'oeuvre d'optique ; pour nous, cette littérature marque zéro au thermomètre des belles-lettres, car, si jamais un Edison quelconque inventait une machine à décrire, une daguéréotypie de la rue et des bouges, un phonographe spécial, l'art de MM. Huysmans et consorts cesserait d'être, comme cesseront d'être la gravure sur bois ou le métier de taille-doucier, grâce aux progrès de l'héliogravure qui nous débarrassera à jamais des maladresses de l'interprétation. - Toute littérature qui part de l'oeil et non du cerveau ou du coeur n'est pas plus une littérature, que la sténographie n'est un style.


L. D. V. [Louis de Villotte, autrement dit Octave Uzanne]
Le Livre, Bibliographie moderne, Livraison du 10 mars 1881


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