lundi 24 juin 2013

Octave Uzanne et Emile Carayon, deux novateurs en Bibliopolis (1890-1894)

Un relieur n'est-il pas, avant tout, quelqu'un qui doit avoir le souci de la conservation du livre, avant même toute idée de décoration originale ? Emile Carayon (*) était de ce genre là. Voici ce qu'écrivait Octave Uzanne à son sujet dans la Reliure moderne artistique et fantaisiste publié en 1887 :

« Vers 1875, parut à Paris un relieur de grand talent dans sa manière, M. Carayon, qui, rompany avec tout ce qui avait été fait dans le genre jusqu'alors, se fit véritable cartonnier d’art, et composa des maroquins du Levant à dos uni avec coin, d’un savoir-faire si complet qu’on les pourrait comparer, pour la façon dont ils sont traités, aux plus coquettes reliures pleines des maîtres. — Il ne reste plus rien de la Bradel ici, c’est bien le Cartonnage à la Carayon, un cartonnage joli comme une oeuvre de maîtrise, souple, brillant, qu’on tient en main avec non moins de plaisir qu’on le regarde, et qui s’ouvre et se ferme comme l’œil d’une jolie femme amoureuse. — M. Carayon professe pour les livres qu’il cartonne autant de respect que de vénération ; c’est à peine s’il les effleure, il les conserve intacts, à l’état de brochure, avec la couverture, et le dos replié sur le titre ; ils ne sont pas grecqués, cela va sans dire, mais cousus sur rubans et complètement non rognés ; ils conservent, sous leur solide costume, l’aspect même qu’ils avaient au sortir de chez l’éditeur ; de plus, il emploie aussi peu de colle que possible, et tel ou tel de ses livres reliés s’ouvre sur table aussi aisément, au gré du lecteur, qu’un cahier d’études de collégien. M. Carayon fait le cartonnage demi-maroquin ou maroquin plein janséniste, en ne dorant que le titre et la date en queue ; mais il ne craint pas de s’écarter des bleus, des rouges et des lavallières classiques ; il sait trouver des maroquins roses, des nuances saumon, des rouges pompéiens, des jaunes vieil or, des « orange cuivré », des verts mourants et des « fraise écrasée » d'une exquise apparence ; les rayons qui reçoivent ses livres n'ont pas l'aspect morne de la plupart des bibliothèques des anciens amateurs ; ils sont pimpants, vifs et radieux. En dehors des maroquins, M. Carayon excelle encore dans les cartonnages de toile avec coins et papiers assortis sur les plats ; il s'efforce encore de mettre en vogue des fines reliures en vélin blanc, sur le dos et les plats desquels des artistes en renom peignent à l'aquarelle de précieuses compositions, rappelant le sujet principal du volume ou faisant l'allégorie du livre ; il s'évertue également à exécuter, suivant les conseils des amateurs distingués, toutes les fantaisies imaginables qui présentent une note d'art nouvelle, et il emploie la soie, l'étoffe, le papier du Japon, les cuirs les plus variés, avec la meilleure grâce du monde, sans demander à la bourse de ses clients de s'ouvrir aussi largement que ses délicieux volumes. » (pp. 255-257)

Bien qu'Octave Uzanne classe Emile Carayon parmi les excellents « cartonniers » et non parmi les relieurs en maroquin plein, on ressent tout le respect et l'admiration qu'il avait, et pour la personne, et pour son travail. Cela se traduit par plusieurs ouvrages offerts par Uzanne à son relieur parmi ses favoris. On retrouve ainsi trace d'un Paroissien du Célibataire (1890) relié par Emile Carayon en maroquin bis à la bradel, cadre mosaïqué avec motifs floraux aux angles en camaïeu de maroquin havane, jaune et roux, dos lisse orné de motifs floraux mosaïqués, large cadre intérieur de maroquin avec encadrement doré et motifs floraux mosaïqués aux angles, doublures et gardes de soie rose brochée, doubles gardes, tête dorée, non rogné, couverture et dos conservés. Exemplaire portant cet envoi de l'auteur : « à Carayon, mon relieur trop honoraire. » C'est assez dire la fidélité d'Octave Uzanne à ce relieur. Cet exemplaire sur Whatman était proposé par la librairie Pierre Berès en mai 1986 (coté 9.000 francs). Nous avons sous les yeux un envoi au même sur un exemplaire de La Femme à Paris, Nos Contemporaines (1894) : « à M. Carayon, en souvenir bien sympathique. » L'exemplaire est intéressant puisqu'il s'agit d'un travail à la bradel avec dessin à l'encre au dos. La Femme à Paris a été relié sur brochage, comme toujours, à la bradel en veau rose à larges coins, dos lisse, le dos étant orné d'une composition à l'encre de chine directement dessinée sur le veau (une femme promenant son chien le long du boulevard. La scène est signée des initiales A.R. (qui pourraient être celles du dessinateur caricaturiste Albert Robida). Malheureusement, cette reliure n'a pas résisté aux outrages du temps et le veau du dos n'a pas résisté à de multiples frottements et épidermures. Même si la scène reste encore bien lisible, le dessin est en partie endommagé. Le volume à l'intérieur a été parfaitement préservé, comme Uzanne le précisait déjà, c'est-à-dire que les couvertures de la chemise en soie brodée ainsi que les couvertures illustrées en papier, ont été conservés à l'état de neuf. De « relieur trop honoraire » en 1890, Carayon passe à l'état de « souvenir bien sympathique ». Pendant ce laps de temps de quatre années Uzanne a-t-il finalement abandonné Carayon pour d'autres noms de la reliure de l'époque ? Cela paraît probable d'autant qu'Uzanne n'était pas homme à s'attacher trop longtemps les services des mêmes personnes. On sait l'attachement qu'il a eut pour Amand, pour Prouté, pour Champs, etc. Peut-être la chance mettra-t-elle sur notre route de nouvelles preuves de collaboration et d'amitié entre ces deux hommes du livre. Quoi qu'il en soit, à l'époque, Uzanne et Carayon forment un couple indéniablement novateur au service du livre. Un siècle plus tard leurs deux noms se retrouvent de nombreuses fois accolés pour le plus grand plaisir des bibliophiles.

Bertrand Hugonnard-Roche


(*) CARAYON, Emile, Adolphe, né à Paris en 1843. Il fut successivement militaire, peintre-décorateur, puis relieur vers la fin du XIXe siècle, son atelier était situé 10 rue de Nesles, à Paris ; c'est là qu'il oeuvra de 1875 jusqu'à son décès, survenu le 26 janvier 1909, alors qu'il était âgé de soixante-cinq ans. La maladie l'immobilisait depuis de longues années déjà, mais il avait conservé toute sa force de production, et ses reliures impeccables de façon faisaient toujours l'admiration des connaisseurs dans les expositions. Ses cartonnages montrent quel parti un véritable artisan relieur peut tirer des matières les plus simples, les plus économiques. Il est vrai que les cartonnages de Carayon sont souvent ornés sur le dos ou sur les plats d'aquarelles originales signées Louis Morin, Henriot, Robaudi, Rudaux, etc. Mais même sans décor les couvertures de parchemin ou de vélin ou même de papier, toujours admirablement choisis, prenaient dans les mains de Carayon un aspect harmonieux. Après sa mort sa fille adoptive, Marie Brisson, formée par lui, continua ses cartonnages et fit en outre des papiers marbrés jusque dans les années qui suivirent la guerre 1914-1918. (notice extraite du Dictionnaire des relieurs français ayant exercé de 1800 à nos jours, par Julien Fléty, page 38 - éditions Technorama, 1988).

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