Les Rudes Gars de l’Yser. – Mercredi 27 février 1918 (*)
Derrière les vallonnements rythmiques de cette blonde guirlande des dunes de la Flandres maritime que chanta Verhaeren, s’étend un sol bas, uni, sablonneux, paludéen où, à travers les landes mélancoliques et froides, coulant la Lys, l’Yser, d’autres rivières et canaux qui entretiennent sur ce territoire spongieux une irroration, une moiteur, une imbibation de polders fangeux et pénibles à la marche.
Ce territoire marâtre, trempé, mouillé comme une soupe, jamais anhydre, drainé ou tari, fut, depuis des siècles, le champ de manœuvre favori des guerres occidentales. Après les ruées des barbares et les incursions successives des Danois, Normands, Alsaciens, Savoyards, Espagnols et Français, vinrent les Germains, encore plus féroces et déprédateurs que les sanguinaires soudards du duc d’Albe. L’histoire des Flandres n’est qu’un vaste tissu de massacres, de pillages, d’assauts, de combats meurtriers qui font apparaître dans nos souvenirs les figures en relief d’Arteveld, de Charles le Téméraire, des deux Philippe, le Bon et le Hardi, et celles des capitaines de Philippe II et de notre Louis XIV dont Von der Meulen montra si souvent l’altière silhouette dominant les plaines lymphatiques que tant de globules sanguins rougirent pour la honte de l’humanité.
La série continue ; la destinée s’acharne à la ruine des terres Flamandes. Sur l’ensemble du front septentrional, d’Arras à Nieuport, la ruée allemande se lança impétueuse et obstinée avec la volonté de se frayer un débouché vers le détroit convoité. Bavarois et Wurtembergeois chargèrent opiniâtrement au cri de Kalès ! Kalès ! Clamé avec disciple, et sans plus de succès que, peu avant, le fameux Nach Paris !
Le caractère de la bataille, de notre côté, fut héroïque, défensif. Les rives du canal de l’Yser et les inondations qui y furent tendues devinrent un enfer d’eau, de feu et de boue qui répandit la terreur chez les soldats du Kaiser, dont les sacrifices et les souffrances acquirent dans toute l’Allemagne une réputation d’effroi presque superstitieux.
Du 16 octobre 1914 à fin avril de l’an suivant, les masses teutonnes s’efforçant vers la Manche au même cri sauvage et rencontrant un inébranlable mur d’acier s’opposant à leur progression vers Dunkerque et Calais. Ce fut là, entre Ypres, Nieuport et Furnes, que se développa l’admirable époque des fusiliers marins qui sont entrés dans une gloire durable, dont les plus récents témoignages sont divers puisque l’amiral Ronarch, leur ancien chef, vient de recevoir la plaque de grand officier et que le maire de Toulon, M. Michonet, remettait, il y a peu de jours, au ministre de la marine, le drapeau offert à ces fiers gars de l’Yser par une touchante souscription populaire à dix centimes.
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Nos « Pompons rouges » sont déjà légendaires. Nombreux sont les livres qui se sont dévoués à leurs exploits et à leurs souffrances si vaillamment supportées. Les uns sont épisodiques et ne laissent voir que des actions partielles. Ce sont des carnets de combattants écrits au jour le jour et ces fragments restent simplement documentaires pour ceux qui tendent à parachever un tableau d'ensemble. D'autres aboutissent à constituer une façon de triptyque comme l'excellent ouvrage du lieutenant de vaisseau J. Pinguet qui met en lumière trois étapes de la brigade des marins : de la Marne à Dixmude en passant par Gand, et qui est très intense de vie précise dans sa vigoureuse sobriété de style due à une observation précise et volontairement synthétique.
Mais le grand peintre à fresques successives de cette vaste action défensive qui atteignit parfois à la valeur épique, le chroniqueur patient, circonspect, impartial jusqu'à l'âpreté de la vérité intégrale, le poète écrivain sûr de sa documentation empruntée aux acteurs mêmes de cette dure tragédie héroïque, reste incontestablement Charles Le Goffic. Après nous avoir donné des œuvres supérieures heureusement couronnées de succès, telles que les Marais de Saint-Gond (victoire de la Marne), Dixmude ; un Chapitre de l'Histoire des Fusiliers marins, il publie aujourd'hui Steenstraete, autre chapitre consacré aux vaillants des Flandres, et il s'apprête à clore l'hagiographie de ces dévots défenseurs de nos foyers, véritables martyrs de leur foi, par la publication de Saint-Georges et Nieuport, qui achèvera le los et la béatification de ceux qui survivent de cette brigade de fer qui si longtemps mourut pour renaître de ses dépressions et abandons passagers.
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L'auteur de Morgane et de la Payse, le poète du Pardon de la Reine Anne, le critique de Racine, l'ardent Breton prompt à magnifier le génie et les passions celtes, s'est donné tout entier âme, esprit, talent à son œuvre de guerre, célébrant les prouesses de ceux de la mer, voués à la défense terrestre de nos bases maritimes. Il aime la couleur, le mouvement, tout ce qui jaillit de l'action, les mots spontanés, les métaphores imprévues, les observations pittoresques qui se fixent en termes concrets et il ne veut rien omettre de ce qu'on écrit ses chers marins aux heures décisives des coups de chien ou ce ce que des camarades de misère ont cueilli sur le vif des propos échangés dans le pourrissoir des Flandres.
Le Goffic les connaît ses héros de longue date : il les a vu grandir sur les rives des Côtes du Nord, car, sur cent fusiliers marins, on compte environ soixante enfants de la vieille Armorique, mais cela ne le rend pas exclusivement fier des vertus de sa race. Ses récits ne sont pas dominés par l'esprit breton et il aime à célébrer non moins les hommes de la Corse, souples, résistants, impulsifs, les Normands ingénieux, rusés et valeureux, les Provençaux et les Gascons qui, tous, firent honneur à l'indomptable brigade. Il se garde bien d'ailleurs d'enquêter sur les origines diverses des preux qui forment la belle humanité téméraire de cette phalange d'élite dont il exprime le généreux désintéressement, la simple grandeur dans l'immolation aussitôt que sonne l'appel au sacrifice.
Il campe d'un trait sommaire, toujours crâne et sincèrement artiste, les types des gradés ou simples marins qui font figure dans ce drame sanglant, où l'humour ironise, en les accentuant, les mots à la Plutarque. On voudrait échantillonner ici quelques-unes de ces figures qui semblent exceptionnelles et qui se multiplient jusqu'à se fondre en une expression d'ensemble dans le récit de Le Goffic. Steenstraete est le plus âpre des livres de l'auteur sur l'épopée des fusiliers marins. Il débute par l'adieu à Dixmude pour s'attarder à Loo, avant de situer le nouveau front de la brigade sur la rive gauche de l'Yser, non loin du pont de Knocke, dans le secteur même de Steenstraete, en avant de Paéscle. Nous assistons à la vie lamentable des fiers Gars dans le cloaque de leurs cantonnements, à l'attaque de la Grande-Redoute, à l'ouest de Bixschoote. Ce sont de tristes pages, des épisodes sombres de cette sublime Iliade de l'Yser, où l'effort des nôtres fut surhumain.
Le sincère et loyal historien n'a rien dissimulé, rien atténué. Son dernier livre est un enseignement. Le général Lyautey, qui l'a lu avec passion, l'a fermé sur ces mots, qui sont un éloge : « il n'est pas une ligne qui ne soit une leçon ». Tous les chapitres de l'admirable histoire des fusiliers marins font le plus grand honneur à Charles Le Goffic. A cette heure où l'Académie marie des feuilles de chêne à ses feuilles de laurier et semble en veine de courtiser Bellone, il nous vient l'espoir que le Dante de l'Enfer des Flandres aura bon accueil sous la coupole en forme de casque de l'Institut et qu'il pourra y donner un nouvel éclat à ce fauteuil où le Trissotin doublé de Gustave Planche, que fut le pion Faguet, s'attarda jusqu'à l'heure des grandes secousses qui mirent à néant ses vains propos de gâcheur d'encre de petite vertu. Les noms des héros de l'Yser sont désormais unis devant la postérité à celui de leur admirable historien.
OCTAVE UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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