mardi 21 novembre 2017

Causerie de nouvelle année par Octave Uzanne (10 janvier 1886). Octave Uzanne explique le fonctionnement et les changements survenus dans sa revue Le Livre, les contraintes et les renoncements auxquels il a été soumis.



CAUSERIE DE NOUVELLE ANNÉE (*)


a saison des étrennes s'est heureusement écoulée. Quoi qu'on ait pu dire ou écrire sur la crise commerciale qui sévit en France à l'heure présente, il faut bien constater que jamais la librairie n'a produit davantage ; les livres foisonnent et la scribomanie semble chaque jour gagner de plus en plus toutes les différentes classes de la société.
Le fils d'un épicier de Lyon, J.-M. Chassaignon, fît paraître vers la fin du siècle dernier, sous le pseudonyme d'Épiménide l'Inspiré, une satire en quatre volumes sur les Cataractes de l'imagination, le Vomissement littéraire et l’Hémorragie encyclopédique. Assurément ce livre serait à reprendre et à mettre à la portée des révolutions du jour, car en aucun temps de notre histoire pareil déluge d'impressions n'a envahi un peuple plus démoralisé par la politique et relativement aussi peu épris de lecture et de belles-lettres.
A l'époque de la décadence littéraire romaine, les ouvrages ainsi se multipliaient et des armées de copistes travaillaient nuit et jour sans pouvoir arriver, même au prix d'un labeur surhumain, à transcrire les innombrables manuscrits qui faisaient irruption de toutes parts. - Pline et Sénèque, devant la profusion des livres, avaient déjà lancé ce salutaire conseil au lecteur : Non multa, sed multum, ce qui équivalait à dire « Lisez beaucoup, mais bornez votre lecture à un petit nombre d'ouvrages choisis. » - Aujourd'hui qu'on relie ses livres, mais qu'on ne les relit point, ce précieux avis serait sans valeur. Nous assistons à un débordement d'écrits de tout genre, à une production tumultueuse et encombrante, à un véritable envahissement de littérature sans grande couleur et sans force, et cela en un temps où l'exiguïté de nos logis devient plus impérieuse, où il faut restreindre sa vie dans la parva donus du sage, où enfin les rangs de nos bibliothèques sont assez mesurés pour que nous n'y puissions même admettre les seuls grands écrivains de notre France.
Devant cette surabondance d’œuvres imprimées, nous subissons parfois un effarement, un découragement profond, une tristesse poignante, comme une inquiétude vague qui tient de l'angoisse, car il faut bien avouer que seul, feu Boulard, le bibliomane à la toise, exproprié de ses immeubles par l'in-folio et l'in-18, aurait pu regarder d'un œil à la fois satisfait et inconscient cette pullulation incroyable d'ouvrages de tous formats et de toutes provenances, marqués au sceau de la plus curieuse médiocratie du talent.

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La littérature française a eu ses États Généraux et jamais le titre de République des Lettres ne lui a été mieux approprié qu'aujourd'hui. La théorie égalitaire ne s'est que trop pleinement divulguée. Peu à peu le nivellement s'est fait, et cette, suprême distinction aristocratique de l'esprit qu'on nommait le talent s'est très vivement démocratisée et démonétisée ; cela a été, en quelque sorte, comme le morcellement intellectuel des grands domaines nationaux, car chacun montre du talent aujourd'hui, un bon talent courant qui ne choque pas, si toutefois il ne nous élève point vers des sphères supérieures. Chacun cultive son petit lopin intellectuel benoîtement, non pas comme un fief ou un bien patrimonial, avec une conviction et un orgueil de tréfoncier, mais simplement en brave franc tenancier qui épuise volontiers et sans souci son terrain. Aussi, tout a-t-il changé ; les hautes futaies sont devenues de simples petits taillis et la récolte artificielle a définitivement remplacé les bonnes frondaisons naturelles d'autrefois. - Les grands génies disparaissent, les petits talents s'éparpillent et se multiplient comme des bacilles.
Dans ces lots d'innombrables volumes que nous envoient les éditeurs et qui nous assiègent dans nos intérieurs bourgeois, débordant sur les tables, s'empilant sur les sièges, il se trouve une honnête moyenne de talents divers ; on ouvre au hasard un livre et l'on découvre d'aimables choses curieusement observées, un certain esprit de recherches et une jolie verve de biendisance ; on convient que ce sont là des ouvrages quelconques, mais non pas des œuvres de Quelqu'un ; ils sont pour la plupart médiocres, mais, hélas ! ils ne sont pas pires. - Or le critique désarme ; il n'a plus la force de s'indigner ; dans ce chaos de bouquins qui l'enserre, il s'égare, il faiblit, il s'énerve ; la nausée de la lecture le prend ; pour se débarrasser de tous ces intrus qui quêtent un mot, un éloge, une réclame et pour faire place aux nouveaux venus qui déjà frappent à la porte, il bénit en bloc, il absolutionne tous ces faméliques de renommée ; il gaspille sa bienveillance en mille banalités flatteuses ; il éprouve cette commisération frissonnante, ce dégoût refoulé du passant attardé qui est assailli par des filles il s'efforce de ne pas être blessant et peu à peu devient criminel.
Vingt romans, dix livres d'histoire ou de voyage, cent recueils de contes ou nouvelles sont là, près de lui, qui le sollicitent. Les peut-il lire ? - II n'y faut point songer ; il les parcourt de l'index, les fouille du couteau à papier ; partout il sent un effort, parfois une conviction, rarement un talent qui l'amorce et le touche à ce ganglion spécial de l'esprit qui dilate en nous la pensée et l'enthousiasme. La fatigue alors le saisit, il voit se dresser comme dans un cauchemar toute cette littérature qui l'envoûte et l'ensevelit ; il semble entendre, comme une prière générale qui monte à lui, un chœur d'esprits qui vantent leurs labeurs, leurs illusions, leurs chimères. Il songe que tous ces inoffensifs alimentent une petite flamme intellectuelle et surtout qu'ils ne font point de politique. C'est alors qu'il saisit sa plume pour bénir, bénir sans cesse, bénir toujours, jusqu'à épuisement d'épithètes ondoyantes et de qualificatifs émollients. Ah me disait, non sans tristesse, tout dernièrement, un vrai littérateur, critique sincère, que je compte parmi mes amis, quand me sera-t-il permis de me réfugier à la campagne, dans une solitude heureuse où je pourrai lire enfin tous les livres dont j'ai rendu compte !

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« La critique était bienveillante à son origine, écrivait le poète Longfellow ; elle indiquait les beautés d'un ouvrage plutôt que ses défauts ; ce sont les passions des hommes qui l'ont rendue maligne : de même, le lit, symbole du repos, fut transformé par le mauvais cœur de Procuste en un instrument de torture. » - Cette observation pourrait être juste, si notre société ne s'était point transformée sous l'influence chaque jour plus prépondérante de la presse, si le monde des lettres n'était devenu un véritable marché à la criée où il faut donner de la « gueule » pour se faire entendre, et si enfin on pouvait établir une logique conspiration du silence à la naissance de tous les méchants livres qui nous assaillent. II n'en est pas ainsi ; le charlatanisme ameute de tous côtés le public et la petite voix timide et consciencieuse de l'honnête homme mérite de se faire entendre. La critique, qui n'est que l'enluminure du mensonge d'ans les mains des pitres de la réclame, ne devient un instrument de vérité qu'au service des lettrés droits et amoureux de sacerdoce.

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Cette critique sincère, minutieuse et patiente, nous l'avons cherchée, attirée pour ainsi dire dans cette Revue qui entre aujourd'hui dans sa septième année ; il faut bien le dire, nous n'avons guère réussi à l'acclimater aussi entièrement que nous le désirions. En dépit de tous les efforts, elle s'est parfois banalisée et même trop souvent compromise à notre insu. Elle s'est montrée femme de nature coquette, capricieuse, frivole, agaçante, marivaudeuse, insoumise et fugace ; tour à tour au service de différentes mains, elle n'a pu subir le joug d'un seul maître et est devenue forcément mondaine, alors que nous l'eussions voulue surtout plus austère et plus janséniste.
Conduire la critique est devenu, par malheur, impossible dans la mêlée littéraire de ce siècle. « On ne trouvera pas de sitôt, disait déjà Balzac en 1840, un écrivain positivement instruit, ayant médité les moyens, connaissant les ressources de l'art, qui critique dans l'intention louable d'expliquer, de consacrer les procédés de la science littéraire et ayant lu les ouvrages dont il s'occupe. Voici pourquoi : lire un livre, s'en rendre compte a soi-même avant d'en rendre compte au public, en chercher les défauts dans l'intérêt des lettres et non pour le triste plaisir de chagriner l'auteur, est une tâche qui veut plus d'un jour elle demande des semaines. »
Il s'agit aujourd'hui d'être renseigné vite, d'être guidé prudemment dans ce labyrinthe d'ouvrages nouveaux, dont la vogue passe si vite, que le livre du lendemain chasse déjà de la mémoire l'œuvre de la veille. Le lecteur ne veut pas attendre, l'auteur aspire à être jugé dès le jour de sa mise en vente et la production haletante monte toujours avec tant de puissance qu'il est impossible de l'endiguer et d'espérer trouver pour lire une heure de solitude. - D'autre part, sous peine de se déclarer un savant encyclopédique, il est malaisé à un Directeur de Revue de juger par soi-même de toutes les nouveautés qui paraissent dans les différentes branches bibliographiques. Forcé d'appeler à la rescousse de nombreux collaborateurs, spécialistes en leur manière, il doit, tout en leur inculquant l'indépendance et les protégeant dé son autorité, leur accorder pleine et entière confiance ; il trace à chacun une ligne de conduite, un cadre d'évolution il fixe un nombre de lignes déterminé par la surabondance des textes à insérer ; il agit en quelque sorte en bon père de famille, ayant l'œil à tout et s'occupant des moindres détails. La besogne est suffisamment onéreuse et plus ardue qu'on ne se l'imagine.
Les choses en étant à ce point, et jugeant de la difficulté de m'éclairer sur la conscience de tous ceux qui veulent bien m'apporter leur concours, que de fois n'ai-je point rêvé de diriger personnellement une Revue de critique impeccable, dans un couvent de moines laïques, studieux, érudits, aimant les lettres avec abnégation ! Au milieu de cette petite population de travailleurs intègres, détachés du monde, soustraits aux influences extérieures, sans relations d'auteurs et apportant leur jugement sans complaisances affectives ou autres, il me semblait qu'on eût pu faire revivre les anciennes critiques du Journal des Savans ou du Mercure de France, sans amoindrissement, avec une invincible logique de la pensée et une autorité incontestable.
Cela est, hélas! du domaine du paradoxe...et puis, cette congrégation de la libre conscience littéraire porterait ombrage au panmuflisme contemporain ; non seulement elle ne serait pas autorisée, mais ce parfait Moniteur de la littérature compterait tout au plus une dizaine d'abonnés dans les États désunis d'Europe, même en dehors de l'Union postale.
Encore une utopie à joindre à la Bibliographie des Rêves s'il en fut jamais !

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Le Livre est presque le seul journal de littérature et de bibliographie mêlée qui ait pu prendre racine sur le sol léger de notre France au cours de ce siècle. - Lorsque nous le conçûmes et le mîmes en œuvre, il y 'a sept ans ; mon éditeur et moi, j'étais, je l'avoue, un peu sceptique sur le résultat, bien que ne créant pas une petite chapelle exclusive pour les bibliophiles, mais un vaste temple ouvert à tous les lettrés. Il me semblait difficile qu'en ce pays de la Chanson et du Conte gaulois, une publication si abondante en documents sérieux pût s'établir solidement et obtenir les milliers de lecteurs nécessaires à son existence. Mon éditeur ami avait une confiance calme qui ne me pénétrait pas ; j'étais un peu comme ces architectes qui bâtissent une maison avec la persuasion qu'elle comptera peu de locataires, et cependant je mollissais avec rage et je me sentais si fort enfiévré dans l'édification de ce petit monument, si courbatu par les efforts et les difficultés à vaincre, que j'espérais malicieusement in petto qu'une malchance caractérisée viendrait me délivrer de tous ces tracas et me rendre à mon indépendance première et à la pleine jouissance de moi-même.
Il n'en fut pas ainsi ; la bibliographie prit sa revanche avec un certain éclat. Je fus rivé à mon œuvre, non sans quelque dépit dans les premiers temps puis, peu à peu, je m'y attachai si étroitement que je la réduisis pour la mieux parfaire. On cria bien un peu, on clabauda contre la diminution des feuillets, contre le changement du papier de première partie, contre la modernité des articles de la tomaison rétrospective ; mais, n'étant pas amateur de régime parlementaire, je passai outre et ne me laissai oncques aller à faire à nos très précieux lecteurs ni profession de foi ni déclaration de principes. - A cette heure, le Livre est mis au point, définitivement aménagé, pourvu de toutes les munitions littéraires ; son cadre, je puis le dire, demeurera invariable. Les premiers tâtonnements, les petites expériences sont terminés ; il est, dans son ensemble, arrivé à sa forme consacrée ; ceux auxquels il a pu déplaire au cours de son insensible évolution ont logiquement battu en retraite et je les salue de loin sans espoir de retour. Pour les autres, vieux abonnés chevronnés, ou conscrits lecteurs de l'année qui commence, je leur tends cordialement la main, je les prie de me tenir en sympathie et de me permettre de discourir souvent avec eux à cette même place, sur tous les événements littéraires et sur les questions de profonde et légère bibliophilie.

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Certes, on pourrait discuter à perte de vue, sans arriver à s'entendre, sur les différentes façons de comprendre la rédaction générale de cette Revue ! - Tel bibliophile de la vieille école ne saurait admettre la première partie du Livre, sans certaines études de technologie judicieuse et pratique. Il voudrait y voir revivre les Quérard, les Brunet, les Barbier, les Peignot, les Tricotel, les Renouard, toute cette légion savante qui fait honneur à la science bibliographique de notre nation ; il ne lui déplairait point non plus d'y trouver des articles de bibliotique, de bibliognostique, de bibliomanie et même de dissertation sur les bibliolytes et les bibliopégistes anciens et modernes. Tel autre, bibliomane exclusif, pencherait volontiers pour des renseignements plus complets ou minutieux sur le prix des livres vendus, avec études comparatives des adjudications diverses, puisées dans les catalogues des ventes célèbres du siècle. Tel bibliothécaire de province, par esprit de système, ne rechercherait dans ses pages que des notes de catalographie, des classifications bouquinières ou des études statistiques, tandis que certains amateurs demanderaient avec instance de précieuses descriptions des livres à vignettes du XVIIIe siècle ou des ouvrages illustrés du XIXe siècle, avec des remarques sur l'état des planches, les avant-lettres, les figures découvertes et toute l'iconologie désirable et raffinée qu'il est de mode de professer aujourd'hui.
Sans négliger entièrement ces divers travaux, je ne saurais y renfermer toutes les aspirations du Livre, et je trouve préférable de renvoyer ces différents monomanes dont les idées sont si respectables à des magazines très spéciaux et excellents, comme le vieux Bulletin du Bibliophile, ce vétéran de la bibliographie podagre, qui sort encore quelquefois, comme un petit vieillard propret, de la librairie de M. Techener, sur les plates-bandes maroquinées duquel je ne veux point marcher.
Une autre école plus moderne se plaît à rechercher des opinions sagaces sur les belles publications typographiques du jour ; elle s'étudie à connaître la trituration du livre, sa physiologie, et je dirai, même sa psychologie. Amoureuse du document, du fait inédit, des mystères qui planent dans les entours d'une œuvre ou d'un écrivain, elle met son esprit au service de sa curiosité toute littéraire, et compulse plus volontiers les dossiers épistolaires, les petits côtés de l'histoire des lettres, les fragments de mémoires, les dessous des livres à clef, toutes les choses vivantes de la littérature, les pages chaudes et colorées des romantiques inconnus ou oubliés, les excentricités de la plume ou les originalités des conceptions cérébrales. Les disciples de cette école ne dédaigneront pas encore de connaître les façons dont ils peuvent agencer une bibliothèque, quels sont les relieurs, ces couturiers du livre, qui soient susceptibles d'habiller les meilleurs élus de leur choix. Aucunement confinés dans la passion des siècles passés, ni embaumés ni momifiés dans le pédantisme et la bibliognosie de tradition, ils feront leurs efforts pour étendre plutôt leurs vues, leur goût, leur manie délicate, que pour les circonscrire dans un cadre étroit. Ils admettront à la fois, sans les confondre, Rabelais et Veuillot, Bossuet et Renan, La Bruyère et Maupassant, Montaigne et Ludovic Halévy, Lesage et Alphonse Daudet.
C'est plutôt à ces derniers, à ces nouveaux, que cette Revue, dans sa partie rétrospective, conviendra par la manière dont je la conçois. Ce siècle est assez vieux, assez chargé d'hommes illustres pour qu'on y puisse fouiller l'inédit et y coordonner l'histoire, sans emprunter éternellement aux temps passés, plus sillonnés d'investigations que l'Europe ne l'est de chemins de fer. Le Livre doit être un recueil original, sans précédent, tirant toute sa force de son caractère unique et de son genre absolu. Aux esprits encyclopédiques et moins épris de littérature masculine et musculeuse, je recommanderai, avec un parfait sérieux et une sincère conviction, Monseigneur Le Polybiblion ou Son Excellence ministérielle le Bulletin des Bibliothèques et des Archives.
Dans la partie moderne de ce périodique, si essentiellement foisonnante de renseignements de toute nature, je pense qu'il était difficile d'apporter à la fois plus de méthode et plus de variété. Cependant, si ma perception est juste, c'est ici que les avis bifurquent parmi les lecteurs : ceux-ci voudraient développer l'étude des comptes rendus et sacrifier largement cette compendieuse gazette bibliographique qui résume le mois littéraire avec tant de logique et de probité ; ceux-là, par contre, ne se soucient mie des critiques d'ouvrages nouveaux. Trop de romans, disent les uns ; pas assez d'analyse pensent les. autres ; c'est l'histoire de l'âne de Buridan. - Je sais certains curieux qui périraient de dépit si on leur supprimait la liste officielle des nouveaux journaux parus, qu'ils ne sauraient découvrir ailleurs ; d'autres trouvent des charmes touchants à la nécrologie honnêtement préparée. Pour telle classe d'abonnés, le véritable clou du Livre, ce sont les listes sommaires des principaux articles de la presse littéraire et politique, ainsi que le résumé des Revues ; pour telle autre catégorie, le suprême attrait ne se trouve que dans ces notes de provenance étrangère qui ne nous laissent rien ignorer de ce qui se fait ou s'imprime urbi et orbi. - Au demeurant, chacun trouve ici sa pâture intellectuelle ; chacun y alimente son caprice, sa passion ou ses études. Ce serait la fable du Meunier, son fils et l'âne qu'il nous faudrait jouer sans fin, s'il fallait déférer aux désirs de tous nos très chers abonnés.
C'est ici un terrain de conciliation pour tant de boutades opposées. Toute Société ne vit que de concessions réciproques et l'égoïsme individuel cède forcément le pas à l'intérêt général.
Si, après six ans de travail silencieux, je me livre aujourd'hui à cette causerie d'intimité soudaine, c'est que je sens ma tâche allégée par le succès et que je puis, peut-être pour la première fois, sortir des sous-sols de cet immeuble afin de visiter mes locataires inconnus :
« Dites-moi, vous trouvez-vous bien ?- Ne vous manque-t-il rien ? Ne sentez-vous ni trop de chaleur ni trop de vents coulis ? » - Et, par manière préventive, je pourrais ajouter : - « Je sais ce qui vous fait défaut ; pas assez de tenue et de correction typographique ; trop de coquilles qui gâtent et marbrent nos colonnes, et, puis encore, peut-être désirez-vous plus de luxe et de confortable dans la décoration intérieure, quelques bahuts vieux style dans l'antichambre, de la recherche dans les détails, de l'esprit de suite et de l'harmonie dans l'analyse critique des visiteurs. Est-ce là bien tout ? » - Je n'ose espérer que vous ajoutiez : « De plus fréquentes entrevues entre nous. Comment donc, cher monsieur, l'honneur serait pour moi ! »
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Cette visite étant faite ces quelques mots échangés, mes hôtes très aimés, je vous dis au revoir. - Sachez que je suis toujours ici avec vous et près de vous, sous le même toit, cousu à vous sur nerfs sympathiques, relié dans une même passion de peau humaine. Signalez-moi les abus, - s'il en existe, - faites scintiller les petits fers de vos désirs, le titre de vos ambitions ; montrez-moi la doublure de tabis de vos rêves, les fleurons à froid de vos déceptions, et aussitôt j'accours.
Ces dernières préciosités sont sucreries de jour de l'an. Goustez-les pour ce qu'elles valent.

OCTAVE UZANNE.



(*) Ce long texte explicatif a été publié en tête de la première livraison de l'année 1886 (10 janvier), septième année de la revue Le Livre. On y découvre avec intérêt un rédacteur en chef-directeur en plein maturité, avec ses doutes et ses certitudes quant à la bonne marche de sa revue. On y retrouve l'homme indépendant qui aurait aimé pouvoir tout orchestrer et mettre en oeuvre seul, sans l'aide d'une cohorte de critiques que l'on comprend toujours débordés par la besogne. Il annonce ici aussi clairement la couleur en faveur de la bibliophilie moderniste contre cette bibliophilie vieillissante et podagre personnifiée par le quasi séculaire Bulletin du Bibliophile. Peu de surprises quant à ses déclarations donc, si ce n'est cette forte réticence qu'il a pu avoir au moment du lancement de la revue, initié par l'éditeur Albert Quantin, son ami. Est-ce simple coquetterie après coup ou bien réalité ? Nous essaierons d'en savoir plus sur la genèse de cette revue monumentale qui s'achèvera à la fin de l'année 1889 pour laisser la place au Livre Moderne que l'on sent pourtant ici déjà en gestation trois ans avant sa naissance.

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