Lundi 17 septembre 1917 – L’accoutumance à la
guerre. (*)
Au cours d’études sur la vie sociale sous le
Directoire, le Consulat et l’Empire, alors que la curiosité me tenait d’inventorier
les mémoires, chroniques, correspondances privées, nouvelles à la main ou
journaux, reflétant inconsciemment l’esprit public et les mœurs du temps, ma
surprise fut grande de ne rencontrer, parmi tous ces documents explorés, qu’une
dose extrêmement restreinte d’allusions ou de commentaires sur les faits d’armes
de nos soldats qui établissaient à ces heures dans l’histoire les prouesses de l’Épopée napoléonienne.
De la guerre d’Italie, les luttes héroïques de nos
troupes à travers l’Europe, presque rien ; aucune mention. Tous les
historiens de la vie civile nous la Révolution jusqu’à la Restauration ont été
amenés à le constater. Les Français semblaient se désintéresser des faits
gigantesques qui forgeaient la glorieuse légende de notre action militaire
invincible. A Paris et dans les principaux centres de la nation, les citoyens
et citoyennes paraissaient entraînés vers les lieux de plaisir, les bals, les
réunions, les fêtes, les spectacles de tout ordre, et les modes féminines ne
furent jamais plus extravagants, plus décolletées et olympiennes. On cultivait
les Muses, on pindarisait, on s’intéressait davantage à la Guerre des Dieux qu’à celle des hommes, cependant si active.
Comment dégager les causes psychiques de cet
apparent détachement de tant de faits qui témoignaient du génie de nos chefs
dans l’audacieuse exploitation de la gloire ? Convenait-il d’en attribuer
l’origine à notre frivolité naturelle, à notre goût d’indifférence pour ce qui
se passe sous un sol étranger, même merveilleusement conquis et assimilé ?
Les journaux d’information n’existaient point. Les émotions des dernières
nouvelles ne troublaient aucunement les masses populaires ; l’éducation de
notre appétit de savoir les événements sans délai n’était pas encore ébauchée.
Le pain et les jeux du cirque suffisaient alors à nos heureux
arrières-grands-pères.
Toutefois, il me vient aujourd’hui une conscience
plus nette qu’il y eut également aux heures héroïques dont je parle, une
acclimatation à la guerre, une adaptation à l’anormal, par un retour insidieux
aux habitudes confortables, la paix. Cette accoutumance, en un mot, arrive
toujours à apparaître, quoi qu’on fasse, dans l’histoire des plus monstrueux
chocs de peuples ayant persisté durant des années, c’est-à-dire bien au-delà du
possible entrevu au début des conflits. D’autre part, toutes calamités qui
évoluent à travers un cycle de nombreuses saisons renouvelées deviennent
fatalement endémiques. Elles ne s’atténuent pas à vrai dire, mais on se
familiarise avec les maux et les deuils qu’elles causent et, par la
connaissance qu’on possède de sa propre impuissance à se pouvoir soustraire à
un fléau qui afflige toute la communauté, on recherche l’oubli malgré soi,
parce qu’il faut vivre.
*
*
*
Il suffit de réfléchir, de voir, d’écouter, de
comparer l’état d’émotivité nationale actuel avec ce qu’il fut en 1914 et même
en 1915, pour observer que nous sommes à l’anormal entrés dans la phase d’accoutumance
relative, dans une adaptation progressive et chaque jour plus accentuée, mieux
perceptible, surtout plus accentuée, mieux perceptible, surtout dans les
grandes capitales : Londres, Rome et Paris.
A regarder Paris, en ce début d’automne 1917, on ne
le trouve que trop émancipé de cette belle dignité qui régnait partout il y a
encore deux années. Il offre aujourd’hui l’aspect des saisons exceptionnelles
de grandes foires mondiales. Je suis assuré qu’un recensement actuel de sa
population atteindrait, s’il ne le dépassait, le chiffre de cinq millions et
demi d’habitants ou de population flottante. Les neutres y affluent, ainsi que
les réfugiés de la Belgique, du nord de notre pays et même de la Serbie ;
les Anglo-Américains s’y multiplient ainsi que les Italiens qui fournissent,
avec les Espagnols, un grand appoint aux nécessités de la main d’œuvre. Jamais
la capitale ne fut si prodigieusement peuplée. La cohue est partout, engendrant
un sans-gêne parfois brutal, un relâchement des manières aimables et un déchaînement
des instincts vers les jouissances hâtives, immédiates, cambriolées avec
âpreté, plutôt que senties ou recherchées avec délicatesse ; c’est la ruée
vers les satisfactions coûte que coûte.
Le vieux Parisien ne s’y sent plus at home ; il s’y trouve aliéné de
ses habitudes les plus chères, de ses milieux familiers, dépossédé de ce
provincialisme de grande cité que les Montmartrois aussi bien que les
Rive-Gauchers appréciaient à sa subtile valeur. Cette Cosmopolis de guerre n’a
plus ses anciens agents de liaison, ses secteurs de rencontres spéciales, ses
individualités ethniques. C’est Paris découronné de ses symboles les plus
caractéristiques, n’ayant plus ses effigies en relief, son langage un peu
ésotérique, ses Athéniens et ses Spartiates, ses vices originaux et ses vertus
mystiques. La bataille de la Marne lui épargna l’infâme contact des Huns, mais
la capitale fut le refuge des infortunés victimes de toutes contrées envahies
par les Boches et c’est précisément cet envahissement qui est le trait
distinctif de la nef de Lutèce, devenue une sorte d’arche de Noë.
*
*
*
Il y a un danger qu’il est temps d’envisager et de
prévenir dans cette accoutumance à la guerre qui nous gagne peu à peu davantage
et qui nous laisse moins combattifs et défiants vis-à-vis des ennemis qui
foisonnent dans la Métropole et guettent avidement ce qu’on pourrait nommer la
psychose de notre relâchement et de nos distractions par égoïsme inconscient et
reflexe. Dans ce mouvement actuel des foules débordantes qui noient et
détrempent le caractère de notre cher Paris, sans que rien ne le puisse
endiguer ou filtrer, comme il serait nécessaire et prudent de le faire, il faut
redouter non seulement les accapareurs et monopoleurs étrangers, âpres à s’enrichir
aux dépens de notre subsistance et de notre vie économique, mais surtout les
agents boches qui se dissimulent sous tant de masques et qui sont les courtiers
marrons d’une politique de défaite morale et d’épuisement.
Ne pouvant plus recueillir le moindre succès sur le front occidental où ils se brisent et s’émiettent, les Allemands agissent avec
l’insinuante perfidie dont ils fournissent tant de témoignages sur tous les
points du monde. Ils sentent l’heure propice pour travailler à notre désunion
et produire toutes les toxines qui empoisonnent ceux qu’ils n’arrivent plus à
vaincre par les armes.
Méfions-nous de la renaissance des scandales dont on
ne cultive que trop le goût chez nous et qui nous firent tant de mal depuis
quarante ans : Affaires Wilson-Grévy, Panama, Dreyfus, Steinheil … J’en
passe, car la liste serait trop longue. Dédaignons de parti pris les
fermentations qu’on nous débite sous forme de romans-feuilletons politiques.
Vigo-Almereyda, Duval, Bolo Pacha et autres. Tout cela est équivoquement boche d’origine. Le pays le pressent, se
dégoûte et refuse de marcher sur toutes ces déjections. La justice militaire
fera son devoir, mais la presse gagnerait en dignité et en patriotisme à ne pas
répandre cette répugnante gadoue. Ce n’est pas l’heure de revenir à notre
fumier. Rien ne doit plus nous affaiblir, nous diviser, nous détourner de notre
opiniâtre volonté de tenir derrière le rempart de nos héros. Ne soyons plus les
bouviers d’hier qu’on nourrissait des
matières peu louables des scandales politiques. Si les Boches sont toujours à
Saint-Quentin et à Lille, ils sont un peu trop aussi à Paris. Sachons les dépister et leur résister sur tous les
terrains. Il y a d’illustres plus journalistiques qui oublient trop que leurs
ancêtres ont sauvé le Capitole. Que les plumes d’oie restent vigilantes !
OCTAVE UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse
pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a
été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a
subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est
libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces
chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage
n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici,
dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement
les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous
intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918."
(titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre
d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous
abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation.
Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y
découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave
bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe,
citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles
sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal
ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire