62 bd de Versailles.
St-Cloud-Montretout
(S & O)
St-Cloud. 11. X 08.
Cher Monsieur Prouté,
je suis de retour à St-Cloud. J'espère que vous pourrez m'y apporter ou envoyer, au plus tôt, mon petit lot de livres, remis en août, de façon à ce que je puisse vous donner un nouveau stock d'ouvrages qui seraient à livrer avant le 20 novembre, date de mon départ pour le midi.
Mes bons souvenirs et bien à vous,
Octave Uzanne
* * *
Je publiais cette carte-lettre dans le Bibliomane moderne en avril 2009 en écrivant que je n'avais alors pas encore rencontré de reliures signées Prouté provenant de la bibliothèque d'Octave Uzanne. Je dois bien dire que 5 ans plus tard la situation est inchangée. Je n'ai à ce jour jamais rencontré de reliures signées Prouté en provenance de la bibliothèque d'Octave Uzanne. Sont-elles si rares ? Étaient-elles seulement signées ? De quel genre étaient-elles ? Le nouveau "stock d'ouvrages qui seraient à livrer avant le 20 novembre" laisse supposer de la reliure courante, sans doute toile ou demi-toile.
Octave Uzanne nous livre cependant de précieuses informations sur le relieur Hippolyte Prouté dans son ouvrage La reliure moderne artistique et fantaisiste (Paris, Ed. Rouveyre, 1887) :
"En dehors de ces praticiens réguliers, je ne puis m'empêcher de parler d'un relieur bohème, ami de la recherche et fouilleur de bric-à-brac, être fantastique et modeste, qui est bien le plus précieux auxiliaire qu'un bibliophile fantaisiste puisse désirer s'attacher en ces temps de marasme.
Un jour que je rêvais de faire clouer sur une porte mobile de ma "library" une véritable bibliothèque imaginaire, faite d'imitations de dos de volumes ; le hasard conduisit chez moi un homme timide à l'excès, sans prétentions, très nécessiteux cependant, et en qui je reconnus une réelle subtilité d'esprit sur toutes choses de la reliure, une imagination inventive, une passion pour le renouveau et une connaissance approfondie de l'histoire bibliopégique depuis deux siècles. Il se nommait Hippolyte Prouté et exerçait son petit négoce de relieur-bouquiniste rue Toullier, à deux pas de la Sorbonne. - Je confiai quelques volumes à cet original, ouvrages anciens à revêtir et publications modernes de petite valeur ; non seulement j'eus le plaisir de les voir revenir très correctement fabriqués, mais encore étaient-ils vêtus selon l'époque même de leur apparition, munis de petits fers du temps, agrémentés d'allégories en rapport avec le texte... Je fus stupéfait ; je pensais avoir affaire à un demi-savetier, je trouvais un relieur savant, indépendant d'idées, fureteur, dénicheur, un oiseau rare enfin. - J'adressai Prouté à Henry Houssaye et à quelques hommes de lettres bibliophiles, et, depuis ce temps, il est devenu notre relieur ordinaire, notre indispensable, un relieur si fidèle et si fantasque qu'il se refuse, bien à tort, à servir toutes autres personnes. C'est pourquoi je le dénonce, espérant qu'on le fera venir à résipiscence.
Prouté n'a pas son pareil pour habiller un ouvrage du début de ce siècle ; il vous fabrique un demi-Thouvenin avec un savoir-faire extrême. Lui donne-t-on un livre de l'époque impériale, il vous déniche une théorie de vieux fers originaux... : le petit Napoléon sur la colonne, les casques et les épées, l'aigle couronnée, le profil consulaire, les trophées de drapeaux et tous les attributs de la grande épopée. - Sur les livres révolutionnaires il campe le bonnet phrygien, le triangle égalitaire, la devise : La liberté ou la mort .. que sais-je ! il n'est jamais embarrassé. - Quant aux cuirs même, il emploie tout ce qu'il trouve, au rebours de ses confrères : les grains longs, les cuirs de carrossiers, les peaux de gants, les maroquins étrangers, les couvertures les plus inimaginables... Ne s'est-il pas avisé récemment de m'apporter un petit volume recouvert de peau humaine, très bien teinté en nuance orange... ; je n'ai jamais pu savoir au prix de quel crime il se l'était procurée.
De tels relieurs sont utiles et sont rares, car ils ne se laissent pas ankyloser par une routine qui banalise chaque jour davantage nos bibliothèques. Les amateurs fantaisistes de la demi-reliure ne savent aujourd'hui à qui s'adresser : on leur offre toujours le même menu de chagrin, de demi-veau ou de maroquin; ils ont beau protester, ils voient museler leur caprice par un de ces : "Mais, Monsieur, c'est tout ce qui se fait !" qui leur casse bras et jambes. [...]"
Octave Uzanne.
La reliure moderne,
pp. 231-241
A en croire ce panégyrique et à considérer le courrier ci-dessus, Octave Uzanne aurait donc fait appel aux services d'Hippolyte Prouté de 1886 ou un peu avant même, jusqu'à fin 1908 au moins. Soit plus de vingt-deux ans de collaboration relieur-bibliophile.
L'anecdote de la reliure en peau humaine nous révèle qu'Octave Uzanne n'avait pas de répugnance pour ce type de reliure et qu'il a dû la posséder au moins un temps dans sa bibliothèque. Sur quel ouvrage ? Qu'est-elle devenue ?
Le temps qui passe nous livrera sans doute quelque jour de précieux éléments de réponse.
Pour en savoir plus sur le relieur Hippolyte Prouté, consulter l'ouvrage de Paul Prouté, Un vieux marchand de gravures raconte ... (Paris, chez l'Auteur,1980).
Bertrand Hugonnard-Roche
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