Afin de ne point perdre l'habitude des
déconfitures militaires et pour demeurer
fidèle à nos traditions historiques qui firent
à toutes les heures de notre histoire contemporaine, l'Autriche la plus imperturbablement brossée des nations européennes, la double monarchie austro-hongroise continue à
trinquer à l'Est et à l'Ouest dans des proportions inconnues jusqu'ici.
Elle trinque avec la même inconscience que
naguère. Elle encaisse les coups du Destin
avec cette fatuité satisfaite et vraiment comique dont elle a fourni tant de témoignages.
Même à cette heure les raclées ne l'empêchent point de parler avantageusement de ses
glorieuses armées et des gages qu'elles offrent à la victoire. Des gages ; elles en
offrent, en effet, mais ce sont à nos chers
amis les Russes et les Italiens. La purge de
l'aigle bicéphale est sans précédent. Elle suffirait, à assurer à l'eau hongroise, que patronne, en effigie, le guerrier Jean Hunyadi,
la plus immortelle réputation.
Nous nous réjouissons, certes, en France,
de ce lessivage à haute dose, de cette vidange
à fond de l'organisme malsain de l'aigle à
deux têtes, qui pour déplumé qu'il soit, héraldise fièrement ses formes pitoyables. Il
persiste, ce volatile imbécile, à rendre des
points au paon habitué à faire trophée de sa
queue et à se mirer dans le trognon même de
ses plumes ocellées, bien qu'aveugles. Nous
nous réjouissons, dis-je, de la calamiteuse
infortune des troupes du néfaste François-Joseph, mais il faut toutefois observer
notre joie serait plus intense et plus démonstrative encore, il s'agissait de la défaite
capitale du Boche proprement dit, du prusco de Guillaume qui par ses infamies accapara,
monopolisa, trusta nos sentiments hostiles,
notre exécration, nos répulsions et nos haines.
Vis-à-vis de l'Autrichien, nous réservons
évidemment un reliquat d'indulgence, une
ombre de vague sympathie plus ou moins
consciente, mais indéniable. Nous savons
l'Austro-Hongrois léger, frivole, prime-sautier, amoureux du plaisir, enjoué, volontiers
cordial, hospitalier, gai, dépourvu d'aspérités, d'animosité persistante, plus attaché à
la joie de vivre qu'à celle de mourir pour
une pseudo-patrie, constituée de pièces et de
morceaux, et qui n'est, à vrai dire, qu'une mosaïque de races opposées, un pot-pourri de
nationalités de multiples origines, comme dirait quelque Léhar d'opérette accoutumé aux
macédoines musicales.
Nous sommes plutôt enclins à la charité
devant ce ramassis de Croates, de Tchèques,
de Magyars, de Valaques, de Slovènes, de
Bulgares et Morlaques, où la race slave domine la race allemande et constitue la grande
masse de la population en Bohême, en Moravie, en Galicie, en Illyrie et autres contrées
jougo-slaves. Nous nous souvenons encore
avec une certaine reconnaissance de l'accueil
que les Français trouvaient dans la société
viennoise, dont la réception semblait si impulsive, parce que venant de mœurs essentiellement courtisanesques, galantes, bambocheuses et catins. Nous n'avons pas davantage oublié les tournées triomphales en Hongrie, et, plus spécialement à Czegedin, quel-ques années après les inondations de la
Theiss, en 1878 ; dont les désastres avaient
fécondé chez nous une grande générosité publique. Nous gardons encore la mémoire des
enthousiastes Eljen, des vivats de tout un
peuple fêtant le passage du cortège fleuri, à
la tête duquel se trouvait Ferdinand de Lesseps, le grand Français d'alors.
Puis, au cours de nombreux congrès artistiques, scientifiques ou littéraires plus récents, quelle bonne grâce charmeuse chez
ces Austro-Hongrois ! Comme on se sentait
peu en exil tant on y était fêté, à Prague ou
à Pesth. à Trieste ou à Raguse, à Vienne ou
à Cracovie ! Pouvait-il nous venir à la pensée d'oser comparer un Viennois à un Berlinois ? Comment aurions-nous pu associer
dans notre aversion germanique les joyeux
drilles rencontrés sur les Wiener Ringo ou
au Prater et les importants et lourds Boches
des bords de la Sprée ? Les uns avaient à
nos yeux de la grâce, même dans la servilité ;
ils conservaient quelque chose de subtil, comme un leed des belles manières du temps de
Joseph II. C'était plaisir de les fréquenter,
à fleur de vie. Les autres, ceux de Berlin,
laissèrent voir rapidement toute la poussée magalomanique qui les congestionnait ; alors
même qu'ils s'empressent aux obséquieuses
courbettes et aux vulgaires flatteries avec un
aplatissement qui révélait toute la bassesse de leur larbinisme intégral, qui est le fond
même de leur vile nature.
L'Autrichien au point de vue militaire,
ne nous fit jamais illusion. Dès notre enfance les caricatures nous les firent voir
tournant les talons à Montebello, rossés à Palestro et à Magenta, en capilotade à Solférino. Encadré par l'armature guerrière de
son allié, il montra que son atavisme d'écrevisse subsistait toujours, malgré l'effort du
caporalisme allemand. On ne liait généralement guère ceux dont on se moque et dont les
ridicules et la pusillanimité morale apparaissent au premier chef. Peut-être est-ce illogique et convient-il de se défier spécialement
des héros à la manque, fourbes et menteurs.
L'Autriche mérite à coup sûr tous nos dégoûts et notre rancœur au même degré que
l'Allemagne et même davantage notre mépris. La politique cuisinée à la Hoffburg et
à la Ballplatz rappelle les insidieux poisons
des Borgia. Elle s'appliqua sans cesse à
intoxiquer l'Europe, à envenimer les relations internationales, à sophistiquer les rapports de l'Occident et de l'Orient, à fausser
l'équilibre de la paix, à corrompre et avilir
la diplomatie, à chercher surtout les avantages de la pêche en eau trouble. La politique extérieure de l'Autriche, incertaine, fallacieuse, louche, équivoque, jésuitique, pénétrée d'un persistant esprit de domination
et de duplicité, répandit partout ses maléfices, aussi bien dans les voies du catholicisme que sur celle des alliances où elle
exerça supérieurement son rôle néfaste et
criminel. On la trouve partout, cette politique
infâme, souterraine et lâche de la Maison d'Autriche dont Richelieu sut découvrir si
nettement les dangers. Elle apparaît dans
l'histoire comme une Main noire d'associations scélérates et il n'y a pas à s'étonner de
la rencontrer encore à l'origine même de la
sanglante et formidable tourmente qui bouleverse le monde depuis déjà plus de deux
années et dont les conséquences demeurent
encore incalculables pour l'Europe de demain.
A côté du militarisme prussien on oublie
trop de désigner la fourberie autrichienne
comme la plaie à détruire de toute nécessité,
si l'on veut sauvegarder par la suite le repos
du monde. Il faut espérer que François-Joseph sera le dernier des Habsbourgs. Il fut
un indiscutable criminel moins crâne et téméraire que Guillaume II. Il donna à sa
politique occulte des allures traîtresses qu'on
croyait abolies depuis Catherine de Médicis.
Sa figure restera celle d'un dégénéré éperdu
d'orgueil, apôtre d'un catholicisme à la façon de Philippe II d'Espagne, cruel et timoré, vivant dans le maquis des intrigues
avec un goût déterminé pour le guet-apens
ténébreux. On le jugea victime d'une fatalité
inexorable qui fit sombrer tous les siens dans
des attentats ou des crimes mystérieux, sinon
dans la folie ou l'illuminisme ; mais, insensible à ces coups du sort, le cœur momifié
par l'égoïsme, la conscience aveuglée par sa
souveraineté portée dans sa croyance à un
rang d'aristocratie divine, il poursuit sa carrière nocive imperturbablement, livrant ses
armées à la défaite avec l'illusion de les croire victorieuses, tout comme il livrera son
pays aux convoitises et à l'absorption de l'ogre allemand qui ne nous restituera sa proie
que par force et définitivement démembrée.
Cette Autriche, où la hiérarchie sociale est
demeurée si retardataire, même si moyenâgeuse, où la sottise, la vanité, le néant intellectuel des archiducs fait encore illusion
aux sujets, si prodigieusement domestiqués
à l'idée de castes de la double monarchie
danubienne. L'Autriche-Hongrie, aujourd'hui
si éloignée dans son ensemble de tout libéralisme social et spirituel, ne peut qu'être dissoute et reconstituée, selon les droits des nationalités. L'aigle à deux têtes demeure comme une tyrannique expression d'anachronisme féodal dans ce siècle de civilisation et
de franchises.
Le désastre et la ruine de cette vieille monarchie douairière et surannée sera la consécration et l'aboutissement de notre traditionnelle politique nationale, celle qui fut à 1'horizon le plus cher des rêves de nos ancêtres.
Les Habsbourgs funestes, tour à tour Judas et Ponce-Pilates, n'ont que trop longtemps tendu leurs rets ténébreux sur les relations étrangères. Ils ne doivent point survivre au dernier cataclysme qui porte leur
marque de fabrique.
La nation valseuse, polkeuse, mazurkeuse
qu'ils ont asservie et grisée sous des rythmes
léthifères de toupie giratoire, ne connaîtra
plus bientôt que la révolution de la danse
macabre, celle qu'interprétèrent Holbein et
Hugues Klauber et qui nous montre le grand
déménagement fatal des empereurs et des
rois, des papes et des patriarches, des bouffons et des archiducs, des laquais et des généraux d'antichambre, éternels personnages
qui, aux yeux ravis du peuple, jouent enfin
un rôle normal et moral dans la tragédie justicière des Etats de la Mort.
Octave UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire