jeudi 3 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Tolstoïsme néfaste - Mardi 12 juin 1917.



Mardi 12 juin 1917 - Tolstoïsme néfaste (*)


Les faits qui témoignent d'une astucieuse malice paraissent prendre plaisir à bouleverser nos appréciations futuristes dont nous concentrons volontiers les anticipations à chaque renouveau de nos années de guerre.

Si, cette année, les Russes avaient pu fournir l'effort d'une offensive égale, ou même moindre, à celle que produisit avec tant de fougue au printemps 1916 l'excellent Broussilof, il est hors de doute que la face des événements se trouverait considérablement modifiée. L'étoile de l'Allemagne se serait définitivement voilée au firmament boche et les sujets du kaiser ne pourraient point désormais fabriquer le plus faible élixir pangermanique pour réconforter l'esprit encore passionné du public des empires centraux, dont tes entrailles chantent déjà, en borborygmes mineurs, les lieds pitoyables de la faim.

Je ne puis croire que tous les moujiks de la sainte Russie aient lu et interprété les écrits de Tolstoï. Cependant, la dangereuse pastorale de l'auteur de tant de doctrines idéales dont la dernière conception de vie s'appuyait sur ce commandement du Christ. Ne résiste pas au méchant ! L'apostolat de cet illuminé si éloigné le toutes réalités sociales, s'est émigré par infiltration de l'âme russe, à la fois si candide, si mystique, si perversement féline et si peu clairvoyante des dangers imminents à sa frontière occidentale.

« Le Patriotisme, c'est l'Esclavage », écrivait Tolstoï, qui fut le plus grand antimilitariste qui se soit jamais révélé à nos veux en s'autorisant de la doctrine chrétienne. Si les moutons moscovites sont prêts à fraterniser aujourd'hui avec les loups boches, l'esprit de Tolstoï y est pour une considérable part d'influence. Depuis le début de cette guerre féconde en bêtises, en erreurs, en illogismes et en mensonges, tout autant qu'en atrocités, il ne s'était rien produit d'aussi imprévu que ce résultat imbécile de 1'évolution révolutionnaire russe.

Après les intrigues allemandes et les le démences occultes qui désagrégèrent à la cour du tzar la puissance militaire offensive de la nation la plus colossale de l'Europe orientale, les théories tolstoïennes dont s'étaient nourris naguère les libertaires intellectuels ont repris le dessus au plus mauvais tournant imaginable.

L'Evangile selon Tolstoï de la non résistance du mal, celui du pardon, de l'humilité, de la patience, de l'amour de tous, amis ou ennemis, de la soumission et de l'abandon des haines nationales, a repris vigueur bien qu'il ne soit plus aucunement de saison, bien au contraire.

La chute du despotisme a libéré les esprits bien au delà du bon sens, hélas ! et les temps semblent venus aux nouveaux affranchis de désapprendre la guerre et de transformer les glaives en socs de charrue. Il s'ensuit un certain déséquilibre qui fausse le jugement de nos amis et alliés et qui porte ces mêmes Russes, auxquels il apparaît si désobligeant de se voir offrir Constantinople et les détroits, à admettre très volontiers le partage immédiat du domaine des boyards.

Le Russe qui proteste contre toute annexion et qui porte ainsi préjudice aux nécessaires conditions équitables d'une paix contre le pangermanisme renaissant est donc annexionniste à sa façon et d'autre manière qu'il ne le croit. Son désintéressement national est dominé par son intérêt privé. Tolstoï est son prophète sur le terrain du militarisme et non sur celui du mépris des biens terrestres et des richesses qui portent à l'exploitation du travail d'autrui. N'a-t-il pas dit : « L'homme doit servir non seulement à son bien être personnel mais aussi à celui des autres. Cette loi naturelle a toujours été et reste encore constamment violée par la plupart des humains. Les formes primitives de cette déviation de la loi furent d'abord : l'exploitation des êtres faibles, des femmes par exemple, puis la guerre et la captivité ; l'esclavage vint ensuite, et aujourd'hui c'est l'argent qui domestique le monde. »

Le moujik si longtemps brimé et écrasé comme un serf montre une hâte compréhensive à jouir sans plus tarder de son indépendance dont il est affamé. Il lui apparaît cruel de se trouver prisonnier de son devoir qui est de continuer à combattre pour son honneur qui est aussi celui de ses traités. Ses appétits, à vrai dire, l'attirent loin des fronts où l'on se bat. Il est impatient de vivre, d'être citoyen libre, de relever la tête sous les rayons bienfaisants de l'astre qui luit pour tous. Il se sent un nouvel homme qui ne voudrait pas mourir sans avoir goûté vraiment aux douceurs de la vie libre et seule digne d'être vécue.

Kérenski, qui semble décidé à donner sa vie, sa haute intelligence, ses forces à sa nation enfin émancipée, pourrait et devrait, en ces heures graves, où l'anarchie menace de remplacer la tyrannie, décréter une loi sommaire résumant les volontés efficaces dont la logique apparaîtrait aux plus bornés des Slaves : « Pas de terre, pas une seule acre de terre aux mauvais soldats, déclarerait-il. Le partage des biens s'effectuera lorsque la guerre aura pris fin par la victoire décisive contre l'ennemi commun. Alors, les braves combattants verront leurs lots accrus par la part qui aura été refusée aux déserteurs et indisciplinés, aux ouvriers insoumis et aux soldats réfractaires à leurs devoirs. »

Cet édit militerait peut-être davantage en faveur d'une reprise des hostilités vengeresses que toutes les palabres qui ont cours aujourd'hui à Pétrograd et à Moscou. On nous a reproché avec raison de n'avoir pas appris à connaître l'âme fétide et l'esprit barbare des Boches avant leur infâme agression. Ne devions nous pas également connaître la mentalité de nos amis de l'extrême Est européen chez qui a cours ce joli proverbe : « Fais amitié avec l'ours, mais ne lâche pas la corde qui t'attache à lui. »


Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

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