Au cours de longs et profonds cataclysmes, les ombres envahissent le ciel, s'accumulent sur nous, pénètrent en nous, se répandent en loques de deuil partout alentour. Chacun s'efforce d'être crâne, au milieu de ce clair-obscur, et croit s'accoutumer au livide crépuscule. Cependant, les regards, chaque
jour davantage, sont avides de clartés ; ils se montrent plus scrutateurs et désireux de
faisceaux de lumière dans la nuit qui angoisse et étreint. Ce qui obsède, c'est le manque d'horizons.
Ainsi, notre inquiète clairvoyance cherche aujourd'hui sa voie dans le dédale d'incertitudes des événements que la multiplicité des informations rend si confus, si incertains. Notre raison parfois titube sur des
mensonges en cheminant à tâtons. La recherche de précisions et de réalités sensibles
nous fait accorder un intérêt curieux aux moindres phosphorescences qui mettent des
frissons d'or sur le manteau de mystère qui
nous enveloppe. Toute vibration de pensée ; échangée apparaît comme un frottis d'allumettes dans les
ténèbres de notre jugement aisément défiant ou hésitant. Nous cherchons des contacts qui
rassurent, des avis qui réconfortent, des
éclats fulgurants dans la tragédie nocturne.
Amusés par les moindres brasillements qui
apportent un rapide éclat sur les choses ambiantes et qui sont des lueurs où se repère un instant notre esprit, frottons donc des allumettes. A vrai dire, les moralistes n'ont jamais fait autre chose pour essayer d'éclairer la lanterne qui aide au contrôle de nos
croyances et de nos idées spéculatives.
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Notre époque grandit ; nous devons grandir avec elle, nous mesurer à l'ampleur des faits accomplis, nous hausser de toute notre
énergie à la hauteur des événements pressentis qui doivent assurer la victoire libératrice.
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Dans les conflits internationaux qui conduisent aux guerres d'extermination, les
besoins de consommation du matériel hu main
ont progressé au delà des prévisions les
plus pessimistes. Napoléon mettait une
grande vanité de triomphateur magnifique
en déclarant : J'ai cent mille hommes de
rentes !
Le pauvre homme ! s'écrierait-on à cette
heure, mais c'est la misère !
En effet, quel conquérant pourrait songer
actuellement à faire figure honorable dans
le monde, pour une guerre de durée, sans
posséder un minimum de quinze cent mille
hommes de revenu ! Un million et demi de
combattants sont une très petite couverture
de garantie à déposer à la Banque des spéculations martiales. Les nations isolées sont amenées à constituer des syndicats d'alliance, des consortiums de capitaux humains et inhumains.
C'est ains que les alliances s'affirment à
la façon des trusts puissants de résistance ou d'offensive pour combattre d'autres combinaisons de peuples accapareurs ou d'ennemis mégalomanes à outrance. Napoléon,
qui avait prédit judicieusement tant de choses, n'avait point prévu cela.
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Ce que n'aurait su davantage prévoir aucun
maître tacticien ou stratégiste, ce qui demeure notre étonnement suprême dans l'effroyable ruée des grandes nations européennes les unes contre les autres, c'est que
l'énorme puissance des moyens employés,
l'extravagante dépense d'hommes, de matériel, de munitions et d'héroïsme vulgarisé,
n'ait pu encore conduire à une solution définitive. La phénoménale mise en scène militaire aboutit à une décevante médiocrité de
résultats.
Le déploiement des fronts de combat
forme d'immenses lacis graphiques sur la
carte du vieux continent. Les manœuvres
d'enveloppement ont une ampleur invraisemblable. L'utilisation des voies ferrées fournit un rendement intensif pour le transport
hâtif des renforts d'un front à un autre. L'aviation éclaire supérieurement sur les
mouvements d'armées adverses ; l'artillerie
révèle enfin des vertus dévastatrices cruelles
à l'observation des philanthropes, et cependant les coups nuls sont fréquents. Les
grandes victoires appelées à paralyser totalement les vaincus ne se manifestent point ;
les courts de filet lancés pour capter des
corps d'armée sont déjoués ou troués. Il
faut opérer par l'usure ; l'usure également
nocive à l'enclume, à la lime, au marteau ;
l'usure ultima ratio de la force, de la ruse,
de la science se sentant impuissantes à réaliser le gain d'impossibles attaques brusquées.
Si cette guerre sans nom ne tue pas la
guerre, n'épuise pas l'essence inflammable
d'un militarisme germanique toujours à l'allumage, si elle ne vide point, pour des
siècles, les soutes aux poudres sèches, si elle
ne rétablit point la fraternité dans le deuil
de l'humanité et sur les ruines accumulées
des nations appauvries, si la concorde ne
vient point s'asseoir enfin parmi les hommes
pour leur prêcher la douceur de vivre dans
l'harmonie et la nécessité de l'amour, attendons-nous alors au delirium tremens et au
suicide de l'Univers.
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Ce n'est certes ni au-dessus de la mêlée,
ni à côté, ni surtout à l'arrière que règnent la
sérénité de jugement, le solide équilibre de
l'esprit et la saine vision des choses. C'est en
pleine mêlée, au milieu de l'ouragan déchaîné, là où gronde avec continuité la foudre des 75 et des 120 court que se rencontrent les modérés, les pondérés, les clairvoyants, dépris
des passions enfiévrantes. C'est étrange peut-être, mais toute enquête, poursuivie avec
bonne foi, ne peut manquer de prouver qu'il
en est ainsi.
Il y a infiniment moins de haines sur le
front, vis-à-vis de l'adversaire, qu'à l'arrière parmi les populations protégées qui ont le loisir d'exaspérer leurs ressentiments
et d'alimenter, dans la stagnation de l'attente et la frénésie des informations, leur
intolérance, leur exécration, leur horreur de
ceux qui ont donné l'essor à l'affreux fléau. Dans la mêlée, la haine se consume dans le
feu de l'action et l'ardeur de compétitions on tue ou bien on est tué ; on dépense son
animosité avec toute la prodigalité voulue et
on peut être amené à reconnaître la valeur
et le courage de l'ennemi et dès lors, à le
viser en mettant de la hausse équitable à
son point de mire.
On demeure, presque toujours, surpris, en
échangeant des propos avec nos héros ingénus et modestes, de trouver dans leurs
yeux clairs et leur voix apaisée, tant d'accalmie, de volonté froide, de tenace endurance, et si peu de courroux et d'invectives
pour ces affreux Boches qu'ils doivent manœuvrer, jusqu'à ce qu'ils en aient purgé
notre territoire.
La vérité est que la guerre, par bien des
côtés, s'apparente aux sports. Il est connu
que les professionnels de la majorité des
sports apportent dans leurs championnats
moins de passion verbale que de maîtrise sur
tous les éléments tumultueux qu'ils sentent
sourdre en eux. Ils apprennent à étudier la
technique agressive de l'adversaire ; ils jugent de la valeur exacte de ses coups : ils
admirent, avec équité, le « travail bien
fait », le bon boulot et toute la contention
de leur esprit se résume à surpasser l'effort,
la science combative, l'adresse et les feintises
adverses.
La foule qui entoure les rings de boxe par
exemple est toujours plus turbulente et
passionnée que ne le sont les champions.
Ceux-ci savent que la haine empoisonne l'énergie. Si nous voulons donc juger de la
guerre sans partialité aucune, avec mesure
et sang-froid, le mieux est d'en parler avec
des professionnels du front. Seuls ces derniers voient clair et loin. Les gens de l'arrière, ceux de la nuque, comme dit Gyp,
s'agitent, s'égarent, s'enivrent de fumée, se
nourrissent de fables et de chimères ainsi
que de la viande creuse des informations. La vérité des batailles est sur les sommets,
c'est-à-dire sur le front.
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Le titre plaisant d'un de nos vaudevilles
d'avant-guerre : Mais ne te promène donc
pas toute nue ! semble être devenu l'apostrophe familière, la réprobation hypocrite
dont on poursuit l'errante Déesse parfois
évadée de son puisard.
Mais ne te promène donc pas toute nue !
crie-t-on avec effroi aux vérités de toutes
sortes qui tâchent de franchir les frontières
ou qui voudraient s'insinuer dans les communiqués officiels, surtout dans les colonnes
étayées par la censure de tous journaux
quotidiens de pays belligérants.
La vérité ne fut jamais autant traquée et
truquée, coffrée arbitrairement, fardée, maladroitement travestie, tatouée à outrance et
férocement accouplée au souverain mensonge qui est à la base de notre civilisation.
Admettons la nécessité de ces camouflets et
de ces camouflages à l'heure présente ; on y voudrait toutefois davantage de goût, d'ingéniosité et d'art dans l'artifice.
D'ailleurs, les mythologues ont peut-être
placé la dame essentiellement nue dans un
puits pour indiquer surtout que comme le
liège, elle revient toujours sur l'eau. Le tout
est de guetter son retour à la surface de
l'onde. Ce n'est jamais bien long.
OCTAVE UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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