lundi 28 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Frottis d'Allumettes dans la Nuit tragique - Jeudi 26 octobre 1916.




Jeudi 26 octobre 1916 - Frottis d'Allumettes dans la Nuit tragique (*)

Au cours de longs et profonds cataclysmes, les ombres envahissent le ciel, s'accumulent sur nous, pénètrent en nous, se répandent en loques de deuil partout alentour. Chacun s'efforce d'être crâne, au milieu de ce clair-obscur, et croit s'accoutumer au livide crépuscule. Cependant, les regards, chaque jour davantage, sont avides de clartés ; ils se montrent plus scrutateurs et désireux de faisceaux de lumière dans la nuit qui angoisse et étreint. Ce qui obsède, c'est le manque d'horizons.

Ainsi, notre inquiète clairvoyance cherche aujourd'hui sa voie dans le dédale d'incertitudes des événements que la multiplicité des informations rend si confus, si incertains. Notre raison parfois titube sur des mensonges en cheminant à tâtons. La recherche de précisions et de réalités sensibles nous fait accorder un intérêt curieux aux moindres phosphorescences qui mettent des frissons d'or sur le manteau de mystère qui nous enveloppe. Toute vibration de pensée ; échangée apparaît comme un frottis d'allumettes dans les ténèbres de notre jugement aisément défiant ou hésitant. Nous cherchons des contacts qui rassurent, des avis qui réconfortent, des éclats fulgurants dans la tragédie nocturne.

Amusés par les moindres brasillements qui apportent un rapide éclat sur les choses ambiantes et qui sont des lueurs où se repère un instant notre esprit, frottons donc des allumettes. A vrai dire, les moralistes n'ont jamais fait autre chose pour essayer d'éclairer la lanterne qui aide au contrôle de nos croyances et de nos idées spéculatives.

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Notre époque grandit ; nous devons grandir avec elle, nous mesurer à l'ampleur des faits accomplis, nous hausser de toute notre énergie à la hauteur des événements pressentis qui doivent assurer la victoire libératrice.

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Dans les conflits internationaux qui conduisent aux guerres d'extermination, les besoins de consommation du matériel hu main ont progressé au delà des prévisions les plus pessimistes. Napoléon mettait une grande vanité de triomphateur magnifique en déclarant : J'ai cent mille hommes de rentes !
Le pauvre homme ! s'écrierait-on à cette heure, mais c'est la misère ! En effet, quel conquérant pourrait songer actuellement à faire figure honorable dans le monde, pour une guerre de durée, sans posséder un minimum de quinze cent mille hommes de revenu ! Un million et demi de combattants sont une très petite couverture de garantie à déposer à la Banque des spéculations martiales. Les nations isolées sont amenées à constituer des syndicats d'alliance, des consortiums de capitaux humains et inhumains.

C'est ains que les alliances s'affirment à la façon des trusts puissants de résistance ou d'offensive pour combattre d'autres combinaisons de peuples accapareurs ou d'ennemis mégalomanes à outrance. Napoléon, qui avait prédit judicieusement tant de choses, n'avait point prévu cela.

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Ce que n'aurait su davantage prévoir aucun maître tacticien ou stratégiste, ce qui demeure notre étonnement suprême dans l'effroyable ruée des grandes nations européennes les unes contre les autres, c'est que l'énorme puissance des moyens employés, l'extravagante dépense d'hommes, de matériel, de munitions et d'héroïsme vulgarisé, n'ait pu encore conduire à une solution définitive. La phénoménale mise en scène militaire aboutit à une décevante médiocrité de résultats.

Le déploiement des fronts de combat forme d'immenses lacis graphiques sur la carte du vieux continent. Les manœuvres d'enveloppement ont une ampleur invraisemblable. L'utilisation des voies ferrées fournit un rendement intensif pour le transport hâtif des renforts d'un front à un autre. L'aviation éclaire supérieurement sur les mouvements d'armées adverses ; l'artillerie révèle enfin des vertus dévastatrices cruelles à l'observation des philanthropes, et cependant les coups nuls sont fréquents. Les grandes victoires appelées à paralyser totalement les vaincus ne se manifestent point ; les courts de filet lancés pour capter des corps d'armée sont déjoués ou troués. Il faut opérer par l'usure ; l'usure également nocive à l'enclume, à la lime, au marteau ; l'usure ultima ratio de la force, de la ruse, de la science se sentant impuissantes à réaliser le gain d'impossibles attaques brusquées. 

Si cette guerre sans nom ne tue pas la guerre, n'épuise pas l'essence inflammable d'un militarisme germanique toujours à l'allumage, si elle ne vide point, pour des siècles, les soutes aux poudres sèches, si elle ne rétablit point la fraternité dans le deuil de l'humanité et sur les ruines accumulées des nations appauvries, si la concorde ne vient point s'asseoir enfin parmi les hommes pour leur prêcher la douceur de vivre dans l'harmonie et la nécessité de l'amour, attendons-nous alors au delirium tremens et au suicide de l'Univers.

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Ce n'est certes ni au-dessus de la mêlée, ni à côté, ni surtout à l'arrière que règnent la sérénité de jugement, le solide équilibre de l'esprit et la saine vision des choses. C'est en pleine mêlée, au milieu de l'ouragan déchaîné, là où gronde avec continuité la foudre des 75 et des 120 court que se rencontrent les modérés, les pondérés, les clairvoyants, dépris des passions enfiévrantes. C'est étrange peut-être, mais toute enquête, poursuivie avec bonne foi, ne peut manquer de prouver qu'il en est ainsi.

Il y a infiniment moins de haines sur le front, vis-à-vis de l'adversaire, qu'à l'arrière parmi les populations protégées qui ont le loisir d'exaspérer leurs ressentiments et d'alimenter, dans la stagnation de l'attente et la frénésie des informations, leur intolérance, leur exécration, leur horreur de ceux qui ont donné l'essor à l'affreux fléau. Dans la mêlée, la haine se consume dans le feu de l'action et l'ardeur de compétitions on tue ou bien on est tué ; on dépense son animosité avec toute la prodigalité voulue et on peut être amené à reconnaître la valeur et le courage de l'ennemi et dès lors, à le viser en mettant de la hausse équitable à son point de mire.

On demeure, presque toujours, surpris, en échangeant des propos avec nos héros ingénus et modestes, de trouver dans leurs yeux clairs et leur voix apaisée, tant d'accalmie, de volonté froide, de tenace endurance, et si peu de courroux et d'invectives pour ces affreux Boches qu'ils doivent manœuvrer, jusqu'à ce qu'ils en aient purgé notre territoire.

La vérité est que la guerre, par bien des côtés, s'apparente aux sports. Il est connu que les professionnels de la majorité des sports apportent dans leurs championnats moins de passion verbale que de maîtrise sur tous les éléments tumultueux qu'ils sentent sourdre en eux. Ils apprennent à étudier la technique agressive de l'adversaire ; ils jugent de la valeur exacte de ses coups : ils admirent, avec équité, le  « travail bien fait », le bon boulot et toute la contention de leur esprit se résume à surpasser l'effort, la science combative, l'adresse et les feintises adverses.

La foule qui entoure les rings de boxe par exemple est toujours plus turbulente et passionnée que ne le sont les champions. Ceux-ci savent que la haine empoisonne l'énergie. Si nous voulons donc juger de la guerre sans partialité aucune, avec mesure et sang-froid, le mieux est d'en parler avec des professionnels du front. Seuls ces derniers voient clair et loin. Les gens de l'arrière, ceux de la nuque, comme dit Gyp, s'agitent, s'égarent, s'enivrent de fumée, se nourrissent de fables et de chimères ainsi que de la viande creuse des informations. La vérité des batailles est sur les sommets, c'est-à-dire sur le front.

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Le titre plaisant d'un de nos vaudevilles d'avant-guerre : Mais ne te promène donc pas toute nue ! semble être devenu l'apostrophe familière, la réprobation hypocrite dont on poursuit l'errante Déesse parfois évadée de son puisard. Mais ne te promène donc pas toute nue ! crie-t-on avec effroi aux vérités de toutes sortes qui tâchent de franchir les frontières ou qui voudraient s'insinuer dans les communiqués officiels, surtout dans les colonnes étayées par la censure de tous journaux quotidiens de pays belligérants.

La vérité ne fut jamais autant traquée et truquée, coffrée arbitrairement, fardée, maladroitement travestie, tatouée à outrance et férocement accouplée au souverain mensonge qui est à la base de notre civilisation. Admettons la nécessité de ces camouflets et de ces camouflages à l'heure présente ; on y voudrait toutefois davantage de goût, d'ingéniosité et d'art dans l'artifice.

D'ailleurs, les mythologues ont peut-être placé la dame essentiellement nue dans un puits pour indiquer surtout que comme le liège, elle revient toujours sur l'eau. Le tout est de guetter son retour à la surface de l'onde. Ce n'est jamais bien long.

OCTAVE UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

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