A propos d'une récente chronique, un correspondant manifeste, quelque surprise de
l'intérêt ému dont je témoignai vis-à-vis de
nos enfants prisonniers des Boches. Selon
lui, notre sympathie doit se réserver entière
à nos vaillants de tous les fronts de combat. Ceux qui se sont fait cueillir sont, pour le moins, en sécurité dans les camps et forteresses d'Allemagne. Méritent-il notre sollicitude attendrie et ne devons-nous pas les
soupçonner d'avoir préféré la servitude à
l'action et au péril ? Mon correspondant paraît sévère dans son jugement. Il est enclin
à plaider la défaillance et l'insuffisante résistance. Il estime que le devoir du soldat
est de ne point se laisser faire prisonnier.
« N'oublions pas, m'écrit-il, que la valeur d'une armée est surtout subordonnée
au nombre de ses prisonniers. Lors de la
campagne mandchourienne de 1904, les
Russes saisirent à peine quelques centaines de Japonais, car ceux-ci ont pour enseignement de préférer la mort à la captivité.
Aucun petit Jap, la paix survenue, n'osa
retourner dans sa patrie pour y expliquer
sa capture. Une armée imbue de pareils sentiments est invincible. »
Le dit correspondant regrette, qu'à
l'exemple de l'antiquité, il ne soit pas demandé des comptes à tout militaire tombé, non blessé, entre les mains de l'ennemi. « Vaincre ou mourir » est sa devise. Il rappelle, avec tristesse, qu'en 1871 nous avons reçu en héros nos soldats prisonniers, retour d'Allemagne, alors que leurs défaillances nous coûtaient deux provinces, cinq milliards et le déclin du prestige moral de la France dans le monde. Répudions nos sentiments pitoyables vis-à-vis de ceux qui n'ont
peut-être point fait tout leur devoir : Voe victis ! Ainsi se résume son épitre.
Cette austérité à la Brutus, ce spartiatisme intransigeant peuvent-ils concorder
avec les conditions actuelles de la guerre, si éloignée aujourd'hui de cette sorte de jeu de barre armé qui constitua la lutte légendaire des Horace et des Curiaces ? Devons-nous incriminer ceux qui furent jadis
contraints de se rendre, la rage et la honte au cœur à Sedan ou à Metz ? Et combien de distinguo à émettre avant de condamner la majeure partie de nos infortunées victimes de l'internement outre-Rhin ! La valeur guerrière du plus grand nombre est-elle discutable ? Je ne le crois point. D'ailleurs, s'il y eut des défaillants, des vacillants, je vais même plus loin, des lâches qui, pris de vertige, de saisissement, de cette frousse qui est une passagère dépression physique et morale, ils expient durement en exil cet abandon momentané d'eux-mêmes. Depuis leur captivité, la vie qu'il leur faut subir n'est qu'une mort quotidienne plus terrible que l'éternelle et qui leur donne cet affreux cafard, compagnon peu enviable de ceux qui sont exclus des caresses de la bataille et des tumultueuses jouissances de l'action continue dans le danger.
Défions-nous des thèses classiques, des jugements primesautiers, des vertus inexorables et des doctrines basées sur des vérités toujours spécieuses. Dans la guerre actuelle, où les hasards et la destinée jouent leur rôle plus étrangement encore qu'au temps des Philoctète, des Hector et des Amadis, nombre de héros dont l'honneur et le courage transpirent par tous les pores, peuvent être captés par surprise dans des trous de mines ou accrochés dans les réseaux de fils barbelés de tranchées un instant conquises. Ne sont-ce point des braves qui capitulèrent à Maubeuge ou au cours des combats sous Verdun ? Il y a dans les mêlées contemporaines des remous qui mettent même les sur-hommes dans la nécessité de se rendre sans possibilité d'envisager l'évasion dans une mort chevaleresque et noble. On constate aussi de nombreux cas de démence subite au milieu de l'infernal et assourdissant fracas des marmites à gaz lacrymogènes. Comment oser émettre un jugement équitable sur tous ceux qui sont tombés aux mains de l'ennemi dans ces luttes nocturnes, où l'on se bat avec acharnement dans ces fondrières, à coups de bombes, de grenades, de pétards ; où l'on s'égorge à la baïonnette ou au coutelas, lorsqu'on ne s'assomme point avec furie à la pioche, à la pelle ou à coups
de crosse de fusil.
La plupart de nos chers prisonniers en Allemagne ont souvent marché au feu comme à la noce. Aimons-les au même titre que
leurs frères du front ; plaignons-les davantage, car ce sont des excommuniés de la
victoire finale, des répudiés du trépas glorieux, des martyrs de l'expatriation, en une
heure où tous les fils de France ne sauraient
largement respirer loin du giron de la grande
famille. Il faut les chérir, les aider et soutenir, admirer l'opiniâtreté de leur force
morale, le miracle de leurs espoirs inlassés,
de leur foi ardente dans ces geôles où le
prosélytisme des gardiens et des officiers pangermanistes leur prodigue sans répit les petits mensonges sur leurs victoires et les Franzosen kaput.
Ils ne font certes pas œuvre inutile nos
prisonniers dans ces camps où leurs industries s'exercent, leur ingéniosité triomphe de toutes les misères, où leur gaieté
crâneuse se manifeste comme pour braver
ceux qui jouiraient de leur abattement, de
leur affliction ou de leur désespoir. Leur héroïsme s'est ouvert de nouvelles voies. Il
plastronne, en dépit des plus effroyables misères et privations physiques et morales.
On ne sait pas suffisamment l'admirable
résistance dont ils fournissent d'infinis et
superbes témoignages. A lire les descriptions des camps de captivité et de la vie qu'y mènent les nôtres, — d'après les récits émouvants des rescapés, — nous nous sentons
fiers de nos prisonniers et de la noble physionomie qu'ils donnent de la France indomptable dans l'adversité.
Nos chers captifs ont l'énergique coquetterie de décorer leur bagne d'une floraison de gaieté épanouie. Ils drapent, leurs meurtrissures et leurs maigreurs d'affamés avec
une superbe à la don César de Bazan. Ils ne veulent montrer figures de vaincus. S'ils
pleurent et sanglotent dans l'ombre protectrice des nuits inclémentes à leurs maux,
ils se redressent, dès le petit jour, pour ne
faire voir aux Boches insolents qui triomphent si volontiers de l'abjection à laquelle
ils condamnent leurs captifs, des visages
satisfaits, éclairés d'une blague irréductible, d'une ironie persifleuse. Dès l'éveil, ils donnent essor à leurs boutades drolatiques,
à leurs chansons trompeuses, à toute la pyrotechnie de leur gouaillerie de gavroches
indisciplinés, frondeurs et irrespectueux des
règlements et de la dignité bâches. L'idée
d'inspirer de la compassion à leurs bourreaux leur est avant tout intolérable ; leur
amour-propre de Français s'y soustrait de
parti pris. Ces lions en cage n'entendait pas paraître miteux, opprimés, réduits à l'état
de descentes de lit ; plutôt être singes, agiles, bruyants, batailleurs amusants, et se
payer par des gestes gamins la tête des gardiens stupéfaits.
Les loustics parigots ou gascons s'emploient sans cesse, par la vertu des mots
cinglants et par le picrate des plaisanteries
hilarantes, à chasser et détruire le cafard
qui s'accagnarde davantage dans l'esprit des
Bretons, des Flamands et des hommes du
Nord et de l'Est. Les chambrées s'animent
vite et l'entrain des travailleurs qui s'exercent à diverses professions, en dehors des
corvées, gagne de proche en proche. Il n'est
invention qui ne se donne carrière pour ridiculiser les gardes, les officiers, les hauts
gradés. Le soir, des soirées musicales s'organisent parfois au cours desquelles les chansonniers prodiguent les allusions caricaturales sur le personnel militaire boche du
camp. Aucun barbare casqué n'échappe à
la satire et c'est miracle que les nôtres la
puissent ainsi manier. Mais ils ont eu vite
conscience de l'opacité de la compréhension
du Germain, et l'esprit français est si subtil dans ses clowneries de qualificatifs et
dans ses subterfuges, que les victimes de ses
jongleries ne devinent même pas, surtout
lorsqu'ils sont Boches, qu'elles sont sujettes
aux plus corrosives épigrammes.
Quoi qu'il en soit, Bavarois, Saxons,
Wurtembergeois, Prussiens n'en reviennent
pas d'une si aimable endurance du malheur,
d'une si frivole et si obstinée indiscipline
française, dans des enclos d'internement si
rigoureux. Nos prisonniers s'évadent des
règlements et des organisations de travaux
forcés avec des pirouettes et des scapinades
si imprévus et si plaisantes que les Teutons ahuris oublient parfois de sévir et laissent faire ces écoliers indociles qui échappent à tout, avec une souplesse dont l'agilité les confond et les lasse.
Le rire de nos enfants terribles désarme
ces féroces reitres, accoutumés à la soumission. Ils se grisent et s'amusent malgré eux
de cette mousse légère et champagnisée que
fait naître dans les camps les plus sombres,
la persistante exubérance de nos poilus internés, — dont la verve a des éclats de bouchon de Sillery qui saute. Aussi les
Franzosen sont-ils relativement favorisés et
moins brimés que les Russes, les Serbes et
les Anglais. Ils savent enguirlander la haine
et transformer la menace brutale en stupéfaction presque souriante. La blague est une
arme qui leur fait braver la répression aveugle. Nos prisonniers, on le saura surtout
après la guerre, auront gagné à la France
les sympathies même de ceux qui les hébergèrent si durement. Ils ont réduits leurs geôliers à une admiration indéniable devant leur
courage et la crânerie pétillante d'enjouement de leur caractère, éminemment réfractaire à la soumission, à l'humilité et à la
bassesse.
N'estimons point que ceux des nôtres
qui sont dans les camps de captivité en Allemagne ont cessé de combattre. Ils luttent
chaque jour et à toute minute avec une opiniâtre valeur morale. Leur patience, leur courage, leur foi nourrie seulement de leur religion de Français croyants en la victoire,
doit désarmer les faux jugements et les
soupçons sur les nécessités de leur reddition.
Appliqons-nous à sanctifier leur infortune.
A leur retour, demeurons assurés que nombre d'entre eux sont aussi des héros et fêtons-les comme tels, sans distinction préjudicielle.
Octave UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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