mardi 1 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. La Bactériologie et la Guerre — Mercredi 26 juillet 1916.



Mercredi 26 juillet 1916. - La Bactériologie et la Guerre (*)

Le docteur et savant bactériologiste Elie Metchnikoff, propagateur à sa manière des enseignements de Pasteur, épris de spéculations scientifiques et de procédés originaux de thérapeutique, vient de disparaître, sans démontrer précisément par sa mort l'excellence de ses méthodes de longévité. Il n'avait guère dépassé soixante-dix ans. La presse, qui n'a plus guère les loisirs des nécrologies copieuses, en cette heure où la vie humaine subit une si prodigieuse dépréciation, en raison de la prodigalité qu'une admirable jeunesse apporte à la prodiguer sur le front, la presse, de toute orientation, se montra exceptionnellement bonne « pleureuse » de cet illustre défunt, qui sema tant d'idées créatrices imprévues et répandit de si ingénieuses théories physiologiques dont l'avenir seul, démontrera la valeur positive.

Le docteur Metchnikoff témoigna toujours d'une philosophie nettement optimiste. Il estima la vie souverainement bonne et s'efforça scientifiquement à la découverte du fameux vaccin de Jouvence, du sérum d'anti-sénilité que cherchèrent si passionnément avant lui tant de mages, d'occultistes et d'hygiénistes de tous les temps. Il suffit de rappeler ses études de physiologie cellulaire, sa conception fameuse de la phagocytose qui montre la perpétuation, au sein de notre organisme de cette féroce lutte des infiniment petits pour l'existence qui se retrouve partout dans cette nature si cruellement combative, sous son masque d'harmonie, d'apaisement et d'indifférence.

Metchnikoff, qui était russe, avait fait ses premières études médicales à Odessa. Fidèle à sa patrie, dont il était fier, il n'avait jamais consenti à se faire naturaliser Français bien que, depuis la mort de Duclaux, il soit devenu chef du laboratoire des recherches et sous directeur de l'Institut Pasteur, à côté de son ami Roux. Il avait conservé tous les caractères mystiques et enfantins du slave, l'ingénue candeur des dogmes de la religion scientifique, dont il était l'apôtre. Son bon visage de pope barbu encadrée de longs cheveux, son parler à l'accent moscovite, l'indolence apparente de sa démarche et de ses gestes, tout révélait en lui ses origines.

Le caractère même de ses études était empreint d'une figuration toute orientale dans ce sens que ses thèses médicales se présentaient par images qui s'imposaient à l'esprit. Ce fut lui qui, ayant à traiter des toxines de l'entérite et des poisons qui se multiplient dans nos viscères, imagina cette métaphorique flore intestinale d'où dérivaient, selon ses conclusions, toutes les maladies infectieuses aboutissant à la sénilité précoce. Cette flore intérieure, il la montrait touffue, envahissante, racine, fertile en purulences et pestilences. Chacun en saisissait aisément le symbolisme et était aussitôt enclin à admettre comme préservateurs et assainisseurs les bons laits fermentés, le doux yougourt des Bulgares ou le képhyr russe, tous deux recommandés comme réalisant l'antiseptise rigoureuse de l'intestin et la prolongation de la vie exempte de ptomaïnes.

Il animait sa science d'illustrations, instinctivement, non sans art. Il procédait par tableaux saisissants, lorsqu'il exposait sa terrible bataille des cellules vivantes aux nobles contre nombre d'ennemis toxiques et surtout contre ces étrangers phagocytes qui, à l'exemple des policiers de Stamboul, sont tour à tour gendarmes et voleurs, ange-gardiens et vampires.

Pour s'être dévoué à la macrobiologie de la larve humaine, l'étude de la canitie ou blanchiment du système pileux, à toutes les connaissances de la dégénérescence des cellules organiques qui s'épuisent avec l'âge. Metchnikoff n'en pensait pas moins en vérité que lorsque la mort se présente à son heure normale, elle nous trouve généralement disposés au départ et prêts à l'accueillir. En ceci, il se rapprochait de la pensée de Gœthe qui estimait que l'homme se décide peu à peu à mourir et que sa disparition, sans qu'il arrive au terme de l'existence, n'est que la dernière abdication, le suprême lâchage de la rampe, après une infinie série d'abandons volontaires des principales manifestations et fonctions de nos organes essentiels qui constituent la vie.

De tous ces travaux de haute spéculation scientifique, où la fantaisie offre peut-être autant de part que l'ingéniosité, il ne se dégage assurément aucune certitude. L'hvpothèse y communie avec l'empirisme. Metchnikoff, qui n'avait qu'une religion, celle de la science, n'aurait peut-être pas soutenu, si on l'avait poussé à fond, l'intangibilité et et l'infaillibilité de ses doctrines. Le que sais-je ! de Montaigne et le peut-être rabelaisien lui étaient assez familiers et il savait sourire lorsque dans le cours de ses actions individuelles et privées il se mettait formellement en contradiction avec ses principes.

Je le rencontrais parfois à une table amie. Gentiment, il désapprouvait que je prisse au dessert des fraises contaminées et d'autres fruits non cuits.

— Mais, mon cher docteur, lui disais-je, vous en mangez bien, je vous ai même vu tout à l'heure consommer du gibier ?
— Comment ! du gibier, mais n'était-ce pas du poulet ?
— Aucunement, docteur, du faisan, d'où dérive le verbe faisander, du très infectieux faisan !
— Ah ! malheureux ! faisait-il comiquement, suis-je assez étourdi ! Aussitôt chez moi, vite, je m'aseptise !

Je comprenais bien qu'il n'en ferait rien et qu'il y avait en lui une couche de scepticisme que toutes ses études, qui d'ailleurs n'ont rien de définitif ni d'absolu, n'avaient pu abolir totalement. Je n'ai point revu le docteur Metchnikoff depuis l'origine de la guerre, car atteint de la maladie cardiaque qui l'emporta, il ne sortait plus guère. Parfois, ignorant son mal et sa réclusion, je pensais aller l'interviewer sur la microbiologie de la guerre, c'est-à-dire sur tous les démentis réalistes que l'hygiène aventureuse de nos troupes dans les tranchées ou en campagne, prodigua aux rigoureuses théories des disciples de Pasteur, tous infiniment plus intransigeants d'ailleurs que le grand patron défunt.

Je ne sais trop comment ce savant slave, assoupli certes aux discussions sur les sujets qui lui tenaient à cœur, aurait accueilli mon interrogatoire, mais je demeure très assuré qu'il aurait pour le moins admis que toutes les théories médicales ne peuvent être généralisées et que l'application pratique des méthodes reconnues par expérience curatives, peuvent rencontrer nombre de sujets réfractaires à leurs vertus. Il est, en effet, inadmissible qu'on puisse établir un traitement obligatoire et officiel préventif pour certaines contaminations aléatoires ou accidentelles, comme l'avarie, le typhus, la variole, car les maladies diffèrent considérablement, selon l'âge, le sexe, le tempérament, la constitution, l'idiosyncrasie du malade et aussi selon les milieux, les climats et les saisons et les genres d'existences où elles sont nées et se sont développées.

Les majors en service d'hôpitaux, au cours des deux années de guerre qui sont à la veille d'être bouclées, ont pu observer par exemple que les réactions aux injections du sérum antityphique de Vincent différaient d'une façon considérable selon les sujets et qu'il était difficile encore de juger de son efficacité d'une façon absolument définitive.

Beaucoup de ceux qui travaillent aux armées, parmi les docteurs éminents qui furent mobilisés, auront réfléchi aux abus que l'on fit depuis quinze ans des théories microbiennes et de la terreur qui tyrannisa l'opinion publique pour le choix angoissant des boissons et des nourritures diverses, dont les mises à l'index devenaient chaque jour plus excessives. Ils auront été souvent surpris, ces médecins militarisés, de voir nos valeureux soldats résister aux eaux les plus contaminées, aux cuistances parfois souillées, aux miches de pains les plus pollués par des attouchements multiples et indéniablement malpropres. Ils auront vu des hommes, au sortir de répugnantes corvées, telles que l'enfouissement de cadavres décomposés, procéder au casse-croûte avec insouciance, sans même se laver les mains, alors que, par la suite, aucune inoculation malsaine et pas le moindre dérangement interne ne les ait atteints.

Les observations ne manqueront pas de se multiplier, même chez ceux qui auront été en captivité et qui se seront rendu compte des infâmes bouillons de culture malfaisante distribués sous mine de soupe aux infortunés internés sans que tous en pâtissent pareillement. Partout des idées plus libérales se formeront pour l'application future de théories bactériologiques. La guerre, qui nous aura tant appris, au prix des deuils les plus invraisemblables, nous aura donné aussi conscience de l'incertitude de bien des doctrines et des puissances extraordinaires de protection que la nature accumula dans nos organismes contre les agents destructeurs qui les peuvent assaillir. Nous aurons par la suite davantage confiance dans notre résistance physiologique et nous dédaignerons peut-être à l'avenir toutes les phobies du microbe que le petit monde commercial du charlatanisme contemporain a développé de son mieux afin de spéculer sur nos craintes et faiblesses vis-à-vis des contagions dont ces bons mercantis de produits pharmaco-an- tiseptiques nous leurrent surabondamment. Nous deviendrons moins poires. Espérons-le.


OCTAVE UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...