Le docteur et savant bactériologiste Elie
Metchnikoff, propagateur à sa manière des enseignements de Pasteur, épris de spéculations scientifiques et de procédés originaux
de thérapeutique, vient de disparaître, sans
démontrer précisément par sa mort l'excellence de ses méthodes de longévité. Il n'avait
guère dépassé soixante-dix ans. La presse,
qui n'a plus guère les loisirs des nécrologies
copieuses, en cette heure où la vie humaine
subit une si prodigieuse dépréciation, en raison de la prodigalité qu'une admirable jeunesse apporte à la prodiguer sur le front, la
presse, de toute orientation, se montra exceptionnellement bonne « pleureuse » de cet
illustre défunt, qui sema tant d'idées créatrices imprévues et répandit de si ingénieuses
théories physiologiques dont l'avenir seul, démontrera la valeur positive.
Le docteur Metchnikoff témoigna toujours
d'une philosophie nettement optimiste. Il
estima la vie souverainement bonne et s'efforça scientifiquement à la découverte du fameux vaccin de Jouvence, du sérum d'anti-sénilité que cherchèrent si passionnément
avant lui tant de mages, d'occultistes et d'hygiénistes de tous les temps. Il suffit de rappeler ses études de physiologie cellulaire, sa
conception fameuse de la phagocytose qui
montre la perpétuation, au sein de notre organisme de cette féroce lutte des infiniment
petits pour l'existence qui se retrouve partout dans cette nature si cruellement combative, sous son masque d'harmonie, d'apaisement et d'indifférence.
Metchnikoff, qui était russe, avait fait ses
premières études médicales à Odessa. Fidèle à sa patrie, dont il était fier, il n'avait jamais consenti à se faire naturaliser Français bien que, depuis la mort de Duclaux, il
soit devenu chef du laboratoire des recherches et sous directeur de l'Institut Pasteur,
à côté de son ami Roux. Il avait conservé
tous les caractères mystiques et enfantins du
slave, l'ingénue candeur des dogmes de la
religion scientifique, dont il était l'apôtre.
Son bon visage de pope barbu encadrée de
longs cheveux, son parler à l'accent moscovite, l'indolence apparente de sa démarche
et de ses gestes, tout révélait en lui ses origines.
Le caractère même de ses études était
empreint d'une figuration toute orientale
dans ce sens que ses thèses médicales se présentaient par images qui s'imposaient à l'esprit. Ce fut lui qui, ayant à traiter des toxines de l'entérite et des poisons qui se multiplient dans nos viscères, imagina cette métaphorique flore intestinale d'où dérivaient,
selon ses conclusions, toutes les maladies infectieuses aboutissant à la sénilité précoce.
Cette flore intérieure, il la montrait touffue,
envahissante, racine, fertile en purulences et
pestilences. Chacun en saisissait aisément le
symbolisme et était aussitôt enclin à admettre comme préservateurs et assainisseurs les
bons laits fermentés, le doux yougourt des
Bulgares ou le képhyr russe, tous deux recommandés comme réalisant l'antiseptise rigoureuse de l'intestin et la prolongation de
la vie exempte de ptomaïnes.
Il animait sa science d'illustrations, instinctivement, non sans art. Il procédait par
tableaux saisissants, lorsqu'il exposait sa terrible bataille des cellules vivantes aux nobles
contre nombre d'ennemis toxiques et surtout
contre ces étrangers phagocytes qui, à
l'exemple des policiers de Stamboul, sont
tour à tour gendarmes et voleurs, ange-gardiens et vampires.
Pour s'être dévoué à la macrobiologie de la larve humaine, l'étude de la canitie ou
blanchiment du système pileux, à toutes les
connaissances de la dégénérescence des cellules organiques qui s'épuisent avec l'âge.
Metchnikoff n'en pensait pas moins en vérité que lorsque la mort se présente à son heure normale, elle nous trouve généralement disposés au départ et prêts à l'accueillir. En
ceci, il se rapprochait de la pensée de Gœthe
qui estimait que l'homme se décide peu à
peu à mourir et que sa disparition, sans qu'il
arrive au terme de l'existence, n'est que la dernière abdication, le suprême lâchage de la
rampe, après une infinie série d'abandons
volontaires des principales manifestations
et fonctions de nos organes essentiels qui
constituent la vie.
De tous ces travaux de haute spéculation
scientifique, où la fantaisie offre peut-être
autant de part que l'ingéniosité, il ne se dégage assurément aucune certitude. L'hvpothèse y communie avec l'empirisme. Metchnikoff, qui n'avait qu'une religion, celle de
la science, n'aurait peut-être pas soutenu, si
on l'avait poussé à fond, l'intangibilité et
et l'infaillibilité de ses doctrines. Le que
sais-je ! de Montaigne et le peut-être rabelaisien lui étaient assez familiers et il savait
sourire lorsque dans le cours de ses actions
individuelles et privées il se mettait formellement en contradiction avec ses principes.
Je le rencontrais parfois à une table amie.
Gentiment, il désapprouvait que je prisse au
dessert des fraises contaminées et d'autres
fruits non cuits.
— Mais, mon cher docteur, lui disais-je,
vous en mangez bien, je vous ai même vu
tout à l'heure consommer du gibier ?
— Comment ! du gibier, mais n'était-ce
pas du poulet ?
— Aucunement, docteur, du faisan, d'où
dérive le verbe faisander, du très infectieux
faisan !
— Ah ! malheureux ! faisait-il comiquement, suis-je assez étourdi ! Aussitôt chez
moi, vite, je m'aseptise !
Je comprenais bien qu'il n'en ferait rien
et qu'il y avait en lui une couche de scepticisme que toutes ses études, qui d'ailleurs
n'ont rien de définitif ni d'absolu, n'avaient
pu abolir totalement. Je n'ai point revu le
docteur Metchnikoff depuis l'origine de la
guerre, car atteint de la maladie cardiaque
qui l'emporta, il ne sortait plus guère. Parfois, ignorant son mal et sa réclusion, je
pensais aller l'interviewer sur la microbiologie de la guerre, c'est-à-dire sur tous les démentis réalistes que l'hygiène aventureuse de
nos troupes dans les tranchées ou en campagne, prodigua aux rigoureuses théories
des disciples de Pasteur, tous infiniment
plus intransigeants d'ailleurs que le grand
patron défunt.
Je ne sais trop comment ce savant slave,
assoupli certes aux discussions sur les sujets
qui lui tenaient à cœur, aurait accueilli mon
interrogatoire, mais je demeure très assuré
qu'il aurait pour le moins admis que toutes
les théories médicales ne peuvent être généralisées et que l'application pratique des
méthodes reconnues par expérience curatives,
peuvent rencontrer nombre de sujets réfractaires à leurs vertus. Il est, en effet, inadmissible qu'on puisse établir un traitement
obligatoire et officiel préventif pour certaines contaminations aléatoires ou accidentelles, comme l'avarie, le typhus, la variole,
car les maladies diffèrent considérablement,
selon l'âge, le sexe, le tempérament, la constitution, l'idiosyncrasie du malade et aussi
selon les milieux, les climats et les saisons
et les genres d'existences où elles sont nées
et se sont développées.
Les majors en service d'hôpitaux, au
cours des deux années de guerre qui sont à
la veille d'être bouclées, ont pu observer par
exemple que les réactions aux injections du
sérum antityphique de Vincent différaient
d'une façon considérable selon les sujets et
qu'il était difficile encore de juger de son
efficacité d'une façon absolument définitive.
Beaucoup de ceux qui travaillent aux armées, parmi les docteurs éminents qui furent mobilisés, auront réfléchi aux abus que
l'on fit depuis quinze ans des théories microbiennes et de la terreur qui tyrannisa l'opinion publique pour le choix angoissant des
boissons et des nourritures diverses, dont les
mises à l'index devenaient chaque jour plus
excessives. Ils auront été souvent surpris,
ces médecins militarisés, de voir nos valeureux soldats résister aux eaux les plus contaminées, aux cuistances parfois souillées,
aux miches de pains les plus pollués par
des attouchements multiples et indéniablement malpropres. Ils auront vu des hommes, au sortir de répugnantes corvées, telles
que l'enfouissement de cadavres décomposés, procéder au casse-croûte avec insouciance, sans même se laver les mains, alors
que, par la suite, aucune inoculation malsaine et pas le moindre dérangement interne
ne les ait atteints.
Les observations ne manqueront pas de se
multiplier, même chez ceux qui auront été
en captivité et qui se seront rendu compte
des infâmes bouillons de culture malfaisante
distribués sous mine de soupe aux infortunés
internés sans que tous en pâtissent pareillement. Partout des idées plus libérales se formeront pour l'application future de théories
bactériologiques. La guerre, qui nous aura
tant appris, au prix des deuils les plus
invraisemblables, nous aura donné aussi
conscience de l'incertitude de bien des doctrines et des puissances extraordinaires de
protection que la nature accumula dans nos
organismes contre les agents destructeurs qui
les peuvent assaillir. Nous aurons par la
suite davantage confiance dans notre résistance physiologique et nous dédaignerons
peut-être à l'avenir toutes les phobies du microbe que le petit monde commercial du
charlatanisme contemporain a développé de
son mieux afin de spéculer sur nos craintes
et faiblesses vis-à-vis des contagions dont
ces bons mercantis de produits pharmaco-an-
tiseptiques nous leurrent surabondamment.
Nous deviendrons moins poires. Espérons-le.
OCTAVE UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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