Depuis près de cinquante ans, la prétentieuse culture allemande familiarise l'Esprit national avec des idées d'oppression, de crimes et d'excès systématiques. Comment les mœurs boches ne se seraient-elles pas accoutumées à l'exploitation violente de la force, à la consciente brutalité des actes les plus inhumains, à toutes les atrocités qu'ils croient
justifier par les nécessités de la guerre.
Les doctrines militaires du vieux de Moltke,
exagérées par celles de von Bernhardi, les
enseignements méthodiques de la cruauté impitoyable et de la férocité essentielle comme arme de terreur et de domination ont été professées par von Hœseler, Ostwald, Erzberger, Lobel, Laffont et même Nietzche, en quelque sens. Les théories du Néo-Germanisme, se retranchant derrière le glaive sanguinaire et exterminateur, ont été épousées par les pasteurs, les philosophes, les historiens, les humanistes, les pédagogues et les savants. Les conceptions actuelles des apôtres de l'Empire s'apparentent à celles des sataniques, des hérésiarques, des illuminés et des
iconoclastes. Le vieux Dieu qu'ils invoquent et qu'ils semblent avoir enrégimenté et caporalisé, c'est encore Thor, déité rouge, figure
aussi symbolique d'immolations de boucheries humaines, de carnages et de tortures que
celles des peuplades anthropophages du centre africain.
L'Evangile à la mode boche dénonce la
bonté comme une faiblesse, la pitié comme
une lâcheté morale, la charité comme une duperie. Le vrai type germain, éclairé sur sa
valeur patriotique, se doit à soi-même d'être
sourd aux suggestions de la philanthropie et
aveugle au spectacle des détresses humaines.
La Vaterland ne reconnaît que ceux qui se
montrent insensibles, cuirassés du triple airain de la dureté, de la volonté nocive et de la violence décisive dans l'action féroce. Tout patriote ne saurait perdre de vue le but à atteindre. Pour y parvenir, la cuirasse d'énergie doit rester sans fissure, imperméable à l'amour du prochain, froide, dure, éclatante de rage guerrière et aveuglante de haine
concentrique.
Le devoir allemand réside dans la résolution de tout immoler à l'intérêt collectif, répudiant les scrupules, la commisération, les
dégoûts. Le monde n'est-il pas un abattoir où
il faut rester immolateur, sous peine d'être victime du boucher le mieux outillé ?
Les théoriciens de l'Allemagne réaliste affirment donc la violence nécessaire, parce que plus rapide que la persuasion. Ils montrent que la loi de nature, formelle après la création, est indiscutablement la destruction.
Il convient au génie germanique, professent-ils, d'interpréter l'enseignement cosmique
avec une grande largeur de vue et d'en déduire que la cruauté est de règle certaine et maîtresse souveraine dans l'ordre catégorique universel. Pourquoi essayer d'atténuer des vérités qui s'imposent dans la lutte ? Niera-t-on, disent-ils, que répandre la terreur à son
approche, semer l'effroi, déchaîner la panique sur son passage, produire partout la désolation, la ruine et les alarmes ne soient des prédéterminations guerrières de force majeure qui font de nécessités, vertus ?
L'accouchement de toute victoire ne s'obtient qu'au forceps et les opérations césariennes
sont même d'un supérieur résultat puisque
l'enfant de gloire est réalisé par l'anéantissement de la mère ennemie.
A vrai dire, la pensée néo-germanique est
nourrie des doctrines du plus noir sadisme.
Le marquis de Sade, qui fut nommé, ainsi que naguère fut divinisé l'Arétin, le Divin Marquis, et qui est le plus extravagant philosophe du vice, le plus exubérant professeur de crimes, le plus inconscient exégèse des
mystérieuses ivresses de la cruauté, le monstrueux de Sade, en tant que dialecticien du cruélisme utilitaire, semble avoir été délibérément adopté par la patrie élue de l'homosexualité. Son influence en Allemagne depuis vingt à trente ans surtout, est considérable. Philosophes, penseurs, psychologues de la métaphysique de guerre sont des disciple,
plus ou moins conscients des conceptions et du nihilisme moral de l'auteur de Justine et de la Philosophie dans le Boudoir. Il y a mieux que des rapprochements. On découvre,
lorsqu'on a été conduit à pénétrer dans les arcanes des ouvrages du dément marquis, un parallélisme constant d'idées qui aboutit aux
mêmes formules d'âpre dureté, à d'analogues doctrines apothéotiques de la cruauté.
Le rédempteur de Sodome, que fut de Sade, le descendant de Hugues de Sade, l'époux de la Laure de Noves qui inspira Pétrarque, le monomane qu'emprisonna Bonaparte et qui mourut à Charenton, au début du
siècle dernier, ne fut jamais considéré chez
vous que comme un fou dangereux, dont il
était décent de ne jamais rappeler ni la figure
monstrueuse, ni l'œuvre, autrement que dans
des traités d'aliénés et dans les études de
pathologie et d'érotologie anormale.
La France fut toujours un pays de juste mesure, surtout dans la curiosité malsaine, et
selon le dire de Duclos, si les vertus que nous
possédons ont peu de consistance, les vices
que nous affichons trop volontiers n'ont jamais eu de racines profondes. Il en va autrement en Allemagne, où l'hypocrisie est de ciment armé et forme une muraille sociale qui
masque la démoralisation la plus profonde
et le cynisme le plus flagrant. Les œuvres du
Divin Marquis ont été publiées à Berlin et ailleurs, vendues et même vulgarisées sous
le manteau ample de la mensongère pudeur.
Elles ont été fréquemment commentées publiquement, dans le double but de satisfaire le
goût public germanique, très éveillé sur les
horreurs et la scatologie des écrits sadiques
et de prétendre attribuer à notre nation licencieuse et pervertie des théories ignobles qui
devaient trouver, au contraire, un si fertile
terrain d'évolution dans l'esprit vicieux, ordurier, dépravé et putride des Boches coprophiles et stercoraires. Je pourrais signaler ici
nombre de ces publications d'œuvres connues
et inédites du Divin Marquis, faites à grand
tirage par un certain docteur de Charlottembourg, dévoué aux maladies vénériennes et à
la diffusion des études ayant trait à la science
de la vie sexuelle humaine, car c'est ainsi
qu'ils maquillent de titres scientifiques les
livres de cochons dont ils se délectent.
Dans la lourde bibliothèque culturale de
l'Allemagne contemporaine, les ouvrages où
se développe la pensée sadique, où cette pensée domine et extravague sous forme doctorale, où elle revêt les apparences de certaines conditions biologiques voulues pour l'affirmation de domination mondiale, ces ouvrages pullulent. Ils contribuent à la Réal politik
impériale.
Sans aller chercher plus loin, disons que le
Manuel officiel des usages de guerre en campagne, le Kriegsbrauch imt Landkrieg n'est
rien autre que le traité sommaire des munitions théoriques de sadisme nécessaires au
soldat pour sa conduite sur le terrain ennemi.
Ce ne sont pas des myosotis, des vergiss-meinnichts qu'on y prodigue, mais bien les
plus terribles fleurs du mal dont on conseille
préparative ment l'emploi. Le grand état-major allemand ignore les palliatifs. La pensée démoniaque du sadisme le pousse à apprendre aux soldats l'art d'accommoder les
restes de l'adversaire à la manière forte. « Arrachez ! Ne guérissez jamais ! Achevez
ceux qui tombent ! Ne vous laissez pas enlianer par l'esprit miséricordieux ! Frappez encore ; frappez toujours ! »
La guerre assurément n'est pas une idylle,
toutefois l'histoire nous enseigne qu'elle fut
parfois tempérée, dans sa rigueur, par de
tièdes courants d'humanité généreuse. L'Evangile boche est implacablement clos à la pitié, fanatique de meurtre à tout propos. Les
ordres y sont répétés, multipliés, imposés de meurtrir, de saccager, d'incendier, de broyer,
d'aviver les douleurs, de détruire à plaisir,
de créer le cataclysme effroyable avec une
violence de cyclone, de déblayer les voies
d'accès de la conquête par la terrorisation la
plus intense. C'est le Sadisme officiel d'empire, un sadisme d'Etat.
« Les créateurs sont durs, dit Nietzche ; le
mal est la meilleure force de l'homme. » Ce
sont des principes qui s'arc-boutent sur la
force triomphante, mais dont la spéciosité apparaît bien vite aux vaincus. Vienne la défaite et les Boches les plus sadiques reconnaîtront la valeur du Lait de la bonté humaine
comme médicament moral. Ces tigres sanguinaires auront alors une soif inextinguible de
ce lait. Toute la nation des mégalomanes aux
reins cassés dans une chute foudroyante des hauteurs de leurs folles ambitions, la nation des reîtres ivres apparaîtra désormais humble, soumise, rampante, obséquieuse et plate. Elle
fera mine de se remettre en nourrice dans des
décors d'églogues et ne parlera plus que de
tendresse, de bonté, d'entr'aide, de fraternité,
de ménagement et d'oubli. Qui sait, hélas ! si nous n'en serons pas imbécilement dupes de
la nouvelle Bochie sentimentale ?
« Le Temps, vieillard sublime, honore et
blanchit tout. »
OCTAVE UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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