mardi 15 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Préjugés à vaincre - Mardi 9 mai 1916.




Mardi 9 mai 1916 - Préjugés à vaincre (*)

Nos territoires envahis ne sont pas encore purgés de la vermine boche qui les souille, les empoisonne et les outrage. Nous sentons, cependant, déjà monter en nous, au cours de ces heures de printemps, une ivresse annonciatrice de succès prochains.

Il ne peut y avoir désillusion lorsque la foi de tout un peuple lui crée une certitude et lui donne la miraculeuse témérité d'hypothéquer la Victoire. Qu'importe une doctrine d'apparence mystérieuse et abstraite si l'heureux couronnement et la réalisation de ses croyances justifient amplement le paradoxe superficiel de ses dogmes !

Rien ne peut désormais nous empêcher de pavoiser nos glorieux horizons. Une jeune lumière d'aurore, un renaissant soleil d'Austerlitz les éclaire et consacre l'apothéose de nos héroïques enfants de Verdun. Nous fermons les yeux pour mieux voir, en nous, s'ériger la beauté réconfortante de la France de demain. Nos âmes ne cessent de sonner des notes de triomphale justice dans les clairons d'airain magnifiés par le Jupiter-Tonnant du Parnasse romantique.

Admirons donc la prévoyante sagesse qui, déjà, nous appelle à la préparation de l'autre guerre, à l'organisation de cette lutte économique ardente et forcenée qui, dès que la paix réparatrice, comme une délicate infirmière, viendra s'asseoir à notre chevet de convalescence, surgira pour la maîtrise des intérêts vitaux. La coalition antigermanique doit être poursuivie et maintenue. L'Allemagne, c'est l'hydre fabuleuse, mythique, renaissante de ses pertes fécondes et dont toutes les têtes odieuses nécessitent d'être atteintes et abattues. Le militarisme prussien est une de ces têtes. Ce n'est peut-être point la plus perfide, bien que la plus grimaçante. Les autres se dressent moins altières et provocantes, mais plus obliques, plus louches, plus insinuantes ; têtes de furets, de blaireaux, de fouines promptes à se tapir dans les terriers et à boire, à pomper sans bruit, l'essence vitale de leurs victimes. Ce sont celles-ci les plus difficiles à frapper, les moins apparentes, car elles se métamorphosent bienveillantes, dans la lumière, et ne se montrent abjectes et criminelles que dans la pénombre, ou la nuit.

Les alliés préparent des armes spéciales pour l'entrée en chasse contre ce monstre polycéphale, aussitôt que sera tombé le chef capital, la sommité casquée et couronnée portant le cimier de l'impérialisme guerrier. Quelles seront pour nous Français nos moyens de combat ? De quel matériel humain disposerons-nous, lors de la paix plâtrée, du Pax in bello ? Nos valeurs commerciales, financières, ouvrières, énergétiques, procréatrices, industrielles seront, à n'en point douter, considérablement diminuées. Les éléments de reconstitution, la main-d'œuvre de relèvement fera défaut un peu partout.

Les problèmes à résoudre sont multiples et complexes. De bons esprits déjà s'appliquent à les aborder, à les dénombrer, évaluer et classer. L'heure viendra de les solutionner, selon un mot cher à nos parlementaires, qui aiment à s'évader des vieux lexiques classiques.

Ce qui nous intéresse plus spécialement, c'est précisément notre état psychologique, dont il est peu question dans les réformes qui sont envisagées aux cours des conférences et Congrès de l'Entente. La mentalité française doit être néanmoins absolument modifiée et chambardée, si l'on veut songer sérieusement à une solide et persistante Revanche économique. La routine et les préjugés nous tiennent en tutelle étroite et mettent stupidement l'embargo sur toute initiative devant profiter à l'intérêt commun. Une grande et féconde Révolution dans nos Idées doit préluder à toute tentative de relèvement industriel et commercial. Un renversement des valeurs sociales s'impose, qu'il faut indiquer.

Un jeune écrivain de grande clairvoyance, de vision réaliste et qui se montre peu soucieux de vaine rhétorique, M. Pierre Hamp, dans un écrit récent : La Victoire de le France sur les Français, nous apporte de judicieuses remarques sur notre peuple obstiné à croire qu'en toutes choses, il suffit de penser noblement.

« Notre des nation, professe-t-il, vouée au culte des écrivains, des artistes, prend trop de goût à la figuration de la vie. Irréaliste, elle perd la force matérielle nécessaire pour distribuer dans le monde son influence. L'intellectualisme civilisateur n'est pas l'agent dominant de la civilisation d'un peuple. L'explication du droit n'en donne pas l'exercice. Qu'est pratiquement le droit sans la puissance de le maintenir ? Il est une beauté spirituelle. »

M. Pierre Hamp nous montre la richesse garante du droit, le travail qui la produit, justicier et civilisateur. Il estime avec toute raison que l'éloge mondial d'un moteur pour aéroplane, inventé par un Français, fabriqué en France, a pour le moins, autant d'action pour la renommée de notre pays qu'un de nos livres traduits. Il pense également que nos autos de marque nationale qui parcourent les routes étrangères n'ont pas moins d'importance que les ouvrages exposés aux vitrines des librairies de Rome, de Berlin, de Copenhague ou de Pétrograd. Enfin, il ajoute :

« Notre esprit garde toujours la trace du préjugé aristocratique que travailler n'est point noble. Le rentier et l'artiste (il aurait pu ajouter l'avocat) sont les types adoptés par notre sympathie nationale. On raille un homme en l'appelant fabricant de chaussettes. Cependant, un chaussetier qui crée des modèles capables de concurrencer en Amérique du Sud la bonneterie de Saxe, agit plus pour l'honneur et le profit de la France qu'un rentier sordide, bien établi dans l'avarice et qui a soin de ne pas risquer ses fonds dans l'industrie de son pays.

« Le préjugé des mains blanches, fait que la classe la plus honorée de la nation est la moins productive. Dans le respect populaire, le travailleur des durs métiers est au plus bas, l'employé en haut. Dans la considération bourgeoise, l'industriel, le fabricant sont derniers, l'écrivain premier. »

Ces vérités semblent si indiscutables, qu'on s'étonne de ne point avoir à les considérer comme des truismes et de devoir honorer M. Pierre Hamp pour nous les signaler, les ayant découvertes. Quelle étrange intellectualité que la nôtre si éloignée des réalités sensibles et cependant si compréhensible, si originale, si souple, souvent même si indépendante surtout chez l'individu. Toutefois notre esprit est discipliné collectivement aux préjugés les plus sots, aux visions sociales les plus mesquines, aux routines les plus pitoyables. Comment ne se tromperait-on pas à l'étranger, dans l'analyse de notre caractèrè si déconcertant ? Ne sommes-nous pas à la fois novateurs et misonéistes, conservateurs méticuleux et révolutionnaires impétueux, toujours pour un idéal illusoire. Epris de libéralisme et faussement démocrates ; dillettantes du pacifisme mais aussi de tempérament si guerrier. Nous avons proclamé les Droits de l'homme, sans nous libérer de nos pires tyrans qui sont nos habitudes médiocratiques, nos formules intangibles, notre bureaucratie tracassière et nos préjugés sociaux contraires au bon sens et à toutes les lois et aux enseignements de la vie pratique. Nous avons comme le byzantinisme moral et politique, l'excès des spéculations intellectuelles. La guerre heureusement, vient à temps pour nous préserver de la décadence finale. Quand une époque grandit, tout doit grandir avec elle, aussi bien nos espoirs que la conscience de nous-mêmes et la volonté déterminée de vaincre nos préjugés. Je m'appliquerai volontiers à les déterminer ici, peu à peu, afin que mes lecteurs les puissent loyalement admettre et reconnaître, juger de leur nocivité et propager autour d'eux ,la nécessité urgente de les combattre à mort. Lors de l'entrée en campagne des forces économiques, nous devons être affranchis d'idées fausses et remettre toutes les valeurs sociales à la place qui leur sont dues par la logique et la puissance qu'elles apportent à la défense de nos intérêts primordiaux.

Nos ingénieurs, nos maîtres de forges, nos financiers, chimistes, négociants et grands industriels doivent figurer en meilleure place dans notre, élite. Tous travaillent plus éloquemment qu'un romancier d'Académie ou un inutile peintre d'Institut à l'illustration de la France. La préoccupation de l'argent n'est souvent pas moindre chez l'artiste que chez le marchand. Il y a un masque d'hypocrisie qu'il est bon de retirer aux mercantis de l'art et des lettres, qui fourmillent. Ceux-ci ont l'âme infiniment plus boutiquière que celle des trafiquants, courtiers et étalagistes qui font ouvertement profession l'échange sans s'auréoler d'idéalisme de camelote ou d'esthétisme de contrebande.

Puissent les meilleurs combattants reconnus de notre prospérité nationale revenir conme il convient, sur le front de défense des grandes luttes économiques prochaines.
Il le faut !

Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

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