Nos territoires envahis ne sont pas encore
purgés de la vermine boche qui les souille,
les empoisonne et les outrage. Nous sentons, cependant, déjà monter en nous, au cours
de ces heures de printemps, une ivresse annonciatrice de succès prochains.
Il ne peut y avoir désillusion lorsque la foi de tout un peuple lui crée une certitude
et lui donne la miraculeuse témérité d'hypothéquer la Victoire. Qu'importe une doctrine d'apparence mystérieuse et abstraite
si l'heureux couronnement et la réalisation
de ses croyances justifient amplement le paradoxe superficiel de ses dogmes !
Rien ne peut désormais nous empêcher de
pavoiser nos glorieux horizons. Une jeune
lumière d'aurore, un renaissant soleil d'Austerlitz les éclaire et consacre l'apothéose de
nos héroïques enfants de Verdun. Nous fermons les yeux pour mieux voir, en nous,
s'ériger la beauté réconfortante de la France
de demain. Nos âmes ne cessent de sonner
des notes de triomphale justice dans les
clairons d'airain magnifiés par le Jupiter-Tonnant du Parnasse romantique.
Admirons donc la prévoyante sagesse qui,
déjà, nous appelle à la préparation de l'autre guerre, à l'organisation de cette lutte
économique ardente et forcenée qui, dès que la paix réparatrice, comme une délicate infirmière, viendra s'asseoir à notre chevet de
convalescence, surgira pour la maîtrise des
intérêts vitaux.
La coalition antigermanique doit être
poursuivie et maintenue. L'Allemagne, c'est
l'hydre fabuleuse, mythique, renaissante de
ses pertes fécondes et dont toutes les têtes
odieuses nécessitent d'être atteintes et abattues. Le militarisme prussien est une de ces têtes. Ce n'est peut-être point la plus perfide,
bien que la plus grimaçante. Les autres se
dressent moins altières et provocantes, mais
plus obliques, plus louches, plus insinuantes ; têtes de furets, de blaireaux, de fouines promptes à se tapir dans les terriers et
à boire, à pomper sans bruit, l'essence vitale de leurs victimes. Ce sont celles-ci les plus
difficiles à frapper, les moins apparentes,
car elles se métamorphosent bienveillantes,
dans la lumière, et ne se montrent abjectes
et criminelles que dans la pénombre, ou la nuit.
Les alliés préparent des armes spéciales
pour l'entrée en chasse contre ce monstre
polycéphale, aussitôt que sera tombé le chef
capital, la sommité casquée et couronnée portant le cimier de l'impérialisme guerrier. Quelles seront pour nous Français nos
moyens de combat ? De quel matériel humain disposerons-nous, lors de la paix plâtrée, du Pax in bello ? Nos valeurs commerciales, financières, ouvrières, énergétiques, procréatrices, industrielles seront, à n'en point douter, considérablement diminuées. Les éléments de reconstitution, la
main-d'œuvre de relèvement fera défaut un
peu partout.
Les problèmes à résoudre sont multiples
et complexes. De bons esprits déjà s'appliquent à les aborder, à les dénombrer, évaluer et classer. L'heure viendra de les solutionner, selon un mot cher à nos parlementaires, qui aiment à s'évader des vieux lexiques classiques.
Ce qui nous intéresse plus spécialement,
c'est précisément notre état psychologique,
dont il est peu question dans les réformes
qui sont envisagées aux cours des conférences et Congrès de l'Entente. La mentalité
française doit être néanmoins absolument
modifiée et chambardée, si l'on veut songer
sérieusement à une solide et persistante Revanche économique. La routine et les préjugés nous tiennent en tutelle étroite et mettent stupidement l'embargo sur toute initiative devant profiter à l'intérêt commun. Une
grande et féconde Révolution dans nos Idées doit préluder à toute tentative de relèvement industriel et commercial. Un renversement
des valeurs sociales s'impose, qu'il faut indiquer.
Un jeune écrivain de grande clairvoyance, de vision réaliste et qui se montre peu soucieux de vaine rhétorique, M. Pierre Hamp,
dans un écrit récent : La Victoire de le
France sur les Français, nous apporte de
judicieuses remarques sur notre peuple obstiné à croire qu'en toutes choses, il suffit de
penser noblement.
« Notre des nation, professe-t-il, vouée au culte des écrivains, des artistes, prend trop
de goût à la figuration de la vie. Irréaliste,
elle perd la force matérielle nécessaire pour
distribuer dans le monde son influence. L'intellectualisme civilisateur n'est pas l'agent
dominant de la civilisation d'un peuple.
L'explication du droit n'en donne pas l'exercice. Qu'est pratiquement le droit sans
la puissance de le maintenir ? Il est une
beauté spirituelle. »
M. Pierre Hamp nous montre la richesse garante du droit, le travail qui la produit,
justicier et civilisateur. Il estime avec toute
raison que l'éloge mondial d'un moteur pour
aéroplane, inventé par un Français, fabriqué
en France, a pour le moins, autant d'action
pour la renommée de notre pays qu'un de
nos livres traduits. Il pense également que
nos autos de marque nationale qui parcourent les routes étrangères n'ont pas moins
d'importance que les ouvrages exposés aux
vitrines des librairies de Rome, de Berlin,
de Copenhague ou de Pétrograd. Enfin, il ajoute :
« Notre esprit garde toujours la trace du
préjugé aristocratique que travailler n'est
point noble. Le rentier et l'artiste (il aurait
pu ajouter l'avocat) sont les types adoptés
par notre sympathie nationale. On raille un
homme en l'appelant fabricant de chaussettes. Cependant, un chaussetier qui crée
des modèles capables de concurrencer en
Amérique du Sud la bonneterie de Saxe,
agit plus pour l'honneur et le profit de la
France qu'un rentier sordide, bien établi
dans l'avarice et qui a soin de ne pas risquer
ses fonds dans l'industrie de son pays.
« Le préjugé des mains blanches, fait
que la classe la plus honorée de la nation
est la moins productive. Dans le respect populaire, le travailleur des durs métiers est
au plus bas, l'employé en haut. Dans la
considération bourgeoise, l'industriel, le fabricant sont derniers, l'écrivain premier. »
Ces vérités semblent si indiscutables,
qu'on s'étonne de ne point avoir à les considérer comme des truismes et de devoir honorer M. Pierre Hamp pour nous les signaler, les ayant découvertes. Quelle étrange
intellectualité que la nôtre si éloignée des
réalités sensibles et cependant si compréhensible, si originale, si souple, souvent
même si indépendante surtout chez l'individu. Toutefois notre esprit est discipliné
collectivement aux préjugés les plus sots,
aux visions sociales les plus mesquines, aux
routines les plus pitoyables.
Comment ne se tromperait-on pas à l'étranger, dans l'analyse de notre caractèrè si déconcertant ? Ne sommes-nous pas à la
fois novateurs et misonéistes, conservateurs
méticuleux et révolutionnaires impétueux,
toujours pour un idéal illusoire. Epris de libéralisme et faussement démocrates ; dillettantes du pacifisme mais aussi de tempérament si guerrier. Nous avons proclamé les Droits de l'homme, sans nous libérer de nos pires tyrans qui sont nos habitudes médiocratiques, nos formules intangibles, notre
bureaucratie tracassière et nos préjugés sociaux contraires au bon sens et à toutes les
lois et aux enseignements de la vie pratique.
Nous avons comme le byzantinisme moral et
politique, l'excès des spéculations intellectuelles. La guerre heureusement, vient à temps pour nous préserver de la décadence
finale. Quand une époque grandit, tout doit
grandir avec elle, aussi bien nos espoirs que
la conscience de nous-mêmes et la volonté déterminée de vaincre nos préjugés. Je m'appliquerai volontiers à les déterminer ici, peu
à peu, afin que mes lecteurs les puissent
loyalement admettre et reconnaître, juger
de leur nocivité et propager autour d'eux ,la
nécessité urgente de les combattre à mort.
Lors de l'entrée en campagne des forces
économiques, nous devons être affranchis
d'idées fausses et remettre toutes les valeurs
sociales à la place qui leur sont dues par la
logique et la puissance qu'elles apportent à
la défense de nos intérêts primordiaux.
Nos ingénieurs, nos maîtres de forges, nos
financiers, chimistes, négociants et grands
industriels doivent figurer en meilleure place
dans notre, élite. Tous travaillent plus éloquemment qu'un romancier d'Académie ou
un inutile peintre d'Institut à l'illustration
de la France. La préoccupation de l'argent
n'est souvent pas moindre chez l'artiste que chez le marchand. Il y a un masque d'hypocrisie qu'il est bon de retirer aux mercantis de l'art et des lettres, qui fourmillent.
Ceux-ci ont l'âme infiniment plus boutiquière que celle des trafiquants, courtiers et étalagistes qui font ouvertement profession
l'échange sans s'auréoler d'idéalisme de camelote ou d'esthétisme de contrebande.
Puissent les meilleurs combattants reconnus de notre prospérité nationale revenir conme il convient, sur le front de défense
des grandes luttes économiques prochaines.
Il le faut !
Octave UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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