Que de projets mirifiques, de rêves chimériques, d'organisations de républiques d'Utopie, que de spéculations intellectuelles ne voyons-nous pas élaborer chaque jour en
faveur de notre reconstitution sociale d'après
guerre ! Chacun de nous apporte de l'amour propre à concevoir l'avenir sous les couleurs
les plus séduisantes. Chacun le veut édifier
et meubler à sa fantaisie. Aux heures de
deuil et d'effondrement, alors que la vie se
gaspille si noblement en des luttes héroïques
et féroces, l'imagination s'évade des réalités
sombres en s'appliquant à faire tourner sur
l'écran des illusoires lendemains de claires
visions de mœurs nouvelles épanouies dans
une renaissance de beauté, d'harmonie, de
félicité commune.
Ces jeux de l'esprit amoureux des rayons
et des ombres accompagnent nos espoirs et
les fortifient. Ils n'ont rien qui puisse être
contraire à notre foi ; ils bercent un temps
nos soucis et alimentent, à l'arrière, ce goût
d'action et de combativité que nos enfants
valeureux pratiquent si superbement sur le
front. Nous avons, en France, la passion des
idées et même des anticipations flatteuses
pour nos vanités. On ne peut mieux faire que
d'encourager ces aimables et innocentes tendances. Et pourquoi n'y sacrifierait-on pas
volontiers, en attendant que la colombe au
vert rameau de concorde et de pacification
nous apparaisse enfin au lendemain des victorieuses décisions de nos armes !
Une question a été posée par un périodique
des tranchées : Le Souvenir. Jean des Vignes-Rouges, rédacteur de ce recueil, où
s'exalte son talent d'ardent conteur d'épopées, sollicite l'opinion de ses amis littéraires sur ce point : Comment, aussitôt la guerre
venue à son terme, commémorera-t-on le souvenir de nos héros ? Qu'imaginera-t-on pour
que notre pensée, notre âme même, soit en
communion constante et fidèle avec la grandeur des gestes qu'ils ont accomplis ?
Cette question me hanta, précisément parce
qu'elle faisait apparaître en mon esprit
l'image horrifique, hostile, indigente des innombrables Monuments de la Défense érigés en souvenir de 1870, aux moblots des
départements et de la capitale. Comment ne
s'affligerait-on pas en songeant que ces pièces montées pour places publiques, ces groupes allégoriques aux attitudes théâtrales et
figées, ces sculptures de bazar, campées au
milieu de terre-pleins ou d'esplanades de
concours agricoles, pourraient par la suite
s'augmenter encore et déshonorer davantage
nos provinces au seul profit de statuaires besogneux ? Quelle singulière et pitoyable façon
de payer un tribut national aux magnifiques
héros qui auront assuré le maintien de nos
libertés et permis au génie français de se
développer dans la grande sérénité d'atmosphère qui succède souvent aux plus véhéments
orages ?
Quelques blocs de pierre surmontés de pauvres figures de bronze et de marbre, une plaque commémorative qui tôt s'efface et rien
autre. Cela suffisait à l'antiquité, dira-t-on !
En est-on vraiment bien sûr ? En tout cas
c'est vraiment payer d'un prix fort inférieur
et très misérable une dette de reconnaissance
dont nous sommes tous particulièrement solidaires,... oh combien !!!
En promenant cette question dans mes
rêveries, j'imaginai rapidement un projet in
memoriam qui m'apparut infiniment plus
digne de nos morts et de ceux qui, vivant
de leur souvenir, désirent chaque jour fleurir
l'autel collectif de la piété infinie qu'ils ont
fait naître en nous.
Le culte de nos héros ne peut se satisfaire
d'insignifiantes figures plastiques ni même
de colonnes apothéotiques et d'arcs de triomphe. Le symbolique feu sacré qui, naguère,
avait ses blanches vestales, doit, désormais,
trouver en tous ceux qui ont le don du verbe,
de la poésie, de l'éloquence, de la musique
et des arts décoratifs, des serviteurs zélés à
perpétuer le los des nobles disparus dans le
plus grand cyclone guerrier que l'humanité
ait jamais vu se déchaîner sur le globe.
Il faut créer un temple à leur mémoire ;
un Temple des Héros ou, si l'on préfère, un
Palais du Souvenir, un vaste monument qui
sera un organisme de vie toujours renouvelée,
où tout rappellera l'infamie boche, la barbarie teutonne et évoquera le supérieur esprit
de sacrifice, le mâle courage, les magnifiques
prouesses des sublimes enfants de notre race.
Ce temple serait de lignes harmonieuses,
d'architecture imposante dans sa sobriété
voulue. On y répudierait les attributs, le
style figuratif, la statuaire anecdotique, les
trophées, les images de victoires ailées, toutes les vaines allégories qui n'ont que trop affligé le bon goût public depuis soixante ans plus. Des colonnades grecques, entourant un large péridrome, une manière d'immense Parthénon sévère et grandiose, dont rien ne gâterait la pureté des lignes. Tel il apparaîtrait.
A l'intérieur, une salle des fêtes commémoratives pouvant contenir des milliers de spectateurs. Des chapelles, de toutes confessions religieuses où des offices seraient quotidiens, en dehors de grandes solennités périodiques à déterminer. Une bibliothèque réservée à toutes les publications parues sur la guerre, depuis le début des hostilités, et
qui comprendrait les ouvrages de tous pays, les journaux et revues, les estampes et gravures imprimées en typographie et autres procédés. Elle serait publique. On y verrait les
manuscrits originaux, les notes, lettres et
papiers recueillis sur les champs de combat
et toutes les curiosités bibliographiques de
cette guerre qui fit naître tant et tant de petits
journaux de tranchées utiles à conserver.
Un musée centraliserait les œuvres de peinture, de sculpture, de dessin relatives aux événements de 1914-1917 (cette dernière
date hypothétique, mais fort probable).
Enfin, un théâtre et même un cinéma où ne
seraient jouées, interprétées ou tournées que des œuvres dramatiques d'allure épique, des
pièces exaltant les faits guerriers, les actes
d'héroïsme, l'esprit de sacrifice à la patrie.
Je passe sous silence les livres d'or, le
musée des souvenirs des disparus avec leurs
portraits, leurs légendes, les legs que feraient
leurs familles d'objets typiques leur ayant
appartenus. Ce Temple des Héros établi
dans un parc de Paris ou de la banlieue, devrait rester ouvert au culte public et ne
jamais chômer d'animation et d'attractions
multiples. Le peuple de France et nos alliés
y viendraient en pèlerinage afin d'y communier dans le souvenir de la grande guerre. Les
combattants survivants Anglais, Russes, Serbes, Belges y trouveraient des salles de réunion. Le cercle des officiers y pourrait fixer
son siège social. L'âme de la patrie vibrerait dans ce temple à un diapason élevé et
constant. Tout y proclamerait qu'oublier est
un crime, que se souvenir encore et toujours
est la vertu des peuples qui ont voulu et su
rester libres.
Hélas ! ce beau rêve, dont je n'ébauche
ici que le caractère essentiel risque fort de
n'être jamais réalisé. N'importe, j'ai plaisir à le concevoir, à l'agrandir, à le caresser.
Je songe au Palais de la Paix qui s'érige
là-bas à La Haye avec tant d'ironique splendeur, comme un symbole, lui aussi, d'insuffisante préparation contre la guerre et une expression de fragilité d'idéalisme humain.
Le Temple des Héros coûterait moins cher
à édifier et ne saurait au moins décevoir
notre foi. Ce serait l'effigie glorieuse de notre Renaissance.
OCTAVE UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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