mercredi 2 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Aperçus et Evaluations - Vendredi 15 novembre 1918.


Vendredi 15 novembre 1918 - Aperçus et Evaluations (*)


Plus nous approchons de la paix et mieux nous nous en réjouissons, plus les problème de l'après-guerre se présentent innombrables et nous inquiètent. La démobilisation si complexe remettra en vigueur toutes les solutions des questions si longtemps différées. Nous aurons vaincu l'ennemi le plus fourbe, le plus tenace, le plus barbare. Pour y parvenir nous avons dépassé notre niveau d'efforts prévus. Comme les fleuves débordés, il va nous falloir revenir à notre lit naturel, nous y endiguer, nous y complaire et faire verdoyer et refleurir nos rives, opération difficile, lente et périlleuse qui exigera de l'habileté, du savoir et de la prudence de la part de ceux qui conduiront l'opération. La guerre finie, la misère rôde encore sur les ruines.

Le vieux monde est à la veille de se désagréger et éparpiller comme les fragments découpés d'un tableau de jeu de Puzzle. Il convient de le reconstituer sur des perspectives toutes nouvelles. Les plénipotentiaires qui auront à s'occuper de ce casse-tête chinois se souviendront souvent de la symbolique tapisserie de Pénélope. Quand ce sera fini, il faudra recommencer jusqu'à ce que ça tienne.

La guerre a créé un mal de la pensée chez les individualistes. Ceux-ci ne peuvent se dégager de l'âme collective qui règne en souveraine. Telle souffle une houle cohésive quand l'océan humain est soulevé en tempête. Comment exercer ses facultés psychologiques et critiques, contrôler des évidences, réserver ses diagnostics, maintenir l'originalité de ses propres aperçus lorsque la foule nous entraîne dans une passionnelle vision d'ensemble et nous impose l'opinion commune ? Sur les champs de bataille de la pensée, combien de morts sont tombés dans l'angoisse asphyxiante de n'avoir pu combattre en tant que champions solitaires et selon leur méthode combative coutumière ?

Le verbe le plus altier, le plus témérairement lyrique ne saurait atteindre, en cette heure, à la hauteur vertigineuse des faits. Aucun commentaire ne les peut survoler. Le silence s'impose. C'est toujours à lui qu'aboutissent les plus extravagants exploits humains. Il est éternel et absolu.

Que pourrait exprimer, en ces jours où les drapeaux alliés se gonflent sous le glorieux vent de la victoire, le souffle inspiré d'un Bossuet ? Naguère, ce souffle impétueux suffisait à emplir, à déchaîner, à faire éclater impérieusement les grandes orgues de l'éloquence sacrée. La providence se prêtait volontiers à être divinisée par le maître des apologies divines. Aujourd'hui, le génie oratoire de Bossuet capitulerait devant la grandeur du cataclysme et devant l'héroïsme modeste de nos poilus. Il redouterait, lui aussi, d'avoir à encaisser le qualificatif de bourreur de crânes.

Un mien ami qui taquine passionnément les esprits frappeurs s'offre, en ce temps de vie chère, la distraction innocente et gratuite d'interroger les grands disparus. L'idée lui vînt de faire appel au Cardinal de Richelieu, à propos des prochaines élections académiques. Il sollicita l'opinion du fondateur sur les candidats qui actuellement postulent. Celui que les poètes du temps nommaient Armand, tout court, répondit du tic au tac de façon tranchante, par téléphone d'outre-tombe :

« Comment pensez-vous alimenter la maison avec un pareil fretin ? Il n'y a déjà que trop de blanc-manger dans la cénacle. Ne favorisez plus la mendicité des fauteuils ! Recrutez ! Déjà vous avez Joffre ; appelez à tous Clemenceau et Foch. Sur ce trépied national vous pourrez asseoir des espoirs de rénovation selon mes doctrines, bonsoir ! »

Les bons esprits peuvent avoir du bon sens surtout quand ils n'ont plus de sens. Pour offrir au peuple germanique déçu et vaincu d'autres devoirs et d'autres buts que ceux que lui assignait le militarisme prussien, Maximilien Harden, polémiste contempteur cherche à découvrir les perspectives d'une ère nouvelle pour la Bochie en faillite et dénonce âprement les fautes gouvernementales :

« Au lieu d'organiser une politique, s'écrie-t-il, parlant aux Munichois, les successeurs des fondateurs de l'Empire n'ont fait que du théâtre. »

Quel mot justement vengeur ! Toute la politique du règne de ce mannequin d'acier, endosseur de costumes militaires, que fut Guillaume II Matamore, Fracasse, Fier-à- Bras, Croquemitaine et Fantoche, ne consista qu'en mise en scène et en successifs coups de théâtre d'intimidation. Ce règne évoque le grand music-hall, le cirque et l'hippodrome. Lorsque, par la suite, on viendra à en écrire l'histoire, on n'y trouvera que mégalomanie théâtrale, ostentation, apparences et apparat, parades, intermèdes et farces. Et aussi, hélas ! et heureusement aussi, le four noir d'une tragédie sans précédent dont l'impérial histrion fut le misérable protagoniste — et, espérons le, la victime normale.

Podomontades, jactances et bravades, mysticisme féodal, surnationalisme outrecuidant, auront été les seules caractéristiques du monarque cabotin. Ce Néron à la dérive n'apparaîtra en vérité à la postérité que comme le persannage agité, boursoufflé, caricatural, d'un f colossal film mondial héroï-tragique comme contribution au cinéma des catastrophes humaines.

Sur les millions d'Alliés qui sont venus combattre à nos côtés, nombreux sont ceux qui resteront en France, après avoir découvert avec surprise les ressources d'un pays qui demeure un grand jardin encore inexploité. Les vertus domestiques d'une race archilaborieuse, modeste, généreuse, où la femne coopère si activement à la vie nationale, sont apparues également aux regards étonnés de nos amis d'outre-Manche et transatlantiques. Il y a peut-être, dans cet apport nouveau de population qu'il faut bien prévoir, un facteur jusqu'ici inespéré pour l'accroissement de la natalité et le point de départ d'une nation reconstituée à plein effectif. Ainsi puisse-t-il en être pour notre sauvegarde !

Les abominations de la barbarie boche, qui nous furent jusqu'ici révélées, dépassent en horreur toute imagination sadique. Mais que serait-ce si nous pouvions avoir connaissance des crimes irrévélés, des infamies demeurées occultes, des attentats avortés, des propagandes infâmes qui restent inaperçues, comme des mines inexplosées ! La canaillerie allemande est sans fonds. Il ne peut y avoir de paix sans humiliation totale de cette espèce d'êtres abjects et hors humanité. Pas de paix sans expiation, sans supplications. sans repentir ! Ils peuvent faire : « Haut les mains ! » crier : « Kamarads ! » implorer notre pitié. Il faut exiger mieux : Ventre à terre, tête prostrée, soumission absolue ; tels les nègres qui demandent l'aman. Le pardon n'est plus dans nos moyens ; ils en ont tari les sources.

La vie chère, le vol chez soi et entre soi, l'exploitation outrancière, presque légitimée des temps de cataclysmes, des nécessités. des disettes et des misères publiques, tel est le résultat auquel aboutit notre vaniteuse civilisation. Le cynisme de s'enrichir effrontément défie les conceptions des pires pessimistes. L'échelle des valeurs monétaires est foulée aux pieds des citadins aussi bien que de ruraux. Les guerres de Napoléon, de 1798 à 1815 atteignirent comme coût total à peine 38 milliards. La guerre actuelle, tant chez nos ennemis que chez les Alliés, approche aujourd'hui comme dépenses près de neuf cents milliards dans l'ensemble. Quelle ardoise ! Supputons un instant ce qui dut rester entre les mains rapaces des producteurs et des intermédiaires ! Cela peut nous donner une crâne idée de l'homme ! Les affaires, ce n'est pas seulement l'argent des autres mais le besoin des nécessiteux et surtout l'oppression abusive de leur détresse.


OCTAVE UZANNE.


(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

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