Tout récemment encore, nous avons eu de
nouveaux témoignages des misères physiques,
des défaillances d'inanition, des inhumaines
pénitences et traitements infâmes auxquels seraient soumis nos généreux et infortunés enfants dans les geôles germaniques. Les faits
exposés nous causent une commisération profonde ; ils dégagent une persistante obsession
d'horreur. Comment ne pas songer, avec une
pitié attendrie, aux nombreuses familles
éplorées qui possèdent là-bas, dans ces impitoyables bagnes des pays rhénans, de la
Prusse ou du Hanovre, des êtres adorés, de
beaux garçons valeureux, au cœur fraternel,
chaleureux et tendre, dont la vision leur devient désormais famélique et meurtrie.
Ces rapports douloureux faits, sous la foi
du serment, par des grands blessés et civils
rapatriés d'Allemagne, doivent être considérés non pas comme exceptionnels, mais peut-être seulement comme prédominants. S'il fallait généraliser de tels procédés et supposer
que tous ceux qui ont eu la malechance de tomber aux mains des boches sont aussi tyranniquement malmenés, les camps d'emprisonnement ou gefangenenlagers de l'Empire ne seraient, à vrai dire, que des jardins des
supplices cultivés avec un sadisme plus que
chinois et une cruauté consciemment organisée. Hamlet ne dit-il pas qu'il y a de la méthode jusque dans la démence ? Or la folie allemande est de ne croire qu'à la force, d'abuser de la terreur et de ne persuader que
par l'oppression, la crainte et les tourments. L'admirable Shakespeare semble avoir pressenti le Teuton lorsqu'il énonçait : « Il est bon d'avoir la force d'un géant, mais il est suprêmement maladroit et stupide de s'en servir toujours comme un géant ».
Indéniablement, nos vaillants soldats souffrent cruellement dans leur exil. Ils souffrent dans leur chair insuffisamment alimentée pour résister à la misère, au froid et aux
travaux forcés. Ils souffrent surtout dans
leurs affections et leurs délicatesses morales
brutalisées. Ils ont l'affreux, le persistant cafard qui les faits le plus souvent dolents,
prostrés, abattus. Toutefois, leur âme ingénue et combative conserve un ressort, un
cran surprenants : Une émotion collective,
l'arrivée d'un courrier de France, une attention sympathique, même fugitive ; d'un de
leurs gardes, une chanson d'un camarade,
une plaisanterie de chambrée et les voilà redressés, égayés, oublieux de leurs infortunes
et de leurs maux, parfois même frondeurs et
prêts à blaguer, à ironiser leurs geôliers décontenancés.
Avant de se former et d'émettre une approximative opinion sur la situation en général de nos affectionnés disparus chez les
barbares, il apparaît, pour le moins, prudent
de capter une à une les lueurs de vérités qui
fulgurent avec plus ou moins d'éclat de durée et d'intensité dans les récits écrits de nos
prisonniers libérés comme « sanitaires » et
de réunir ces lumières collectivement pour en
faire un faisceau de clartés susceptibles d'éclairer notre jugement. Nombreux sont déjà
les amputés, les grands mutilés, les ambulanciers qui ont eu l'ivresse de réintégrer le sol
de la mère-patrie. Parmi ceux-ci ayant végété dans l'obscurité froide des forts ou dans
les baraquements humides des camps de captivité, ayant souffert mille avanies, mille
morts sensibles, quelques-uns nous ont donné
leur journal de misères et d'espoirs, la relation minutieuse de leur vie de captifs, en des
séries de tableaux précis, détaillés, saisissants, émus, magnifiques, qui enseignent la
modestie et même l'humilité aux plus virtuoses professionnels des lettres et aux vétérans
assouplis à l'écriture artiste.
Ces rescapés des forteresses boches, des
culs de basses fosses et des centres de détention de l'Allemagne vindicative et rigoureuse
aux désarmés, ont, il nous semble, toutes les
qualités requises pour nous documenter sur
l'existence dans les baraquements et les casemates, sous la férule des Germains. Déjà, les
écrits de nos prisonniers rapatriés et qui furent publiés dans des revues, sinon en volumes, constituent un apport important qui ne fera que croître jusqu'à la formation d'une
véritable bibliothèque spéciale.
Je me suis, pour ma part, appliqué volontiers à la lecture de presque tous ces livres,
ils ont passionné mon attention, nourri abondamment ma curiosité et souvent même débusqué mes préventions. J'y ai découvert
une fois de plus, non sans surprise, que si,
nous autres, les pantouflards de l'arrière,
les garde-foyers, les vieux spectateurs d'actions et lecteurs de batailles, nous conservons
toujours et plus que jamais une âpre et farouche partialité, un parti-pris aveugle et intransigeant de ne vouloir accepter que ce qui
est nettement défavorable à un ennemi exécré, les jeunes combattants, au contraire, eux qui ont vécu dans la sanguinaire mêlée, qui ont embroché les piteux « kamerades,
qui ont été chauffés par les marmites et injectés d'acier par les mitrailleuses du kaiser,
ceux même qui furent encasematés, enserrés,
pour ainsi dire ensevelis dans des donjons,
citadelles et autres ouvrages de défense, de
Bavière, de Silésie, de Saxe ou de Wurtemberg, qui y ont dépéri, affamés, dans la détresse et l'ombre accablante de l'expatriation,
tous ceux-ci, dis-je, ont clairement acquis le
droit d'être tolérants, le besoin sincère de
l'indulgence ainsi que le goût loyal de l'impartialité.
En lisant Prisonniers de Guerre (septembre
1914, juillet 1915), d'Emile Zavie, appartenant au service de santé et dont les précieuses
narrations virent le jour au Mercure de
France ; en suivant le fantassin ambulancier
Gaston Riou, dans son remarquable Journal
d'un simple Soldat (guerre et captivité 1914-
15) ; en m'attardant enfin dans la très agréable compagnie de Charles Hennebois, grand
blessé de pays toulousain, amputé à Metz et
qui est l'auteur d'une saisissante autobiographie tenue à jour durant dix mois et publiée sous le titre : Aux Mains de l'Allemagne,
j'ai pu aisément me convaincre, grâce à la
supérieure conscience équitable de ces écrivains prisonniers, que les lumières et les ombres se jouent, s'opposent ou se combattent,
ainsi que le bien, le mal et le pire, dans tous
les camps d'emprisonnement germaniques et
que la haine y est parfois inconnue.
Il existe des geôles bavaroises, saxonnes,
hessoises, badoises et autres dans lesquelles
on perçoit que les dirigeants n'ont pas toujours oublié leurs humanités. La rigueur des
règlements y est tempérée et même adoucie
par une certaine débonnaireté des chefs, des
médecins majors et des gardes. Les sentinelles, sur le tard, trompant la surveillance des
feldwebels, s'y voient volontiers occupées au
rôle d'intermédiaires-mercantis par goût de
lucre et instinct de négoce avec les détenus.
Emile Zavie nous dévoile plaisamment tous
ces « betits gommerces » qui se font dans les
camps, soit à l'aube ou à la nuit. Il nous dit
également avec quel je m'enfichisme opiniâtre
et drolatique les Français savent se dérober à
la discipline des camps, comment ils se défilent devant les corvées et parviennent à n'en
faire qu'à leur tête, tout en se payant celle
des ober-leutnants qui les prétendent réduire
et molester. Les her-offiziers obtiennent davantage d'exclusive soumission des Russes,
dociles par habitude et atavisme, et aussi des
soldats britanniques, que les Boches s'évertuent par plaisir à brimer énergiquement. A
lire toutes ces pages, il apparaîtrait que le
prisonnier français, le principal ennemi, soit
encore le plus favorisé et le plus sympathique
aux féroces gardes-chiourmes des bagnes de
guerre. Ils doivent cette très relative mansuétude à leur allure légère, à leur gaieté naturelle et insouciante, à leur dédain des menaces et des punitions injustifiées, et surtout à
leurs qualités ingénieusement laborieuses et
aux multiples talents industrieux dont ils
fournissent tant de preuves comme professionnels sculpteurs, caricaturistes, fabricants
d'instruments de musique, organisateurs de
concerts improvisés, ciseleurs sur métaux et
matières diverses chapardées partout. Beaucoup doivent à leurs travaux et petits métiers
et à la vente des bibelots fabriqués les moyens
d'augmenter leur ordinaire. C'est parmi les
officiers boches du camp qu'ils recrutent souvent leurs meilleurs clients.
Gaston Riou, qui fut interné comme sanitater au fort Orff, près d'Ingolstadt, en Bavière, nous offre une surprise de premier plan
en nous présentant dans le vieux commandant
de sa forteresse, un être d'exceptionnelle
bonté, de haute justice, dépourvu de haine,
sensible aux captifs, sorte de philosophe généreux et Don Quichotte égaré au pays des
fauves. Sa silhouette se détache lumineuse et
pure sur les sombres misères, lâchetés et tristesses qui forment le fond normal des jours
de réclusion, hantés par le cafard et l'angoisse des hypothétiques repas à l'eau de vaisselle. Il est juste de dire que le bon vieil ange
du fort Orff ne tarda guère à être rappelé à la vie civile. Il est rarement permis de se montrer enclin à l'amour du prochain, à la bienfaisance, à la sensibilité dans la nation
du farouche kaiser. L'Onter arma caritas n'est pas recommandé vis-à-vis des soldats prisonniers. Un supérieur humanitaire est-il
signalé : vite qu'on lui fende l'oreille et qu'il
aille exercer ailleurs loin des rigueurs du
militarisme.
Cette question de nos chers disparus outre-Rhin intéresse trop de lecteurs pour que je
l'étrangle dans la limite de ce seul article.
Je serai certainement tenté d'y revenir bientôt, à cette fin d'enseigner quelque peu la vie des
camps et d'exprimer l'état moral, la psychologie moyenne de ceux qui, souvent, depuis si longtemps, y luttent contre toutes les puissances mauvaises et parviennent à conserver
leur foi, leurs espoirs et ces feux follets de
l'esprit français qui persistent à briller même
au fond des plus noires casemates.
OCTAVE UZANNE.
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire