lundi 14 février 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. Controverse sur la Guerre économique - Dimanche 24 septembre 1916.



Dimanche 24 septembre 1916 - Controverse sur la Guerre économique (*)

La libre discussion nous serait aujourd'hui plus salutaire que jamais, précisément parce que la passion nous étreint et que l'impartialité nous est devenue impossible dans la fièvre des événements qui nous agitent. Nous restons, par goût, curieux d'interprétations sur tant de problèmes qui se posent et de questions économiques qui méritent d'être  discutés avec une logique rigoureuse et une documentation sérieuse et positive. Nous devons nous préparer à tenir habilement en échec et de façon réaliste et péjorative notre adversaire qui, aucun de nous ne peut plus en douter, demeurera longtemps après la guerre l'ennemi à surveiller, à démasquer, à combattre sans trêve.

Nous épousons fort volontiers le projet d'une guerre commerciale contre l'Allemagne, dont le négoce fut un puissant instrument d'astucieuse politique d'accaparement et de pénétration pacifique. Il nous apparaît qu'en nous appliquant à paralyser, à restreindre, à atteindre l'expansion de ce commerce, nous porterons un coup redoutable à ce rêve persistant de domination mondiale qui deviendra, dès la paix signée, la hantise obsédante des Boches organisés pour l'invasion progressive et méthodique de tous les marchés du globe.

Le boycottage du commerce de l'Allemagne, estimons-nous, facilitera chez les alliés ligués, pour la lutte économique, la réparation des dommages causés par la guerre. La thèse est connue ; elle est soutenue avec vigueur et talent par de nombreux écrivains depuis déjà plusieurs mois. N'est-elle pas spécieuse ? Quelques bons esprits la jugent telle et leur dialectique est à la fois ingénieuse et fort acceptable en apparence. Je viens de lire une de ces intéressantes controverses dans une excellente revue publiée à Londres par le grand savant belge, philosophe, historien et littérateur, Charles Saroléa, sous le titre Everyman. Everyman signifie chaque homme, chaque opinion individuelle, chaque conception de la vie et de la vérité, car chaque cerveau évolue de façon toute particulière, chaque paire d'yeux regarde à sa manière et enregistre différemment sa propre « vision », c'est le tôt capita tot sensus des anciens, autant de têtes, autant de jugements. Le magazine de M. Charles Saroléa met en balance les appréciations, les estimations, les arbitrations des événements actuels et des idées en cours. Il insère le pour et le contre, laissant le public juger du poids des arguments jetés sur les plateaux offerts en équilibre. Voici, en résumé, comment sont combattus les plaidoyers favorables aux représailles à exercer, dès la fin du conflit armé, sur le commerce allemand :

Une guerre commerciale est aussi ruineuse qu'aucune autre. En abandonnant notre voie, pour nuire au négoce allemand, c'est plutôt à nous-mêmes que nous pouvons porter atteinte. Admettons que nous puissions arriver à paralyser même partiellement le commerce des Empires du centre, ceux-ci rejetés à leurs propres ressources, s'organiseront forcément pour se suffire à eux-mêmes, ce qui ne pourra qu'asseoir leur force aussi longtemps que l'union austro-allemande persistera. Si l'Allemagne parvient à vivre sur elle-même, notre marine deviendrait inutile dans les guerres futures. Tout blocus apparaîtrait vain au cas où la Germanie, entraînée à tout tirer de son sein pour vivre et croître, ne compterait plus sur les autres a pays pour assurer son développement. Plus d'importations de marchandises, par conséquent blocus à la manque.

Un boycottage des produits boches serait sans doute la plus sûre méthode pour rompre l'entente considérée comme durable des Alliés. Les pays dont le change a le plus souffert durant cette guerre sont, jusqu'ici, l'Allemagne, l'Autriche et la Russie. Lorsque sera conclu la paix, si le cours des valeurs conserve la cote actuelle, ce qui est possible, le rouble perdrait 60 % et le mark serait également défaillant, alors que la livre anglaise et le franc conserveraient une tenue fort supérieure. L'avantage indéniable de la Russie et de l'Allemagne serait alors de faire commerce l'une avec l'autre plutôt qu'avec l'Empire britannique ou la France, sauf que la Russie ne se résigne à payer 40 % plus cher qu'il n'est nécessaire, la satisfaction sentimentale de continuer sa clientèle aux marchandises anglo-françaises. Si sous la pression de ses alliés, la Russie excluait les produits allemands, sa situation économique deviendrait fort précaire.

De telles craintes peuvent être chimériques et les gouvernements anglais et français les sauraient dissiper en s'efforçant de relever d'une façon ou d'une autre, le cours du rouble, si périlleux ou onéreux que ce puisse être. Mais l'argumentation pousse plus loin. Il aborde la difficulté d'établir ce qui est exactement « marchandise allemande ». Les produits venant d'Allemagne peuvent être, en tout ou en partie, fabriqués avec des matières premières importées de Grande- Bretagne ou des colonies. Ils peuvent être confectionnés avec des matières provenant par exemple des Etats-Unis, mais sortant d'une manufacture où le capital et la main-d'œuvre anglais ont leur part importante. En ces jours de civilisation complexe, le dommage causé à un peuple quel qu'il soit, porte inévitablement préjudice à tous les autres. C'est un argument conventionnel en faveur du libre échange, à la vérité duquel se convertit l'Angleterre il y a environ soixante-dix ans. Les circonstances actuelles n'en ont pas invalidé la force.

En tout état de cause, il semble assuré que l'Allemagne sera tenue de régler une indemnité de guerre qui aidera à réparer les désastres qu'elle a causés. Comment la paiera-t-elle ? Il semble impossible que ce soit en or. Elle en possède peu. Il faudra accepter le paiement en nature, mais dans ce cas, comment pourrions-nous mettre une main sur les produits allemands, tandis que de l'autre nous en prohiberions ou restreindrions l'exportation ? A l'heure de la paix, où nous guérirons nos blessures, nous devons éviter de nous en faire de nouvelles. L'Allemagne subira le mépris du monde civilisé. Nous aurons intérêt à la faire travailler à notre profit, comme une esclave de la dette qu'elle aura contractée. Ce ne sera pas le moment de paralyser son labeur.

Beaucoup d'Anglais, d'ailleurs, éprouvent et déclarent une véritable répugnance à l'idée d'une guerre économique succédant à la guerre par les armes, car la guerre est la guerre, comme la paix est la paix, et, à vouloir composer de ces deux éléments contraires le régime de demain, on risque fort de ne pas fouler la terre promise, ni de retrouver l'atmosphère de sérénité, de concorde, de pacification, de travail fécond si nécessaire après un pareil cataclysme.

Un point est d'abord à connaître : Avec qui ferons-nous la paix ? Un éminent Français s'écriait récemment : « Si c'était en mon pouvoir, je ferais dès demain la paix avec le peuple allemand ; avec les Hohenzollern, jamais ! » La nation boche rendue à elle-même, dépourvue de son militarisme et de son Kaiser, nous servirait, chaque année, son budget de guerre, comme revenu d'indemnité pour dommages causés et aussi pour « service rendu », que ce serait encore la plus normale solution à envisager.

En attendant, accordons notre attention au jeu des nécessaires controverses. Elles assouplissent notre entendement et nous accoutument à juger sagement des idées et des choses sous leurs multiples apparences.

Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

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