lundi 31 janvier 2022

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. La paix voisine ou lointaine ? — Mardi 31 juillet 1917.



Mardi 31 juillet 1917 — La paix voisine ou lointaine ? (*)


Ceux qi autrement que pour affaires, en ces temps de limitation des trains rapides, de restriction des vivres, des serviteurs et surtout des politesses courantes, prennent, à nos yeux, augures de stoïciens. Je ne puis me défendre d'une relative admiration pour leur austère force d'âme.

Peu à peu se sont atténuées, en ce qui me concerne la fièvre vagabonde et cette inlassable curiosité qui me portai naguère vers de nouveaux horizons et faisait de ce nid, d'où je décolle aujourd'hui si peu volontiers, un garage là valises ou un port de repos entre deux croisières, vers l'ailleurs.

Il est deux écoles, celle d'Epicure et telle de Zénon. J'appartiens à la première. Où aller, pour n'être blessé, écorché, dégoûté ? Les temps nouveaux qui érigent des ploutocraties bien inquiétantes, en leur état de développement, ont vulgarisé un effroyable panmuflisme dans les relations sociales, où les égoïsmes se démasquent avec cynisme.

Plus augmentent les proportions de la vie chère, plus déclinent les bonnes grâces boutiquières. A l'humiliation d'être en tout et partout réduit à l'état de poire, dans toutes les transactions d'achat de la vie courante, il s'ajoute l'exaspération de voir monter, d'heure en heure, le prix de produits de première nécessité, alors qu'aucune raison de hausse ne saurait nous en être démontrée. L'aménité des mœurs s'en est allée. On ne rencontre plus que de brutales interprétations de la parabole des tire-bas-de-laine : La bourse ou la vie ! Voyager, c'est courir l'aventure de multiples guet-apens. Mieux vaut bouder chez soi et prendre le deuil des aimables manières d'être estampé.

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N'a-t-on pas exprimé cette idée que la philosophie n'est que l'art de supporter avec indignation les malheurs d'autrui. C'est peut-être bien ce qui nous pousse vers ceux qui reviennent de nos provinces lointaines ou des pays neutres et aussi ce qui nous procure parfois l'agrément spéculatif d'écouter leurs déboires de route.

Récemment, je pus interviewer un confrère ami, écrivain quelque peu snob, qui autrefois se faisait blanchir à Londres et qui, dépité de n'être plus blanchi que par la censure, dans ses articles assez téméraires, quitta Paris pour s'aller promener en pays scandinaves, en Suisse et ailleurs.

— Eh bien ! lui dis-je, avez-vous respiré une atmosphère de claires vérités, vous êtes-vous senti au contact de réalités sensibles, entrevoyez vous des heures de paix positive, en un mot, vous fut-il possible de séjourner dans des postes de vision et d'écoute supérieurs aux nôtres ?

— Oui et non, dit-il, mais au prix de quelles fatigues ! Ah ! le Vieux-Monde s'est bien modifié ! Vous ne Sauriez croire combien nos vieilles pistes de globe-trotters ont été métamorphosées par ces convulsions européennes. A quel point la vie est partout difficile, onéreuse, amoindrie, resserrée. Le serait à croire que nous sommes encore les moins atteints, si le moment était venu pour nous de constater, de sang-froid, nos avaries et les dépressions qui peuvent suivre.

La terre tout entière, continua t-il, est saoule de la guerre jusqu'à l'éructation. La nausée apparaît sensible dans l'écœurement général. C'est nous, les inconstants Français, après nos flegmatiques copains d'Old Albion, qui tenons peut-être le record du jusqu'au bou-boutisme. Partout ailleurs, c'est l'invocation ardente à la paix. On ferait même des Rogations solennelles pour implorer la Providence qui libérera quelque jour la colombe symbolique au rameau d'olivier.

Partout, l'existence est morne, stérile, dépourvue d'agrément et de riantes perspectives. Les neutres témoignent dans les hautes sphères une indiscutable terreur que la Bochie a su répandre, s'étant montrée, durant quarante- cinq ans, l'ogre, le croquemitaine, l'épouvantail de l'Europe. On y est pusillanime dans ses appréciations. Chez les Scandinaves surtout, il semble que les murs aient des oreilles et que les ambiances aient des yeux, tant chacun s'efface, s'effare et s'effondre avant de se prononcer si timidement que ce soit.

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— Alors, fis-Je, c'est l'itinéraire aux pays des déconvenues, des expectatives et de l'hypocondrie ; le circulaire désenchanté ?

— A peu près, avec les compensations d'avoir vu, observé, touché de près à des aspects de vérités que le pyrrhoniste le plus épris de doute est bien tenu de prendre en considération. Des lueurs me sont apparues qui valaient bien le déplacement et les tribulations infinies qui ne me furent pas ménagées.

— Et vous croyez à la paix voisine ou lointaine ?

— Ah ! voilà bien la question scie, la formule synthétique à la mode, la demande si facile à faire, si mal aisée à satisfaire ! Tenez, il y a dans ces mémoires extraordinaires de l'aventurier Casanova une histoire saisissante. C'est celle de deux joueurs qui parient une forte somme en faveur de celui des deux partenaires qui tiendra le plus longtemps la partie. Le jeu dure quarante-deux heures ; c'était un duel à mort dans lequel l'amour-propre soutenait les adversaires plastronnant de leur mieux contre la lassitude physique, devant an public qui se renouvelait soir et matin et qui ne pouvait lire sur la physionomie des enragés parieurs lequel des deux serait la première victime de sa dépression organique.

Il en va de même dans l'affreuse partie de cette guerre mondiale. La fatigue est sensible dans tous les camps, mais c'est à qui la dissimulera avec le plus d'habileté et paraîtra le plus dispos à la résistance. Si je m'interrogeais moi-même et que je fasse appel à la documentation que m'ont fournie mes voyages récents, je crois bien que j'inclinerais à croire que l'aube de la paix se dévoilera tout à coup, alors que nous serons déjà sur le point d'entamer le quatrième hiver de guerre.

— Mais sur quelle initiative et en raison de quelles défaillances ?

— Ai-je figure d'oracle, voyons, ami ? Je cherche à voir clair en n'oubliant ni le sage que sais-je ? ni le prudent peut-être ! L'Autriche-Hongrie sent déjà cet état prémoniteur de la décomposition qui attire de loin les ouvriers de la mort, ces infinis insectes qui cheminent vers le cadavre dévolu à leurs instincts. Si je devais vous aviser de tout ce que je sais sur le délabrement de la double monarchie, vous en seriez surpris. Tant financièrement que militairement et politiquement ce pays ne tient plus que figurativement étayé par le complice boche, plus détesté là bas, sur les rives du Danube, que les plus irrédentistes Italiens.

L'Allemagne, ajouta mon confrère, tient le coup avec le fard de l'impudence, un fard grossier insuffisant à la pâleur de son anémie progressive. Elle ferait mine volontiers d'accepter la paix à contre gré, car elle est marchandée au premier chef, c'est-à-dire marchandeuse, pleine de réticences et dissimulatrice de son désir de traiter. Sa force, toutefois, est encore formidable... Je dis bien : formidable, non tant militairement que dans sa diplomatie occulte, corruptrice, insidieuse, offensive qui, aujourd'hui, exerce ses méfaits avec une puissance de moyens dont nous ne soupçonnons pas toute la portée et l'efficacité. Voyez Russie et même moins loin.

Et mon camarade, soudain, changea de propos. Sans doute vit-il à ma physionomie qu'il ne m'apprenait rien que je ne sache, que les avertissements sont dans l'air et nous qu'ils touchent à domicile mieux que les lettres ou les colis postaux. Attendons le coup de théâtre !

Octave UZANNE.



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.



Bertrand Hugonnard-Roche

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