Voici un portrait sensible de la Vierge rouge par quelqu'un qui ne croit absolument pas aux utopies sociales. Octave Uzanne farouche adversaire des socialistes dénonce ici les "malentendus et faux jugements" dont le peuple est victime. Il reconnaît néanmoins à Louise Michel un charisme quasi mystique qui lui fait rapprocher ses réunions militantes des messes des curés de campagne. Un texte court mais dense et ciselé comme un portrait naturaliste, ne lui en déplaise.
Bertrand Hugonnard-Roche
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Louise Michel Garvure sur bois par Félix Vallotton (1894) |
Je n'avais jamais entendu la vierge rouge, l'Antigone des aveugles émeutes déjà lointaines. J'avais croisé à Paris, à Londres, dans la rue, cette créature insexuée, maigre comme un parapluie au fourreau, le visage en extase, la bouche en coup de sabre, type de déserteuse de l'Armée du Salut, socialiste dont l'altruisme transforma le corps à l'état de lamentable et de sublime squelette.
A la Bodinière, devant un auditoire plutôt curieux et sceptique, Louise Michel, qui venait conférencier sur l'humanité nouvelle et le développement de la beauté morale au vingtième siècle, a dû dissiper bien des préjugés et conquérir, du même coup, de nombreuses sympathies.
On était venu pour s'égayer aux dépense de cette visionnaire ; mais, à peine avait-elle parlé et dégagé son rayonnement de bonté, qu'on oubliait l'ironie parisienne vis-à-vis de cette étrange caricature de femme longue, maigre, noire, le chef couvert d'un étrange feutre à bords plats, les bras en flûtes d'ébène, le corps ténu comme un symbole d'immanente douleur exprimé par le talent germanique d'un Carloz Schwabe.
Était-ce une femme ? N'était-ce point plutôt un de ces admirables prêtres de campagne amaigri par les jeûnes et par les renoncements, un de ces saints rustiques inconnus, modestes, toujours trottant vers les miséreux et ayant laissé de sa chair et de sa vie tout le long d'un humble calvaire fleuri de douceur, de charité et de bienfaisance.
A regarder et à entendre cette vieille apôtre de la philanthropie, au parler cependant aigre, inélégant, bonasse, paysannesque, dont l'argumentation demeurait puérile, mais dont l'âme supérieurement innocente et longanime dominait l'assemblée, l'illusion était complète. C'était le prêche au village, la parole du simple portant au delà de la grandiloquence, et chacun devenait sérieux, ému, troublé en suivant la vision d'humanité régénérée que la vierge rouge, de son geste anguleux et gauche, s'efforçait de montrer dans un avenir trop proche.
Et je songeais, en quittant la Bodinière, à ce que la passion politique peut faire de la plus noble Bonté exaspérée par l'utopie sociale, et de combien de malentendus et de faux jugements nous sommes tous victimes dans la fièvre persistante des événements contemporains !
La Cagoule [OCTAVE UZANNE]
(1) Cet article publié avec la date du 10 février 1898 dans Visions de Notre Heure, Choses et gens qui passent, Notations d'art, de littérature et de vie pittoresque, 1897-1898 (Paris, Henry Floury, 1899) devrait se retrouver dans les colonnes de l'Echo de Paris peu après cette date, or il ne s'y trouve pas. A noter que pendant cette période la première page de l'Echo de Paris est occupée en grande partie par le Procès Zola. Sans doute cet article n'a jamais paru ailleurs que dans les Visions de Notre Heure.
(2) Louise Michel (1830-1905). Elle est née le 29 mai 1830 à Vroncourt-la-Côte, Haute-Marne et morte le 9 janvier 1905 à Marseille, alias « Enjolras », est une institutrice, militante anarchiste, franc-maçonne, aux idées féministes et l’une des figures majeures de la Commune de Paris. Première à arborer le drapeau noir, elle popularise celui-ci au sein du mouvement libertaire. Préoccupée très tôt par l'éducation, elle enseigne quelques années avant de se rendre à Paris en 1856. À 26 ans, elle y développe une activité littéraire, pédagogique, politique et activiste importante et se lie avec plusieurs personnalités révolutionnaires blanquistes de Paris des années 1860. En 1871, elle participe activement aux événements de la Commune de Paris, autant en première ligne qu'en soutien. Capturée en mai, elle est déportée en Nouvelle-Calédonie où elle se convertit à la pensée anarchiste. Elle revient en France en 1880, et, très populaire, multiplie les manifestations et réunions en faveur des prolétaires. Elle reste surveillée par la police et est emprisonnée à plusieurs reprises, mais poursuit inlassablement son militantisme politique dans toute la France, jusqu'à sa mort à l'âge de 74 ans. Elle demeure aujourd'hui une figure révolutionnaire et anarchiste (extrait de la notice Wikipédia).
(3) La Bodinière ou Théâtre d'application, est une salle de spectacle parisienne.située au 18, rue Saint Lazare dans le IXe arrondissement.
Affiche pour La Misère, 1880.
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