samedi 15 novembre 2014

Livres d'art contemporain, Expressions de la Bibliophilie de ce Temps, par Octave Uzanne. Préface au catalogue de la première partie de la vente de la Bibliothèque Albert Bélinac (3 au 6 février 1909).




LIVRES D'ART CONTEMPORAIN

Expressions de la Bibliophilie de ce Temps. (1)
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      Jamais il ne m'arrive de passer en revue de beaux livres catalogués pour une vente sensationnelle et prochaine, sans songer à certaines troupes d'un corps d'élite, alignées en parade, revêtues de somptueux uniformes étincelants de couleurs et d'or, et qui viendraient d'être équipées et mobilisées pour le martial défilé, les brillants assauts et les triomphales conquêtes.
      La comparaison s'impose despotiquement à mon imagination romantique. Ces livres, à la veille d'êtres exposés sous les regards pleins de convoitises des bibliophiles, ne sont-ils pas, eux aussi, des champions de l'idée spirituelle, de la forme littéraire, de la noble et pure typographie, de l'idéale illustration ou de l'esthétique reliure d'une époque ? - N'admire-t-on pas, comme d'individuels uniformes distinctifs et originaux, leurs costumes d'art semblables à de merveilleuses armures maroquinées, sur lesquelles se jouent et fanfarent les ors, les petits fers poussés, la palette chaude des mosaïques ? Quelle variété dans cet équipement, dans ce fourbis de styles, cette fécondité des ornements, cette floraison épanouie des figures symboliques ? - Certes ces beaux ouvrages de luxe sont bien des combattants d'élite qui vont entrer en lice, livrer bataille sous le marteau de commandement du commissaire-priseur, et soutenir avec fierté l'honneur de la librairie contemporaine en affrontant superbement le feu des enchères qui consacrera leur gloire.
      Une belle vente de livres, composée d'unités sans défaut, constituée par des œuvres recherchées, la plupart exceptionnelles, rehaussée par l'attrait et la multiplicité des chefs d’œuvres de bibliopégie signés par des maîtres relieurs en renom, c'est, à n'en point douter, un événement considérable dans ce monde des amateurs, actuellement en pleine évolution, mais qui est loin de se restreindre, de disparaître, de se volatiliser dans les exercices de sports, ainsi que des esprits chagrins mais superficiels le supposent et l'affirment.
      Il suffit de regarder, d'analyser attentivement la composition de cette bibliothèque de l'homme de goût, du bibliophile distingué et généreux que fut M. Albert Bélinac (2), pour apprécier le mouvement prodigieux de la librairie d'art et de luxe depuis environ trente ans. - Une telle production de belles éditions d'art publiées par des libraires spécialistes, par de nombreuses sociétés d'amateurs ou par des personnalités connues, agissant de leur propre gré et pour leur personnel agrément, - tel M. Henri Béraldi, - suffit à indiquer qu'il existe un monde de consommateurs, de curieux éclairés, d'amis du beau, du rare et du coûteux. Les éditeurs de livres, à tirages restreints, se sont surtout multipliés, ainsi que les sociétés particulières qui sont actuellement en nombre respectable, alors que, vers 1880, on en comptait à peine deux : Les grands "Bibliophiles François" et les Amis des Livres, qui, ceux-ci, sous la présidence de M. Eugène Paillet, commençaient à peine à aborder timidement la publication des œuvres d'une époque où Victor Hugo, Théophile Gautier, Prosper Mérimée étaient cependant illustres, parmi tant d'autres écrivains de haute originalité qu'on ne songeait guère alors à publier en éditions de luxe.
      A regarder le chemin parcouru, depuis environ trente années, on ne saurait être découragé sur l'avenir de la bibliophilie, ni croire que les dévots se raréfient dans le temple dédié à la religion des beaux livres d'exceptionnelle création. Aucun pessimisme n'aurait actuellement sa raison d'être propagé. Le catalogue de la bibliothèque de A. Bélinac en est le probant témoignage. Il indique une indiscutable renaissance des publications d'amateurs à Paris et même en Province. Un statisticien en tirerait des conclusions optimistes favorisées par des chiffres éloquents. On y pourrait contrôler la formation d'une trentaine de maisons consacrées aux éditions soignées, somptueusement illustrées, tirées sur papiers de choix et destinées exclusivement à des amateurs distingués. Comment, par exemple, ne pas faire ressortir qu'aussitôt après les Bibliophiles contemporains, (Académie des Beaux-Livres) (3) naquirent de nouvelles sociétés, depuis lors prospères : Les Cent Bibliophiles, le Livre contemporain, les Bibliophiles indépendants, la Société normande du livre illustré, sans parler des éditions intimes, imprimées pour Henri Béraldi, - qui fut un prodigue Mécène, pour "circulation privée" - pour M. Réveilhac, pour M. Descamps-Scrive et pour ce même Albert Bélinac dont la belle bibliothèque va être dispersée. On avouera, en effet, que ce ne sont point là des signes de marasme, surtout lorsqu'on songe aux sociétés à côté, dites du Livre d'art, aux sociétés de propagande d'ouvrages illustrés, à la Collection des Dix, aux productions de choix de L. Carteret, de Piazza et Cie, de Boussod-Manzi et Cie, de Ferroud, de Louis Conard, de Pelletan, de Gruel, de Romagnol, de Rouquette, de Th. Belin, de Henri Leclerc, de Hérissey, de Magnier, de Floury, de E. Deman, d'A. Blaizot, et de combien d'autres encore dont longue serait la liste.
      Assurément ni à Londres, ni à Berlin, ni à Rome, ni à New-York ou Chicago, villes où j'ai pu suivre ces dernières années la culture du livre de sélection et les tentatives faites par des éditeurs d'art pour attirer, apprivoiser et retenir un public constant d'amoureux de jolies publications illustrées, on ne saurait constater une activité aussi féconde qu'en France ni surtout rencontrer un succès répondant aussi nettement à l'action et à l'effort des publicateurs.
      Chez nous, même après les kracks financiers, les lassitudes politiques, l'évolution du progrès et des goûts plutôt déterminés aujourd'hui vers la vie au grand air, même après "l'Affaire" (4), dont le chambardement social ne fut pas sans causer des divisions regrettables jusque dans les camps littéraires, et, par suite, dans le monde des amateurs, - même après les liquidations déplorables de certaines maisons de librairie, - la bibliophilie ne fut vraiment atteinte au cœur. Il y eut toujours et encore des centres de ralliement, et toutes les fois que des bibliophiles de goût, firent sortir de leurs officines des œuvres précieuses magistralement imprimées, en caractères neufs ou inédits, sur beaux papiers et enrichis d'illustrations caractéristiques en noir ou en couleur, il se rencontra une petite élite d'esthètes bibliophiles pour faire un sort aux exemplaires offerts.
      Il semble hors de doute que les connaisseurs sont en nombre plus considérable que naguère et qu'ils se montrent plus exigeants, parce que plus difficiles sur ce qui leur est présenté. Les ouvrages de luxe dont les gravures hors texte à l'eau-forte seraient les seuls attraits, auraient, à l'heure présente, d'infimes chances de succès. La clientèle des livres d'art contemporain a fait son éducation à ses dépens, puis elle a été gâtée par les progrès des tirages polychromes et la perfection des reproductions aquarellées. L'amateur moderne réclame de l'original et il exige également des garanties pour le nombre d'exemplaires archirestreint qui doit assurer la rareté de ce qu'il acquiert. Aussi, lorsqu'il peut, comme le fit M. Bélinac, s'attacher exclusivement à l'exemplaire exceptionnel, rarissime, unique si possible en raison de dessins originaux, il n'hésite pas ; il se l'offre, et sa bibliothèque devient bientôt comparable à une galerie d'art où tout prend un caractère de singularité, de sans pareil, presque d'excentricité, c'est-à-dire, le plus souvent une valeur inestimable.
      On sent, à l'examen de ce catalogue, intéressant à tant de titres, que M. Albert Bélinac fut un jeune bibliophile ardent, passionné, déterminé à poursuivre, à travers tous obstacles, la possession des ouvrages de luxe offrant de nombreux témoignages de leur mise en oeuvre et même de leur conception, tels qu'essais, feuilles manuscrites si possible, épreuves, croquis, illustrations typiques, etc. Il se hâtait. Peut-être avait-il le pressentiment de ne pouvoir atteindre à cette heure de quiétude où les quinquagénaires, heureusement retirés du souci des affaires, vont enfin pouvoir jouir pleinement des trésors qu'ils ont amassés et goûter la sérénité de cette pensée de Joubert si noble et si apaisante : "le soir de la vie apporte avec soi sa lampe."
      Atteint en complète activité, en pleine vigueur d'existence, il ne put apprécier, en tant que compagnons de ses premiers jours de repos, avant l'âge du déclin, ces livres qui avaient été pour lui comme les bonnes fortunes de ses vacances d'industriel épris de littérature et d'art et qui, à ses yeux, étaient encore davantage une promesse de joies recueillies pour l'avenir.
      Mais, ici-bas, c'est toujours l'imprévu qui arrive. L'admirable bibliothèque était à peine achevée que l'importune visiteuse (5) vite ravissait celui qui l'avait formée et tant de livres hors ligne, amoureusement recherchés et si généreusement habillés par les maîtres relieurs du temps, allaient de nouveau connaître une destinée contraire à celle qui leur semblait accordée. L’épigramme fatal des vieux latins sceptiques, ces mots qu'ils aimaient à inscrire au fronton de leurs bibliothèques : "Ite ad vendentes !" allez aux vendeurs ! se trouvait une fois de plus justifié.
      M. Albert Bélinac nous donne l'expression nettement accusée du bibliophile ultra-moderne (6). Les ouvrages les plus anciens qui figurent dans sa remarquable collection ne remontent guère au-delà de 1830-1840. Les livres ancêtres, furent, pour lui, les grandes éditions de la fin du romantisme, celles de Levasseur et Urbain Canel, de Perrotin, de Baudouin, de Bourdin et de Curmer. - A peine accorda-t-il une attention passagère aux Poulet-Malassis pour entrer de plein pied dans la grande période bibliophilique actuelle qui, particulièrement, devait accaparer toute son activité.
      Cependant, les quelques exemplaires des maîtres éditeurs de 1840 qui nous sont offerts sont d'un choix judicieux et d'une supérieure tenue. Nous y voyons un Journal de l'Expédition des portes de fer, rédigé par Ch. Nodier, avec figures hors texte sur Chine avant la lettre, qui montre d'illustres origines. Ce précieux exemplaire d'un des plus beaux ouvrages à images du siècle dernier, fut offert à la veuve de l'auteur par la Duchesse d'Orléans et contient une lettre autographe qui est le plus beau fleuron qui puisse ennoblir un pareil exemplaire qu'on aurait aimé, toutefois, avec une reliure du temps, quelque chose comme un Thouvenin "en maroquin à grains longs" avec des fers à froid et de sobres dorures dans le style vaguement gothique de l'époque. La Physiologie du Mariage 18300 (n°28), en édition d'origine, avec une belle lettre autographe d'Honoré de Balzac est revêtue d'une intéressante reliure contemporaine en maroquin citron à compartiments qui témoigne que M. A. Bélinac ne dédaignait pas l'harmonie de temps et de costume pour tels ouvrages qu'il devait considérer comme de véritables "primitifs" romantiques de sa bibliothèque.
      Les Chansons de Béranger de 1821,1828, 1833, étaient sur ses rayons des oeuvres comparables à celles que les anglais nomment les "early printings", celles qui commençaient à peine à bégayer l'annonciation des âges nouveaux de l'imprimerie, aussi prit-il soin de les farcir de portraits et d'innombrables gravures en plusieurs états et d'en faire des recueils de haute saveur, digne d'agiter encore les passions Bérangères de l'excellent M. Jules Brivois.
      Mais, M. A. Bélinac ne s'attarda pas à ces heures de la préhistoire moderne. Exclusif au point d'ignorer presque les classiques et de n'en avoir guère servi sur ses autels, il ne pouvait recherche, avec la véhémence qu'y apportèrent ses aînés, les livres chantés par Asselineau, les premières impressions de Victor Hugo, de Théophile Gautier, de Lamartine, d'Alfred de Musset ou de Sainte-Beuve. Il ne comprit vraiment que les modernes et ne s'enthousiasma qu'en leur faveur. Cet homme n'entendit servir que l'intérêt des vivants et voulut, avant tout, contribuer au succès des éditeurs, des artistes, des écrivains de son milieu et de l'âge présent. Ce parti-pris n'est pas sans noblesse, ni supérieur jugement. Refuser les œuvres de seconde main, dédaigner le bric-à-brac du bouquin, fermer les yeux sur le passé afin de les vouloir garder spécialement grands ouverts sur l'heure vécue, n'est point une conception blâmable, bien au contraire. L'argent n'est point fait pour galvaniser ce qui n'est plus, mais pour aider l'effort des nouveaux venus dans toutes les carrières d'évolution artistique.
      C'est grâce à de riches et généreux amateurs, tels que M. Albert Bélinac, que se sont soutenues toutes les entreprises de librairie de luxe de ces vingt dernières années et aussi les Sociétés de Bibliophiles. C'est au concours de tels mécènes qu'on doit la prospérité de tant d'artistes, de dessinateurs, graveurs, aquarellistes et surtout de certains relieurs de grande conscience et valeur qui feront par la suite l'admiration de nos descendants.
      Il faut donc honorer, célébrer ces modernes "patrons" de l'art du livre, qui sont aujourd'hui en quelque sorte ce que furent les protecteurs, les "donateurs" d'autrefois, en quelque sorte les grands argentiers prodigues de la profession livresque.
      Pour moi, qui "suis du métier" qui connais presque tous les dessous de la fabrication et de la mise en scène des beaux livres de la fin du XIXe siècle et du début du vingtième, je prends un infini plaisir à lire, je dois le confesser, entre les lignes de ce superbe catalogue et à refaire dans ses marges l'histoire des bonnes actions qui n'y sont pas signalées. Je devine les services notables rendus à tels ou tels peintres, le réconfort donné à de courageux lanceurs d'éditions alors téméraires, dans le domaine de l'altière beauté, l'appui accordé aux maîtres bibliopégistes rêvant de décors nouveaux, touffus, d'effet inédit et qu'on ne saurait exécuter que sur commande. Je me dis que c'est, ici-bas l'éternel recommencement des faits et qu'il faut toujours des Grolier pour porter allégeance aux Aldes et aux faiseurs d'entrelacs sur cuirs du Levant.
      Comparons, s'il vous plait, à cet apport financier d'un puissant amateur si bien canalisé et fertilisant toute une génération d'ouvriers d'art du bouquin, aux vaines et stériles prodigalités des bibliophiles de 1875, qui ne savaient et pouvaient guère alors enrichir que des intermédiaires, et concluons. Le rôle intéressant, utilitaire, n'est-il pas du côté des opulents modernistes outranciers, qui, même s'ils se trompent et font parfois fausse route en encourageant des médiocres, ont du moins conscience d'agir en bienfaiteurs éclairés et d'aider à la création bibliophilique du jour ? Cette création de beaux ouvrages de luxe entraîne tant de divers gagne-pain qu'il serait charitable de les énumérer pour ceux qui ignorent encore la multiplicité des petites industries, et des menues tâches, concourant à l'oeuvre réalisée d'un véritable livre d'amateur.
      Il n'est pas une publication sortie des meilleures presses parisiennes de notre heure et tirée pour une élite de Bibliophiles qui ne se rencontre dans ce catalogue exceptionnel. On y voit non seulement figurer, au complet, les œuvres aujourd'hui rarissimes, produites depuis leur formation par les Sociétés anciennes et nouvelles de bibliophiles, mais encore tous les Conquet et Carteret, sur papiers de choix, munis des plus curieux états d'eaux-fortes, les éditions de Piazza et Cie, celles de Th. Belin, d'Emile Testard, de Ferroud, de Louis Conard, presque toujours revêtues à la dernière mode par d'incomparables artistes relieurs, qui firent pour M. Albert Bélinac des chefs-d’œuvres que le temps consacrera.
      Et, ces exemplaires de si riche apparence, royalement habillés, impeccables, de tout premier ordre, sont, en outre pour la plupart, abondamment pourvus d'aquarelles originales, de dessins ayant servi à l'illustration, voir d'autographes, de tirages à part qui leur constituent une valeur d'exception. A côté, nous remarquons les publications publiées par H. Béraldi, nous voyons en plusieurs exemplaires différents : Les Rebelles, pièce en 3 actes de Paul de Champeville, dont M. Albert Bélinac se fit l'éditeur, à très petit nombre d'exemplaires et, naturellement les n°72, 73 et 74, consacrés à cette édition sont des recueils d'un intérêt primordial aussi bien que les Litanies de la Mer de J. Richepin publiées sumptibus et impensis de Bélinac.
      Il me serait difficile de dégager ici la valeur et le caractère particulier de tant de livres qui rivalisent à titres exceptionnels. Ce serait faire la glose complète de cette bibliothèque dont chacun des numéros a son éloquence propre. A peine insisterais-je sur le n°184, recueil précieux de 248 aquarelles, dessins et croquis originaux de H. Giacomelli, exécutés pour Nos Oiseaux, Sous bois, l'Insecte, et autres oeuvres du maître peintre de la gente ailée. - Giacomello conservait ce recueil avec un égoïsme bien compréhensible et avait résisté à la tentation de la céder à des ploutocrates d'outre océan à des prix considérables. Mais le vieil artiste mourut ; habent sua fata libelli ! le destin de celui-ci fut d'être acquis par M. A. Bélinac et de subir pour la seconde fois le feu des enchères.
      Le monument capital de cette vente, le gros morceau phénoménal, est constitué par les Oeuvres de Molière, exemplaire unique en 50 volumes, avec 3.750 illustrations de Jacques Leman et Maurice Leloir, dont 880 dessins originaux et 2.870 gravures en divers états. - Je disais plus haut que M. A. Bélinac ignorait les classiques ; on trouve à vrai dire ce Molière dans sa bibliothèque et aussi un Racine imprimé par Jouaust, mais on devine bien vite que c'est, ici, tout à fait accidentel et que Racine et Molière n'ont été recueillis que comme des expressions tout à fait hors ligne d'éditions modernes.
      Pour le Molière, tout au moins, l'absolutisme du bibliophile exclusivement contemporain pouvait fléchir devant la merveilleuse interprétation des textes faite par l'illustrateur Jacques Leman d'abord, puis, après la mort de celui-ci, par Maurice Leloir.
      J'estime que le Molière de Leman (7) fut la plus belle oeuvre de librairie de la fin du XIXe siècle. Ce Jacques Leman, que je connus dans l'intimité, dont j'avais souvent admiré les aquarelles paysagées, était un érudit, un décorateur, un "perspectiviste-architecte", un grand artiste amoureux des détails, apportant autant d'amour à composer une lettrine ornée, une tête de chapitre ou un élégant culispice qu'à faire revivre une scène capitale du Dépît amoureux ou de l'Estourdi. Grand ami d'Anatole de Montaiglon, sachant son Poquelin par cœur, ayant étudié toutes les biographies de son héros littéraire, on peut dire que Leman avait Molière dans le sang, dans la peau, et que son illustration extraordinaire fut pour lui vraiment passionnelle. Il vécut et mourut de l'enfantement de cette oeuvre. Elle le hantait ; il était difficile de ne pas comprendre, et aimer son idée fixe, car il la rendait aimable et compréhensible à la façon claire, documentée, intéressante, dont il parlait toujours, cherchant sans trêve à perfectionner tous ses dessins par de nouveaux détails dont son érudition était inlassable. Il possédait par le menu les variations des costumes du XVIIe siècle, année par année, mode par mode et son illustration était rigoureusement exacte à tous points de vue. A cela, il faut ajouter que son dessin était celui d'un maître scrupuleux, méticuleux, poussant les recherches jusqu'au fini, serrant sa technique avec conscience, ne laissant rien au hasard, ne s'abandonnant jamais à la fatigue ou au découragement. Aussi, les dessins de Jacques Leman sont des chefs-d'oeuvres comparables aux illustrations les plus parfaites de Binet, de Gravelot, d'Eisen ou de Marillier et je ne sais pas si, par certains côtés de précision, ils ne leur sont pas supérieurs. Maurice Leloir, qui en fut l'admirateur et le continuateur, ne saurait contredire à ce jugement. Lorsqu'il fut aux prises avec les difficultés d'achèvement de l'oeuvre de Jacques Leman, il dut concevoir pour celle-ci une estime toute particulière et comprendre, mieux que personne, de combien de connaissances, d'observations, d'études, de recherches, d'essais, était composé le talent de ce rare artiste, l'un des derniers grands maîtres illustrateurs de notre époque où tout se relâche, où l'on "impressionne," mais où l'on ne se documente plus, où l'on "croque" sans vouloir s'appliquer à dessiner.
      Quelque soit le sort du Molière de Leman, qui mériterait une place d'honneur à la Bibliothèque Nationale, j'aime à saluer ici, dans un exemplaire unique, les compositions originales de cet homme de si grande conscience artistique, qui dévoua noblement sa vie à l'interprétation des oeuvres de l'illustre Jean-Baptiste Poquelin.
      L'album des reliures composant la bibliothèque de A. Bélinac est d'un suprême attrait. Un book-lover anglais le déclarerait avec raison fascinating. Elles fascinent en effet, elles éblouissent, ces reliures de tous styles modernes, depuis les plus sobres, à filets brisés et courbés, jusqu'aux larges compositions mosaïques et aux cuirs incisés, en pleine peau de boeuf patinée aux acides. Il y en a d'opulentes comme des tapis de prière, retour de la Mecque, car l'orientalisme y éclate en des décors admirables, tels ceux de Gruel pour la Petite Maison de Bastide, ou de Carayon, pour les croquis du Vieux Paris de George Cain. Les "René Kieffer" ne sont pas moins attirants par la grâce de leur décisive ornementation bien chantante et large d’exécution. Il faut admirer surtout comme dernier cri du modernisme bibliopégique le superbe morceau de cuir incisé, d'après un dessin de Stenlein, incrusté par Lortic sur un exemplaire de l'affaire Crainquebille d'Anatole France, de cet Anatole France qui semble être le dieu des bibliophiles de ce temps, car il est peu de ses oeuvres qui n'aient été aujourd'hui éditées luxueusement comme elle le méritent, en tous formats et illustrées par les plus fameux artistes de ce temps. Anatole France arrivera à la postérité en "éditions de luxe" déjà consacré par ses propres contemporains, ce qui est rare et vaut d'être signalé.
      On peut voir, dans la bibliothèque Albert Bélinac, le nombre considérable de ces publications réservées et les soins accumulés par les éditeurs pour conserver à l'admiration des générations futures la magistrale prose et les vers adorables de l'écrivain du crime de Sylvestre Bonnard et des Noces corinthiennes.
      Le catalogue Bélinac semble être, pour me résumer, la démonstration du bel effort de la bibliophilie française, pour affirmer la virtuosité de nos créateurs de publications d'art. Ceux qui affirment que le livre moderne périclite et qu'il ne tardera pas à entrer en agonie, se trompent étrangement.
      J'ai comme une prévision convaincue que le succès de ces admirables livres qui vont être dispersés, témoignera de la grande vitalité des ouvrages d'élite réservés aujourd'hui comme demain au plaisir, à la vanité, au dilettantisme de quelques élus de la fortune et du goût.


OCTAVE UZANNE (8)


(1) Préambule par Octave Uzanne au Catalogue de la Bibliothèque de feu Mr Albert Bélinac, Membre de Sociétés de Bibliophiles, Industriel, Chevalier de la Légion d'Honneur. Première partie. Très beaux livres modernes recouverts de superbes reliures d'art. Exemplaires uniques enrichis d'Aquarelles originales. Paris, A. Durel, Libraire, 1909. 2 parties reliées en 1 volume in-4°. pp. V à XVI pour la présentation par Octave Uzanne suivies de 492 numéros précisément décrits (196 pages). On trouve relié à la suite l'Album des Reliures (166 planches de reliures photographiées en noir et blanc). La vente s'est déroulée à l'Hôtel Drouot les mercredi 3, jeudi 4, vendredi 5 et samedi 6 février 1909. La vente a produit un total de 267.000 francs or.

(2) Bélinac, Albert (1858-1907). Fondateur des soieries Bélinac à Aurec-sur-Loire (1882), la Maison Bélinac est le premier industriel à utiliser les brochés mécaniques spécialisés dans le tissage des rubans de soie. En 1906, la société emménage dans ses bureaux de Saint-Etienne, qui sont toujours ses locaux actuels. Dans les années 1930, Henri Bélinac, fils du fondateur, fait évoluer l’entreprise vers de nouveaux produits tels que la doublure et le tissu d’ameublement. Son petit-fils Jean Gelas prend le relais en 1968 et poursuit dans la voie de la diversification. La société jusqu’ici familiale est reprise en 2007 par Yann Biville, actuel dirigeant. La société Bélinac a un chiffre d'affaire de près de 4,5 millions d'euros en 2013. Voir www.belinac.com

(3) Fondée par Octave Uzanne à la fin de l'année 1889.

(4) Affaire Dreyfus

(5) Albert Bélinac meurt à l'âge de 49 ans

(6) Albert Bélinac n'était pas exclusivement moderniste, Octave Uzanne se trompe ici puisqu'il y aura quelques jours plus tard la vente d'une seconde partie de la Bibliothèque Bélinac avec des livres illustrés du XVIIIe siècle. Catalogue de la bibliothèque de feu M. Albert Bélinac,... Seconde partie. Livres à figures du XVIIIe siècle, éditions originales, éditions de luxe. (Vente du 16 au 20 février 1909). Paris : A. Durel, 1909. Octave Uzanne n'a pas participé à la rédaction du catalogue de cette seconde vente. La même année il y eut également une vente des Estampes Modernes (Félix Buhot et Auguste Lepère) de la Bibliothèque A. Bélinac. Par ailleurs nous ne connaissons pas d'ex libris Bélinac et les exemplaires de cette bibliothèque sont aujourd'hui devenus extrêmement difficiles à repérer. La bibliothèque Bélinac fut une des dernières grandes bibliothèques de riche amateur à être dispersées aux enchères avant le terrible cataclysme guerrier de 1914-1918 qui changea toute la donne financière et par la même la donne bibliophilique, l'une n'allant pas sans l'autre.

(7) adjugé 10.000 francs or

(8) La Correspondance privée inédite entre les deux frères Uzanne (Archives d'Auxerre) nous permet d'en savoir un peu plus sur les conditions d'écriture de cette préface au catalogue Bélinac. Voici ce qu'Octave Uzanne écrit à son frère le mardi 15 décembre 1908 depuis l'Hôtel Beau Rivage à St-Raphaël (Var) : "J’ai demandé à Durel 200 francs pour la préface de son catalogue, si son client n’accepte, je ne ferai rien [...]". Durel accepta. Uzanne écrit le lundi 21 décembre 1908 au matin (toujours depuis l'Hôtel Beau Rivage à St-Raphaël : "Aujourd’hui, je vais travailler à la préface Durel, tout en me promenant quelque peu. [...]". Et enfin le lendemain 22 décembre il écrit : "Mon cher frérot, Je viens de terminer la longue préface du catalogue que j’avais à faire – ça y est, me voici libéré de mes besognes urgentes. [...]". Nous verrons dans un prochain article combien les relations entre Octave Uzanne et le libraire Durel purent être houleuses.

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