L'article dont nous donnons de larges extraits ci-dessous a paru pour la première fois dans la revue populaire Je sais tout, le 15 février 1905, voici donc quelques cent huit ans ! Un gros siècle en somme !
Cet article a été repris en tête du volume intitulé Le Spectacle contemporain, Sottisier des Moeurs, sous-titré Vanités, Croyances et Ridicules du jour, Façons de vivre, Modes esthétiques, domestiques et sociales, Evolution des manières et du goût, etc. (Paris, Em. Paul, 1911).
Octave Uzanne y traite de la nouveauté à la mode : le pantalon féminin ou jupe-pantalon, fraîchement débarqué sur les quais de la mode parisienne. Il en profite pour (re)donner son avis sur la mode et le féminisme, ces deux "antagonistes", selon lui.
Un siècle plus tard, il apparaît tout à la fois amusant et intéressant de se pencher quelques minutes sur ces considérations fashion.
Bertrand Hugonnard-Roche
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« A l'heure actuelle, on lança avec frénésie la jupe-pantalon : c'est le dernier cri de la grande empirière (*). La jupe-culotte pour femmes sera-t-elle un jour la joie de nos yeux amusés ? Ce n'est pas encore certain, mais c'est quelque peu probable. Une seule chose risquerait de faire échouer cette mode, c'est qu'elle apparaît remarquablement pratique, hygiénique et conforme au rôle nouveau de la femme émancipée. Le ridicule de cette transformation ne nous est démontré aucunement. Il y aurait au contraire dans cette jupe à l'orientale comme un retour au bon sens, à la logique, à la pondération qu'il est si rare de rencontrer dans une mode nouvelle. La jupe, cette cloche plus ou moins étoffée, courte ou longue, ouverte à toutes les poussières de la voirie ou du logis, fut sans cesse et reste encore une anomalie, une démence persistante à travers les âges. On s'étonne que rien, démonstrations ou réquisitoires d'hygiénistes, n'ait pu en faire comprendre l'absurdité flagrante. A l'origine, son excuse fut peut-être dans ce qu'elle dissimulait assez aisément, dans les plis tombants, les premières rondeurs de la grossesse et qu'elle seyait aux matrones pourvues de jumelles rondeurs très proéminentes et de ventres excessifs. La jupe cache tout ce que le corset refoule ; elle constitue la crypte ou, pour mieux dire, les oubliettes de tout ce que le buste soigneusement baleiné rejette dans les bas-fonds. C'est un rôle qui suffirait à la faire abandonner par la majorité des jolies petites femmes qui n'ont rien à cacher et qui seraient bien crânes et délurées sous la jupe-culotte qui ramènerait la femme moderne vers l'aimable allure chicocandarde des inoubliables débardeurs de Gavarni.
« Aurons-nous la jupe-culotte ? Ce fut la grosse question du jour dans les salons et les ateliers de couture de Paris. Il y a deux clans nettement divisés parmi les confectionneurs de robes tailleurs et les maîtres des toilettes de haut luxe du quartier de la Paix. Les uns voudraient faire triompher le pantalon de harem, souple, large sur les hanches, ne rappelant en rien les affreuses culottes de cyclistes, mais donnant à la femme un aspect de belles odalisques occidentales, à la démarche rythmée par l'ampleur des plis tombant harmonieusement de la taille pour se centraliser sur les chevilles. Il s'agirait de créer une mode avantageuse aux maigreurs sans être disgracieuse aux embonpoints : une jupe fendue avec grâce, coulissée quelque peu aux attaches des pieds et n'évoquant point la culotte du zouave ou le grimpant masculin.
« D'autres, qui sentent ce que cette mode nouvelle aurait de fâcheux pour l'évolution de la fashion, en ce sens que les femmes s'y accoutumeraient bien vite, s'efforcent de la repousser et de la ridiculiser. Il y a quelques jours, un essai fait par une jeune actrice de la Comédie-Française, à la répétition générale d'une oeuvre inédite, ne semble pas avoir obtenu un succès d'estime - mais, ce sont les modes qui semblent les plus hostiles au goût courant à leur naissance qui se prolongent le plus longtemps lorsqu'elles ont fini par triompher. On ne peut jamais rien préjuger en pareille matière. Il y a longtemps déjà que je formulai cet aphorisme : une mode ancienne nous semble une agréable curiosité, une mode qui commence ou qui s'achève entre dans le domaine de la caricature ou paraît s'en évader ; seule, la mode régnante, consacrée par l'usage et qu'animent la vie et la beauté, est à nos yeux une apparence exquise. (...)
« La réussite de la jupe-culotte ne doit donc pas être simplement considérée comme un sujet de plaisante causerie. De son adoption dépend peut-être une direction nouvelle dans l'évolution du costume féminin qui pourrait, au grand avantage des apôtres de l'émancipation totale de la femme, se rapprocher de celui de l'homme. Notre costume masculin n'est certes point idéal, esthétiquement parlant, et il gagnerait à de nombreuses modifications au point de vue de l'hygiène et de la santé. Encore est-il suffisamment pratique et nous procure-t-il une assez grande liberté d'allures dans notre vie affairée.
"Cette question de la jupe-culotte témoigne encore de notre lointaine puissance de rayonnement, puisque des journaux importants de l'étranger ont ouvert des plébiscites parmi leurs lectrices au sujet de son adoption. Mais les femmes ne font pas les modes : elles les subissent. Elles sont impropres à décider de celles qui leur conviennent ; elles suivent les décrets de l'inconstante déesse. Elles voteront sans discernement sur la jupe cloche ou la jupe à deux jambes, ne sachant qu'obéir à leurs couturiers.
« L'avenir seul pourra nous dire s'il ne s'agit en cette matière que d'une pantalonnade faite pour nous récréer un instant. (...)
« La mode demeure leur dernière superstition, qui est la plus tenace, la plus vaniteuse de toutes et qui reste comme le témoignage de leur frivolité innée. Elles ne peuvent se soustraire à la religion du chiffon. Elles ont la dévotion fervente de la fashion. Ce sont des comédiennes éprises de l'effet à produire, soucieuse d'attirer l'attention et de dominer leurs rivales par l'éclat du luxe déployé ou le raffinement d'élégance du dernier cri de la création parisienne. Elles ne cherchent point à dégager certaine personnalité dans leur tenue, à témoigner de leur dédain pour les outrances du costume ; ces outrances, elle ne les perçoivent. Elles sont aveugles vis-à-vis des ridicules de leurs couvre-chefs, des excès de leurs postiches ou de la déformation des tournures. Elles demeurent également sourdes aux avis des hommes de science qui leur dénoncent les innombrables méfaits du corset. A aucune époque de l'histoire, elles n'ont fait le moindre effort pour s'émanciper de la torture des fraises, des cols, des chaussures, des baleines d'ordonnance, afin d'imposer un costume simple, pratique, hygiénique, dégagé et durable. Avant de songer à être heureuse et légèrement indépendantes, physiquement et moralement, elles réclament cet héroïque droit à la folie qui ne les abandonna jamais : Etre à la mode. Il semble que les actives revendicatrices du féminisme, celles qui, à tout propos et hors de propos, gravissent à diverses tribunes pour affirmer l'égalité de l'homme et de la femme et réclamer pour celle-ci tous les droits politiques et sociaux, ainsi que tous les accès aux professions masculines, devraient bien s'entendre auparavant pour déclarer vigoureusement la guerre à la Mode. (...)
« La première démonstration des droits de la femme consisterait à nous fournir ce témoignage que l'Eve nouvelle n'est plus une poupée, ni une bête de luxe au service des vanités de l'homme de plaisir. Après nombre d'actes d'iconoclastie du Temple de la Mode, après des affirmations sincères d'indépendance et révolution accomplie, il nous viendrait sans doute quelque respect pour l'attitude des conquérantes, travaillant non seulement pour elles-mêmes, mais aussi gagnant la bataille contre la sottise mondaine et sociale qui s'efforce à la piaffe. Cette révolution inespérée aurait pour immédiat résultat la paix et l'économie des ménages, l'agrément des relations en général et la camaraderie entre sexes différents.
Mais cette heure de sagesse viendra-t-elle jamais ? Une voix instinctive et subtile fait comprendre à celles qui sont jeunes, jolies, amoureuses, et qui demeurent résolues à se laisser gouverner par la vanité et la passion, une voix atavique leur fait entendre qu'elles ne sont vraiment susceptibles de commander qu'après avoir promis d'obéir et qu'elles n'arrivent jamais aussi près de l'esclavage que lorsque les hommes sont à leurs pieds. La Mode est tellement l'image changeante de la femme que l'une ne saurait vivre sans l'autre. - Il n'y a que la Mode qui puisse rendre socialement toutes les femmes satisfaites d'elles-mêmes. La Mode, c'est leur art, leur littérature, leur science, leur histoire. Comme à la déesse des apparences, elles lui accordent, plus qu'elles ne l'avouent, un impérissable culte. C'est pourquoi le féminisme ne triomphera, hélas ! jamais intégralement de la Mode. Estimons même qu'il ne peut s'affirmer sans cette victoire nécessaire à son évolution réelle.
Ce sont des antagonismes nettement opposés. Les suffragettes d'outre-Manche ne paraissent point peut-être s'en soucier, parce que ce sont des femmes si peu femmes que la coquetterie ne les pourrait qu'enlaidir ; mais en France, à Paris, le féminisme ne sera jamais qu'un mot vague, qu'un mouvement de minorité, qu'une théorie qui n'entrera point complètement d'emblée dans la pratique de nos moeurs, parce que, pour asseoir le féminisme, il faudrait l'asseoir sur les ruines de la Mode ... sur les ruines de notre chère Babylone moderne. Or, chez nous, les hommes suivront longtemps encore les femmes, et les femmes suivront toujours la Mode, si laide, si extravagante, si coûteuse soit-elle.
Le féminisme ne sera jamais en France que l'essayage, c'est à dire encore de la Mode. La grande Empirière, qui a survécu aux ironies du sage Montaigne, survivra aux revendications des féministes. Conçoit-on notre pays privé de la Mode ? Cela semble la plus démente des utopies.
Octave Uzanne
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(*) Montaigne disait de la mode que c'est une Reine et une grande Empirière, dont le séjour de prédilection est la France.
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