Exemplaire offert par Pierre Dufay à Octave Uzanne en 1926.
Voici l'article nécrologique publié par Pierre Dufay (*) dans le Bulletin de la Société J.-K. Huysmans en mars 1932 (n°6 - 5e année).
"Octave Uzanne est mort le 31 octobre 1931, à Saint-Cloud, dans cet appartement familier à tous ceux qui, par lui, avaient appris à connaître les livres et à les aimer. La conversation de l'écrivain presque octogénaire - il était né à Auxerre le 14 septembre 1852 (**), - était demeurée attachante et charmante. Son âge l'y autorisant, il appartenait à une autre génération, où parler était resté une science. Il était fertile en souvenirs et, malgré un monocle, dont il n'abusait pas, sa vieillesse s'était parée d'une bienveillance extrême, facilement affectueuse.
Il était un peu le survivant de ce boulevard, mort à jamais, où les terrasses des cafés étaient volontiers bureaux d'esprit ; à une époque où la chronique est morte, tuée par l'information, il représentait la chronique, dans sa dernière et sa meilleure expression.
C'était au 62 du boulevard de Versailles, au point terminus du tramway de la Porte-Maillot, qu'il ne fallait pas prendre les jours de courses à Saint-Cloud, sous peine d'être bousculé. Après avoir traversé une cour, on montait quatre étages, une gouvernante d'âge canonique, vous venait ouvrir, avenante et bien stylée, puis, une antichambre encombrée de livres traversée ; c'était son cabinet, double joie des yeux : largement ouverte la fenêtre donnait sur tout le Val d'Or, tandis que les murs étalaient les trésors de sa bibliothèque, les panneaux piqués ça et là, d'aquarelles et d'eaux-fortes originales, entre autres, ce Barbey d'Aurevilly, déconcertant d'allure, qu'on ne pouvait oublié, quand une fois on l'avait vu.
Octave Uzanne, qui l'avait bien connu, avait conservé toute sa fidélité à ce culte de sa jeunesse : sous sa parole, comme sous sa plume, le connétable revivait : il lui consacra en 1927, dans la collection l' Alphabet des lettres, un de ses derniers volumes, le dernier peut-être, étrangement vivant et évocateur. Au cours d'une vieillesse qui fut laborieuse et heureuse, en dépit d'opérations chirurgicales répétées (ne songeait-il pas à écrire un "Eloge de la vieillesse" ?), Uzanne posséda plus qu'aucun autre le don de faire revivre ceux qui n'étaient plus. Sans parler de la chronique consacrée dans l'Echo de Paris alors qu'il y abritait sous le pseudonyme de "La Cagoule" ses Visions de notre temps, à son cher Fély, au lendemain de la mort de Félicien Rops, c'étaient, dans le Figaro (6 octobre 1923) une nécessaire réhabilitation de Charles Monselet, ce journaliste qui fut un grand érudit, et, à la veille du septième anniversaire de la mort de Huysmans, une lumineuse étude sur J.-K. Huysmans, réaliste-mystique (10 mai 1924).
De tout temps, sa curiosité avait embrassé tous les sujets ; le premier, il avait publié des inédits de Baudelaire - je ne saurais d'ailleurs oublier quels avaient été son attitude et ses précieux encouragements, lors du fâcheux papier timbré, des Amoenuitates - ; nul autant que lui ne connaissait le XVIIIe siècle et Casanova nous avait mis en rapport.
Lui-même avait eu des ennuis pour la publication des lettres d'Adèle Hugo et il avait trop connu Poulet-Malassis, de qui il avait tenu sa documentation baudelairienne, l'infortuné Liseux et Henry Kistemaeckers père, pour ne point savoir que le métier d'éditeur est parfois difficile et ingrat.
Membre fondateur de la plupart des sociétés de bibliophiles qui précédèrent la guerre, de tout temps, il avait été un ami du Mercure de France, et, feuilletant ses tables, je relève quatre articles de lui, marquant bien la variété de ses connaissances et portant le sceau de sa curiosité toujours en éveil : Edgar Poe et son ami F. Holley-Chivers (1er novembre 1907), L'Art graphique et figuratif de monsieur Ingres (1er mars 1911), Les marques de possession du livre, ex-libris français (16 juin 1911), Mme de Pompadour intellectuelle, comédienne et organisatrice de théâtre intime (1er mars 1912).
A la Dépêche de Toulouse, l'un des rares journaux qui aient conservé une place à cette chose désuète, surannée et charmante, la chronique, Octave Uzanne apporta, jusqu'à son dernier jour, une fidèle et inégalable collaboration. N'ayant rien perdu de la vigueur de son esprit et de sa plume, il y apportait son savoir et un peu de cet esprit de Paris plus qu'à demi disparu.
Il fallait, dans le calme de cet appartement de Saint-Cloud dont les "moins de trente ans" ignoraient le chemin, entendre Octave Uzanne remuer les cendres tièdes encore de ce passé qu'il aimait. Les gens y revivaient avec leur relief et leurs ridicules, sur lesquels il n'insistait pas, ayant assez de talent et ayant tenu une place suffisante pour être indulgent et bienveillant. Sa dernière lettre que je retrouve datée du 16 juillet 1930 et écrite d'une maison de santé d'Auteuil, où il venait de subir une nouvelle opération est toute affectueuse et à la relire elle me donne un peu l'impression d'un adieu :
"J'ai été opéré il y a plus de trois mois, après avoir été patraque cette dernière année. Le choc de cette intervention grave, surtout à mon âge, s'est fait sentir avec rigueur et j'ai bien cru que la lutte pour la survie n'en valait pas la peine, car le dernier tournant de route à faire ne m'offre pas d'avantages appréciables à mon gré, et il faut, en naissant, se tenir prêt à partir - tôt ou tard - et il est déjà nuit pour moi...
Mes forces reviennent au compte-gouttes, le temps seul pourra me rafistoler à peu près, suffisamment pour gagner ma demeure d'éternité."
Elle est belle, cette lettre par laquelle, pour la dernière fois, Octave Uzanne m'exprimait ses affectueux souvenirs. Hélas le temps, une course sottement remise au lendemain, puis au surlendemain, ne m'ont pas permis d'aller prendre congé du Maître, qui pour moi, avait été un ami et un guide. C'est un devoir tardif que je remplis aujourd'hui, avec émotion.
Pierre Dufay.
P.S. - L’œuvre d'Octave Uzanne qu'appréciait fort Rémy de Gourmont, est considérable. A côté des collections du Livre, du Livre moderne, de l'Art et les Idées, et des Petits poètes du XVIIIe siècle, on doit mentionner parmi ses principales publications : Caprices d'un bibliophile, le Bric-à-Brac de l'amour, le Calendrier de Vénus, Les Surprises du coeur, L'Eventai, le gant, l'Ombrelle et le manchon, Son altesse la femme, La Française du siècle, Nos amis les livres, La Reliure moderne, Le Miroir du monde, Zigs-Zags d'un curieux, les Quais de Paris, La Femme et la mode, Contes pour les bibliophiles, Dictionnaire bibliophilosophique, Visions de notre heure, Parisiennes de ce temps, La locomotion à travers l'histoire, etc., etc."
Le hasard presque seul et une certaine persévérance dans nos recherches nous a permis de retrouver l'exemplaire du livre intitulé Laurent Tailhade - Lettres à sa mère 1874 1891 publié par Pierre Dufay à Paris chez René Van den Berg et Louis Enlart, en 1926, offert à Octave Uzanne par l'auteur avec l'envoi autographe suivant : "A Octave Uzanne, évocateur du passé et qui me l'a fait aimer, respectueux et affectueux hommage, Pierre Dufay." Cet exemplaire ayant été offert à Uzanne porte quelques traces de lecture, notamment quelques passages marqués au crayon en marge, mais surtout il est accompagné d'un manuscrit autographe d'Octave Uzanne concernant Laurent Tailhade. Ce manuscrit de quelques pages (qui a dû servir pour la publication d'un article dans la presse) fera l'objet d'un prochain billet.
Bertrand Hugonnard-Roche pour le blog Octave Uzanne.
(*) Pierre Dufay (1864-1942) est un écrivain qui a publié plusieurs ouvrages intéressants notamment Autour de Baudelaire (1931), Laurent Tailhade, Lettres à sa mère 1874-1891 (1926), L'Enfer des classiques (ouvrage collectif publié en 1933), etc. Il était membre fondateur de la Société J.-K. Huysmans. Lire sur Pierre Dufay le témoignage de M. Maurice Garçon, Cahiers J.-K. Huysmans, n° 20, mai 1947.
(**) la date de naissance indiquée ici est erronée. Octave Uzanne, comme le prouve son acte de naissance de l'état civil est né le 14 septembre 1851. Il avait donc passé les 80 ans lors de son décès le 31 octobre 1931.
"Octave Uzanne est mort le 31 octobre 1931, à Saint-Cloud, dans cet appartement familier à tous ceux qui, par lui, avaient appris à connaître les livres et à les aimer. La conversation de l'écrivain presque octogénaire - il était né à Auxerre le 14 septembre 1852 (**), - était demeurée attachante et charmante. Son âge l'y autorisant, il appartenait à une autre génération, où parler était resté une science. Il était fertile en souvenirs et, malgré un monocle, dont il n'abusait pas, sa vieillesse s'était parée d'une bienveillance extrême, facilement affectueuse.
Il était un peu le survivant de ce boulevard, mort à jamais, où les terrasses des cafés étaient volontiers bureaux d'esprit ; à une époque où la chronique est morte, tuée par l'information, il représentait la chronique, dans sa dernière et sa meilleure expression.
C'était au 62 du boulevard de Versailles, au point terminus du tramway de la Porte-Maillot, qu'il ne fallait pas prendre les jours de courses à Saint-Cloud, sous peine d'être bousculé. Après avoir traversé une cour, on montait quatre étages, une gouvernante d'âge canonique, vous venait ouvrir, avenante et bien stylée, puis, une antichambre encombrée de livres traversée ; c'était son cabinet, double joie des yeux : largement ouverte la fenêtre donnait sur tout le Val d'Or, tandis que les murs étalaient les trésors de sa bibliothèque, les panneaux piqués ça et là, d'aquarelles et d'eaux-fortes originales, entre autres, ce Barbey d'Aurevilly, déconcertant d'allure, qu'on ne pouvait oublié, quand une fois on l'avait vu.
Octave Uzanne, qui l'avait bien connu, avait conservé toute sa fidélité à ce culte de sa jeunesse : sous sa parole, comme sous sa plume, le connétable revivait : il lui consacra en 1927, dans la collection l' Alphabet des lettres, un de ses derniers volumes, le dernier peut-être, étrangement vivant et évocateur. Au cours d'une vieillesse qui fut laborieuse et heureuse, en dépit d'opérations chirurgicales répétées (ne songeait-il pas à écrire un "Eloge de la vieillesse" ?), Uzanne posséda plus qu'aucun autre le don de faire revivre ceux qui n'étaient plus. Sans parler de la chronique consacrée dans l'Echo de Paris alors qu'il y abritait sous le pseudonyme de "La Cagoule" ses Visions de notre temps, à son cher Fély, au lendemain de la mort de Félicien Rops, c'étaient, dans le Figaro (6 octobre 1923) une nécessaire réhabilitation de Charles Monselet, ce journaliste qui fut un grand érudit, et, à la veille du septième anniversaire de la mort de Huysmans, une lumineuse étude sur J.-K. Huysmans, réaliste-mystique (10 mai 1924).
De tout temps, sa curiosité avait embrassé tous les sujets ; le premier, il avait publié des inédits de Baudelaire - je ne saurais d'ailleurs oublier quels avaient été son attitude et ses précieux encouragements, lors du fâcheux papier timbré, des Amoenuitates - ; nul autant que lui ne connaissait le XVIIIe siècle et Casanova nous avait mis en rapport.
Lui-même avait eu des ennuis pour la publication des lettres d'Adèle Hugo et il avait trop connu Poulet-Malassis, de qui il avait tenu sa documentation baudelairienne, l'infortuné Liseux et Henry Kistemaeckers père, pour ne point savoir que le métier d'éditeur est parfois difficile et ingrat.
Membre fondateur de la plupart des sociétés de bibliophiles qui précédèrent la guerre, de tout temps, il avait été un ami du Mercure de France, et, feuilletant ses tables, je relève quatre articles de lui, marquant bien la variété de ses connaissances et portant le sceau de sa curiosité toujours en éveil : Edgar Poe et son ami F. Holley-Chivers (1er novembre 1907), L'Art graphique et figuratif de monsieur Ingres (1er mars 1911), Les marques de possession du livre, ex-libris français (16 juin 1911), Mme de Pompadour intellectuelle, comédienne et organisatrice de théâtre intime (1er mars 1912).
A la Dépêche de Toulouse, l'un des rares journaux qui aient conservé une place à cette chose désuète, surannée et charmante, la chronique, Octave Uzanne apporta, jusqu'à son dernier jour, une fidèle et inégalable collaboration. N'ayant rien perdu de la vigueur de son esprit et de sa plume, il y apportait son savoir et un peu de cet esprit de Paris plus qu'à demi disparu.
Il fallait, dans le calme de cet appartement de Saint-Cloud dont les "moins de trente ans" ignoraient le chemin, entendre Octave Uzanne remuer les cendres tièdes encore de ce passé qu'il aimait. Les gens y revivaient avec leur relief et leurs ridicules, sur lesquels il n'insistait pas, ayant assez de talent et ayant tenu une place suffisante pour être indulgent et bienveillant. Sa dernière lettre que je retrouve datée du 16 juillet 1930 et écrite d'une maison de santé d'Auteuil, où il venait de subir une nouvelle opération est toute affectueuse et à la relire elle me donne un peu l'impression d'un adieu :
"J'ai été opéré il y a plus de trois mois, après avoir été patraque cette dernière année. Le choc de cette intervention grave, surtout à mon âge, s'est fait sentir avec rigueur et j'ai bien cru que la lutte pour la survie n'en valait pas la peine, car le dernier tournant de route à faire ne m'offre pas d'avantages appréciables à mon gré, et il faut, en naissant, se tenir prêt à partir - tôt ou tard - et il est déjà nuit pour moi...
Mes forces reviennent au compte-gouttes, le temps seul pourra me rafistoler à peu près, suffisamment pour gagner ma demeure d'éternité."
Elle est belle, cette lettre par laquelle, pour la dernière fois, Octave Uzanne m'exprimait ses affectueux souvenirs. Hélas le temps, une course sottement remise au lendemain, puis au surlendemain, ne m'ont pas permis d'aller prendre congé du Maître, qui pour moi, avait été un ami et un guide. C'est un devoir tardif que je remplis aujourd'hui, avec émotion.
Pierre Dufay.
P.S. - L’œuvre d'Octave Uzanne qu'appréciait fort Rémy de Gourmont, est considérable. A côté des collections du Livre, du Livre moderne, de l'Art et les Idées, et des Petits poètes du XVIIIe siècle, on doit mentionner parmi ses principales publications : Caprices d'un bibliophile, le Bric-à-Brac de l'amour, le Calendrier de Vénus, Les Surprises du coeur, L'Eventai, le gant, l'Ombrelle et le manchon, Son altesse la femme, La Française du siècle, Nos amis les livres, La Reliure moderne, Le Miroir du monde, Zigs-Zags d'un curieux, les Quais de Paris, La Femme et la mode, Contes pour les bibliophiles, Dictionnaire bibliophilosophique, Visions de notre heure, Parisiennes de ce temps, La locomotion à travers l'histoire, etc., etc."
Envoi de Pierre Dufay à Octave Uzanne sur
Laurent Tailhade - Lettres à sa mère 1874-1891,
introduction, notes et index par Pierre Dufay. Paris, Van den Berg & Enlart, 1926.
Laurent Tailhade - Lettres à sa mère 1874-1891,
introduction, notes et index par Pierre Dufay. Paris, Van den Berg & Enlart, 1926.
Le hasard presque seul et une certaine persévérance dans nos recherches nous a permis de retrouver l'exemplaire du livre intitulé Laurent Tailhade - Lettres à sa mère 1874 1891 publié par Pierre Dufay à Paris chez René Van den Berg et Louis Enlart, en 1926, offert à Octave Uzanne par l'auteur avec l'envoi autographe suivant : "A Octave Uzanne, évocateur du passé et qui me l'a fait aimer, respectueux et affectueux hommage, Pierre Dufay." Cet exemplaire ayant été offert à Uzanne porte quelques traces de lecture, notamment quelques passages marqués au crayon en marge, mais surtout il est accompagné d'un manuscrit autographe d'Octave Uzanne concernant Laurent Tailhade. Ce manuscrit de quelques pages (qui a dû servir pour la publication d'un article dans la presse) fera l'objet d'un prochain billet.
Bertrand Hugonnard-Roche pour le blog Octave Uzanne.
(*) Pierre Dufay (1864-1942) est un écrivain qui a publié plusieurs ouvrages intéressants notamment Autour de Baudelaire (1931), Laurent Tailhade, Lettres à sa mère 1874-1891 (1926), L'Enfer des classiques (ouvrage collectif publié en 1933), etc. Il était membre fondateur de la Société J.-K. Huysmans. Lire sur Pierre Dufay le témoignage de M. Maurice Garçon, Cahiers J.-K. Huysmans, n° 20, mai 1947.
(**) la date de naissance indiquée ici est erronée. Octave Uzanne, comme le prouve son acte de naissance de l'état civil est né le 14 septembre 1851. Il avait donc passé les 80 ans lors de son décès le 31 octobre 1931.
Cet article avait été publié d'abord dans le Mercure de France du 15 novembre 1931.
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