vendredi 22 juin 2012

Octave Uzanne, Président des Bibliophiles contemporains, H. Launette, G. Boudet et A. Ferroud, éditeurs-libraires : la querelle ! (mars 1890).

Les documents dont vous allez pouvoir prendre connaissance ci-dessous sont pour la plupart difficile d'accès. Le factum qu'envoie G. Boudet, éditeur, successeur de H. Launette, qui présente ici sa démission de la Société des Bibliophiles contemporains. A. Ferroud proteste aussi dans un autre document éphémère parfaitement conservé. C'est un petit miracle que celui-ci nous soit parvenu intact. Il se trouvait parmi une quinzaine d'autres documents imprimés (circulaires, avis, prospectus, etc), tous concernant la fondation et les activités de la Société des Bibliophiles contemporains depuis sa création à la fin de l'année 1889 jusqu'à sa dissolution complète et définitive en 1894. Nous verrons que même bien après cette date, les Bibliophiles contemporains existent encore, sous une forme non officielle (à lire dans un prochain billet). Les autres documents donnés ci-dessous sont extraits de la revue le Livre moderne et peuvent être plus aisément consultés. Lisez et faites-vous votre propre opinion sur les différents protagonistes de l'affaire. Il s'avère que A. Ferroud et Octave Uzanne ont eu (courant 1889 ou au début de 1890) un différend sérieux. Nous n'en connaissons pas la raison. Est-ce une lutte d'ego ? (fort probable) un incident d'édition ? les liens entre eux et un artiste qu'ils se disputaient ? Nous en saurons plus en découvrant de nouveaux documents.

Bonne lecture.
Bertrand Hugonnard-Roche

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26 mars 1890 - Lettre imprimée sur papier à en-tête de la Librairie Artistique H. Launette & Cie, éditeurs, G. Boudet, succr., 197, Boulevard Saint-Germain, Paris. [Imprimé en rouge et noir]. 2 pages in-4

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous adresser ci-dessous, la copie d’une lettre envoyée à M. Octave Uzanne, en réponse à un entrefilet paru dans le Livre du mois de mars, que vous avez lu probablement, mais dont je vous adresse également copie d’autre part.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués,

G. BOUDET.


                                               Monsieur Octave Uzanne,
                                               Directeur du Livre,

            On me communique à l’instant le numéro du Livre du mois de mars, dans lequel vous consacrez un entrefilet à l’adresse des Bibliophiles contemporains ; vous y faites allusion au lancement d’un ouvrage mis en sous-location par une Maison d’édition chez un débitant de publications du boulevard St-Germain.
            Si vous le voulez bien, nous mettrons les noms afin d’y voir plus clair. Tout d’abord l’ouvrage dont il s’agit est le Daphnis et Chloé, illustré par Raphaël Collin. – La maison d’édition est la Librairie Artistique H. Launette et Cie, G. Boudet successeur, et le débitant de publications est le libraire-expert A. Ferroud que vous connaissez très intimement.
            Dans quel but avez-vous écrit des choses aussi injurieuses sur notre maison ? C’est ce que je ne puis arriver à comprendre. Nous pensions que dix années passées dans l’édition avec un rang honorable, et le légitime orgueil de n’avoir jamais manqué à nos engagements, nous mettrait à l’abri d’une attaque aussi injustifiée.
            Nous n’avons rien à voir dans vos rancunes avec M. Ferroud, votre collaborateur dévoué dans la création de la Société des Bibliophiles contemporains, et que pour des raisons qui ne nous regardent pas, vous avez mis de côté une fois la Société formée ; mais que pour lui dire des choses désagréables vous ayez eu besoin de marcher sur nous et d’attaquer à l’avance un ouvrage que vous avouez ne pas connaître, c’est dépasser les bornes de la critique.
            Un passage de l’entrefilet en question m’a vivement étonné. Vous voulez interdire aux Libraires et Editeurs d’avoir aucune communication avec les Contemporains ! comme si vous vouliez accaparer pour vous seul, l’attention de ces Messieurs. Je crois que vous outrepassez vos droits de Président en voulant éviter aux membres de la Société, tout contact avec les éditeurs et en ayant l’air de les mettre en tutelle comme étant incapables d’acheter un livre de leur propre initiative.
            Vous n’avez sans doute pas réfléchi à l’énormité de la chose ; car enfin, l’éditeur après avoir publié un ouvrage au prix de beaucoup d’argent, doit avoir la liberté d’en chercher le débit auprès de ceux qui aiment les livres, à moins que vous n’ayez la prétention de remplir leurs bibliothèques exclusivement de vos ouvrages. Faudra-t-il désormais vous demander l’estampille sur les éditions que nous nous proposerons de publier pour les amateurs ?
            Quoi qu’il en soit, nous pensions avoir mieux mérité de votre impartialité et de vos louanges passées, pour ne pas être taxé de mettre une partie de notre future édiiton en sous-location chez un débitant comme vous le dites si élégamment.
            La vérité, la voici : M. Ferroud a traité pour une édition spéciale à 50 exemplaires de Daphnis et Chloé, comme il l’a fait précédemment avec la Maison Quantin pour 50 exemplaires de Cinq Mars. Qu’y-a-t-il dans cette opération qui vous blesse au point de vous laisser aller à attaquer une maison qui ne vous demande rien ?
            Notre Prospectus-écriteau, pour me servir de votre spirituelle expression, fait mention des noms suivants : Préface de Jules Clarétie, de l’Académie française ; compositions de Raphaël Collin, médaille d’honneur à l’Exposition universelle de 1889, gravées à l’eau-forte par Champollion dont l’éloge n’est plus à faire auprès des amateurs.
            Est-il vrai que ce prospectus, sortant de notre maison, avec les garanties d’honorabilité que nous pouvons offrir et les noms qu’il porte, soit destiné à prendre rang dans certain chapitre de Rabelais ? C’est la question que nous allons avoir l’honneur de soumettre à tous les membres impartiaux de la Société des Bibliophiles contemporains, en leur adressant copie de cette lettre, afin de leur demander s’ils approuvent un tel langage sous la plume de leur Président.

Je vous salue,

G. BOUDET.

Je m’associe entièrement aux termes de la protestation de M. Boudet et je proteste personnellement, en vous priant de recevoir ma démission, de membre des Bibliophiles contemporains.

H. LAUNETTE.

26 mars 1890

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Lettre imprimée sur papier blanc de M. A. Ferroud aux Bibliophiles contemporains. 1 page in-8 avec écriture en fac-similé d’un envoi d’Octave Uzanne à A. Ferroud. 26 mars 1890.

26 mars 1890.

                                               Monsieur,

            En réponse aux attaques parues dans le dernier numéro du Livre, je me bornerai à mettre sous les yeux des membres de la Société des Bibliophiles Contemporains, la dédicace ci-dessous, que M. Octave Uzanne m’adressait sur son dernier ouvrage : « Le Miroir du Monde ».

A M. A. Ferroud
Le grand propulseur-bibliophile de
mes livres.
Bibliophiliquement
Octave Uzanne

Veuillez agréer, Monsieur, mes plus empressées salutations.

A. FERROUD.



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Document imprimé, extrait du Livre Moderne du 10 mars 1890 :

       La Société des Bibliophiles Contemporains est à peine créée que déjà on prétend abuser de cette réunion de lettrés, amoureux d’ouvrages de ce temps. La Liste des membres fondateurs très recherchée par les placeurs de livres, a été, par l’obligeance de quelques collègues, communiquée à des libraires aux aguets, car on nous apprend qu’un débitant de publications fraîchement décorées vient de lancer ses prospectus-écriteaux à tous les membres de la Société, pour une édition mise chez lui en sous-location. Il s’agit d’une opération de librairie que nous avons d’autant moins à recommander que nous l’ignorons ; mais nous ne saurions trop mettre en garde nos confrères contre les sollicitations de toute nature qui les visent. Le titre de membre de l’Académie des Beaux Livres n’implique pas celui de : souscripteur breveté de MM. les éditeurs et libraires. – Amis, barricadez-vous, gardez vos munitions pour les belles causes à défendre, pour les vraies batailles de l’art et de l’idée à soutenir ; laissez pleuvoir les bulletins de souscription. Il est un chapitre dans Rabelais, où la plupart de ces prospectus méritent de figurer.[1]


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Réponse d’Octave Uzanne publiée dans le Livre Moderne (pp. 247-249)

            Les Sociétaires des Bibliophiles contemporains ont tous reçu, ainsi que certains de nos abonnés, une lettre-prospectus dont la copie originale avait été adressée au directeur du Livre moderne.
            Ce long réquisitoire, écrit dans un français très peu orthodoxe et filandreux, était signé par un éditeur de publications d’art en faveur duquel nous n’avons jamais que trop largement distillé la louange.
            Il y avait, dans cette fastidieuse épître, une série de récriminations et de doléances mesquines dont nos collègues nous affirment n’avoir même pu supporter la lecture. – Ce factum, qui n’intéressait ni de près ni de loin les Académiciens des Beaux livres, a donc été mis au panier avec un ennui légitime. – La réclame aura manqué son but du tout au tout.
            La théorie soutenue par ce négociant semble être que le président des Bibliophiles contemporains outrepasserait son droit en ne laissant pas les éditeurs et libraires libres de soumettre leurs publications nouvelles aux cent soixante membres de la Société. – Cette insinuation ne peut obtenir aucun crédit auprès de nos collègues.
            Nous n’avons jamais eu le ridicule de prétendre régenter une Académie où la communauté du goût et des idées d’art nous ont réunis tous dans un même intérêt ; mais il était urgent que le bibliographe dont est doublé le fondateur des Néo-bibliophiles avertît ces derniers qu’ils devaient recevoir avec une grande réserve les communications de librairie, et leur affirmât que ces envois de circulaires et bulletins de souscription – ainsi que la communication des listes d’adresses de la Société – étaient absolument faites contre son assentiment et non pas avec sa complicité.
            Cette note (voir pages 165-166) servait d’avertissement général ; elle prenait prétexte du lancement d’un prospectus qu’on nous signalait comme adressé à tous nos confrères. Il suffit de la relire pour se convaincre qu’elle ne visait directement ni ne nommait personne.
            Au surplus, il ne nous convient point d’insister sur cette circulaire sans portée aucune.
            Le jeune éditeur qui a pris la succession d’une maison dont il vante avec raison l’honorabilité n’a pas agi selon ses intérêts dans cette circonstance. – Il ne devait et ne pouvait protester, n’étant point attaqué.
            Il a préféré se compromettre en s’associant aux misérables et impuissantes rancunes d’un de ses débitants d’exemplaires de luxe, dont la très médiocre importance dans le monde des livres ne valait assurément pas de sa part le sacrifice d’un sage silence.
            Pour cette fois-ci nous serons charitable, le fait étant peu intéressant, et nous avons plaisir à clore un incident sur lequel nous ne reviendrons plus.


[1] Octave Uzanne fait ici référence à l’histoire des Torche-Culs dans le Gargantua de Rabelais.

3 commentaires:

  1. hum... le site internet des Bibliophiles a été piraté, et la liste des membres, avec leur e-mail, a été volée ; des spams ont donc suivi... logiquement le webmestre n'est pas content et met en place un filtre anti-spam.

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  2. "misérables et impuissantes rancunes d’un de ses débitants d’exemplaires de luxe, dont la très médiocre importance dans le monde des livres"

    Quel mépris de la part d'Uzanne pour André Ferroud qui n'a jamais démérité dans le monde de l'édition ! (voir "L'Editeur artiste André Ferroud (1849-1921)", article à paraître dans Le Magazine du bibliophile).

    Le "bon" Octave ne semble pas avoir été du genre facile à vivre, et plus j'en découvre sur lui, plus je pense qu'on peut le classer dans les bibliophiles à l'égo surdimensionné, dont on connaît quelques exemples, certes intéressants à étudier au plan psychologique, mais trop souvent désagréables.

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  3. Uzanne se faisait une telle idée de son indépendance, qu'il n'y sacrifiait rien, et qu'il en oubliait les autres ...

    Encore tant de choses sont à découvrir sur cet homme passionnant !!

    B.

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