Première page du manuscrit autographe d'Octave Uzanne.
Sans date, mais joint à l'exemplaire du livre de Pierre Dufay consacré à Laurent Tailhade,
on peut le dater de quelques jours ou quelques semaines après le 20 juillet 1926, date de l'achevé d'imprimer.
Le hasard presque seul et une certaine persévérance dans nos recherches nous a permis de retrouver l'exemplaire du livre intitulé Laurent Tailhade (*) - Lettres à sa mère 1874 1891 publié par Pierre Dufay (**) à Paris chez René Van den Berg et Louis Enlart, en 1926, offert à Octave Uzanne par l'auteur avec l'envoi autographe suivant : "A Octave Uzanne, évocateur du passé et qui me l'a fait aimer, respectueux et affectueux hommage, Pierre Dufay." Cet exemplaire ayant été offert à Uzanne porte quelques traces de lecture, notamment quelques passages marqués au crayon en marge, mais surtout il est accompagné d'un manuscrit autographe d'Octave Uzanne concernant Laurent Tailhade. Ce manuscrit de quelques pages (qui a dû servir pour la publication d'un article dans la presse) nous l'annoncions dans un précédent billet consacré à Pierre Dufay et à l'éloge funèbre qu'il avait fait d'Octave Uzanne. Le voici.
Laurent Tailhade par Octave
Uzanne.
Manuscrit autographe non signé. Sans date (quelques jours ou quelques semaines après le 20 juillet 1926). 5 demi-feuillets oblongs in-12
écrits seulement au verso [fragments que nous avons retranscrits dans l’ordre
dans lequel nous les avons trouvé attachés ensemble par un coin de métal].
Joint à Lettres à sa mère 1874-1891 avec des notes et une introduction par P.
Dufay. Paris, 1926, petit in-8, broché. Envoi de P. Dufay à Octave Uzanne.
« [Feuillet
1 non coté] Laurent Tailhade
Plus
rapidement que jamais, les morts s’enfoncent rapidement dans le profond néant
de l’oubli. Les réputations ne tiennent pas longtemps l’affiche. Chaque
génération, désormais, ne voudra connaître d’autres valeurs intellectuelles que
celles qui appartiendront à leur règne ici bas. Le mot de Postérité perd
de plus en plus son sens de durée. Rien n’est plus que modes qui
traversant le champ d’actualité et disparaissant à jamais hors du rayon visuel
des équipes qui entendent se renouveller sans se préoccuper des précédentes qui
leur ont ouvert la voie. On déblaie la vie, on soulage la mémoire, on se libère
des admirations du passé et de ceux qui y firent figure originale. C’est à
peine encore si on ose l’avouer cyniquement, il y a convenance Tacite dans la
jeunesse actuelle à proclamer que tout ce qui fut hier est inexistant et que
seul aujourd’hui compte et vaut qu’on y prête attention.
Bientôt
ce sera l’Evangile de la Religion du présent. Il gagnera certes [cet
évangile] à être nettement affirmé et dégagé de toutes les hypocrisies qui la
dissimulent encore. Les héritiers du Passé ne sont pas éloignés de proclamer,
du fait de leurs droits à la méconnaissance de toute gratitude vis-à-vis des
grands et nobles aïeux et à prendre pour Devise : Chacun son Heure, après
Chacun sa vie..
Nous y
arriveront d’autant plus brièvement que l’Héritage est déjà trop chargé et
qu’on ne le peut accepter que sous bénéfice d’inventaire, car on ne saurait
dans la traversée vertigineusement rapide qui est notre vie, contrôler la
millième partie du lot de connaissances qui nous est légué [cela] est
absolument hors de nos moyens.
Actuellement
déjà nombre de nos contemporains notoires s’en vont vers l’au-delà pour ainsi
dire à l’anglaise, sans déranger personne. La nécrologie qui sévissait
encore en longues paroles de Deuil et se diluait lamentablement dans les
quotidiennes colonnes des journaux, l’éloge funèbre abondant, arrosé de
regrets, de condoliantes affections verbeuses a fait son temps. Un maigre
entrefilet suffit, on use infiniment moins des mots vides de sincérité sur le
défunt inoubliable ou sur l’œuvre qui ne périra pas. Le constat de décès et le
minimum de mots [Feuillet 2 marqué (2) en haut à gauche] cela apparait
suffisant. Il y a là un progrès qui a sa valeur. Le jour ou les enterrements à
locomotion lente, encore hypomobiles, cesseront d’embouteiller la circulation
des vivants dans les grandes cités, il conviendra d’applaudir à la nouvelle
méthode. Si les morts vont vite dans toutes les capitales du monde, ce n’est
pas encore à Paris et c’est surtout vis-à-vis de cette transport de
notre guenille au vestiaire éternel qu’il faut réaliser la transport
quatrième vitesse.
*
**
Un livre
posthume de Laurent Tailhade, Recueil de Lettres à sa mère que je viens de
recevoir et de lire me fait ratiociner sur les départs à la cloche de bois de
la plupart de nos compatriotes. Le poète du Jardin des Rêves nous a quittés, je
crois, il y a environ trois ans.
[Feuillet
non coté] Laurent Tailhade
Le Poète
esthète du Jardin des rêves et de Vitraux, le véhément satirique
des poèmes aristophanesques et d’Au Pays du mufle, le journaliste
lettré qui publia tant de chronique audacieuses, le très acerbe contempteur de
nos mœurs sociales sur la fin du siècle dernier, [l’écrivain] qui nous donna
ces deux ouvrages amusants et féroces : à travers les grouins et Imbéciles
et gredins, Laurent Tailhade fut une des figures les plus originales de ce
monde des lettres d’hier qui, déjà, comme tout ce qui est d’avant guerre,
s’efface chaque jour davantage de notre mémoire et intéresse peu la jeunesse
actuelle.
Lorsqu’il
mourut, pauvre, perdant pied dans la société nouvelle, n’ayant plus son
tremplin des beaux jours du vieux boulevard, ni son public d’élite, dispersé par
le grand cataclysme, Tailhade se sentait fini, vaincu. Sa disparition ne
provoqua aucun profond mouvement d’intérêt dans le public des lettres. et
Fort peu nombreux furent les amis qui l’accompagnèrent au lointain cimetière de
la banlieue parisienne où repose cet enfant du Béarn, si réfractaire aux
turpides complaisances du temps où il vécut.
Tailhade
qui avait fait ses études au lycée de Tarbes [et il] suivit les cours de
la faculté de droit à Toulouse, où il revint souvent, depuis son entrée dans la
littérature. [rature] Armand Silvestre avait été, pour ainsi dire, son parrain
et son protecteur, l’avait présenté à Banville qui fut le préfacier du Jardin
des Rêves et avait [de son mieux] guidé ses premiers pas à Paris. Sa
destinée devait le porter rapidement à lancer une lapidaire apostrophe au Czar
Alexandre II, alors que [pamphlétaire] il entrevoyait toutes les fatales
conséquences de l’alliance Franco-Russe et à s’insurger contre la politique
bourgeoise de l’époque, ce qui le conduisit un long temps à l’hôpital :
qu’importe l’acte, avait-il dit, pourvu que le geste soit beau.
Cette
pitoyable aventure qui fit plus pour la célébrité de Laurent Tailhade que vingt
volumes de poésies, le situa dans le monde des révolutionnaires par [fin du
feuillet – il manque la suite].
[Feuillet
coté (2)] qu’on se plaisait aux écritures lapidaires, sertissant des mots de
rare symbolisation, des expressions figuratives hyperboliques et qu’on goûtait
le jeu des invectives taillées à facettes, à la manière de la polémique et de
la satire spirituelle et prodigieusement individualisée par un talent âprement
combatif que Laurent Tailhade se distingua, malgré ses très remarquables dons
poétiques.
**
*
[Feuillet
coté (1)] Laurent Tailhade
C’est
une [très originale] figure de poète satirique, de journaliste lettré, au style
lapidaire souvent acerbe, jamais banal, toujours combatif que celle de l’auteur
du Jardin des Rêves, de Vitraux et d’Au pays du mufle.
Laurent Tailhade est mort au cours de [ces] dernières années, assez pauvre, un
peu oublié et sa disparition en ces heures d’après guerre où l’article
nécrologique a perdu de sa valeur et de son intérêt n’a pas [guère]
remué guère l’opinion [des élites] littéraires. Ce réfractaire aux
[complaisantes] mœurs sociales contemporaines, ce farouche contempteur de la
médiocratie parvenue assise à tous les postes enviables s’en est allé à la
façon de ceux qui ont perdu pied dans les évènements.
[Fin]
Nous avons volontairement livré ce manuscrit sans aucun commentaire ou tentative d'analyse. Les commentaires posés ultérieurement permettront d'amender cet article de toutes les informations susceptibles de venir le compléter utilement.
[Fin]
Nous avons volontairement livré ce manuscrit sans aucun commentaire ou tentative d'analyse. Les commentaires posés ultérieurement permettront d'amender cet article de toutes les informations susceptibles de venir le compléter utilement.
(*) Laurent Tailhade, né à Tarbes le 16 avril 1854 et mort à Combs-la-Ville le 2 novembre 1919, est un polémiste et poète français. Le poète satirique et libertaire Laurent Tailhade est issu d'une vieille famille de magistrats et d'officiers ministériels, lesquels, pour l'empêcher de s'adonner à la vie de bohème littéraire l'obligèrent à faire un mariage bourgeois et à le confiner dans l'ennui doré de la vie de province. « Libéré » à la mort de sa femme, Tailhade put gagner la capitale et dilapider en quelques années tout son bien, en s'adonnant à la vie qu'il désirait mener depuis toujours. Devenu l'ami de Verlaine, Jean Moréas et Albert Samain, Tailhade, tout en écrivant des vers influencés par les Parnassiens, développait sa fibre anarchiste et anticléricale dans des poèmes et des textes polémiques et d'une vigueur injurieuse peu commune. Son nom devint populaire à partir de décembre 1893, lorsqu'il proclama son admiration pour l'attentat anarchiste d'Auguste Vaillant avec une phrase fameuse, « Qu'importe de vagues humanités pourvu que le geste soit beau ! » Par une étrange ironie du sort, Tailhade fut lui-même victime quelques mois plus tard, alors qu'il dinait au restaurant Foyot, d'un attentat anarchiste, d'où il ressortit avec un œil crevé ; mais il ne se renia nullement et continua à afficher son anarchisme de manière encore plus déterminée. C'était un habitué des duels (plus de 30 à son actif), et il avait été blessé plusieurs fois par ses adversaires, notamment par Maurice Barrès. En 1902, lors des obsèques d'Émile Zola, il en prononce le panégyrique (lui-même, comme Zola, était dreyfusard) ; il est reconnaissant que ce dernier soit venu le défendre, au nom de la défense de la liberté de la presse, à la barre du tribunal l'année précédente lorsqu'il est poursuivi pour avoir écrit un article incendiaire constituant un véritable appel au meurtre à l'encontre du tsar Nicolas II qui fait en 1901 sa seconde visite en France. Il est d'ailleurs condamné à un an de prison ferme et séjourne environ six mois à la prison de la Santé entre octobre 1901 et février 1902. Laurent Tailhade prend l'habitude de passer la saison estivale à Camaret: d'opinion libertaire, voire anarchiste, de mœurs libres (il y fait scandale en partageant sa chambre à l'Hôtel de France à la fois avec sa femme et un ami peintre), il était volontiers provocateur, écrivant des articles très violents dans différents journaux, entre autres L'Action, souvent très durs à l'encontre des Bretons dont il critique à la fois l'ivrognerie et la soumission à la religion (même s'il aimait les paysages bretons, se promenant beaucoup à pied dans la presqu'île de Crozon). Le scandale du 15 août 1903 est resté longtemps célèbre à Camaret : le 15 août est traditionnellement le jour de la Fête de la bénédiction de la mer et des bateaux : après la messe, la procession part de la chapelle Notre-Dame-de-Rocamadour, suit le "Sillon" et longe les quais du port avant de faire demi-tour et de retour à la chapelle, est suivi des vêpres ; des couronnes de fleurs sont jetées à la mer et les bateaux sont bénis par le curé de la paroisse tout au long du parcours de la procession. Lorsque celle-ci se trouve à hauteur de l'Hôtel de France, Laurent Tailhade, dans un geste de provocation, verse le contenu d'un vase de nuit par la fenêtre de sa chambre, située au premier étage. Le 28 août 1903, 1800 camarétois font le siège de l'Hôtel de France, menaçant d'enfoncer la porte d'entrée, criant « À mort Tailhade ! À mort l'anarchie ! », et menacent de jeter Tailhade dans la vase du port. L'intervention des gendarmes de Châteaulin dans la nuit suivante suffit à peine à calmer les manifestants et le 29 août l'écrivain est contraint de quitter Camaret, "bénéficiant" de plus d'une véritable "conduite de Grenoble]". de la part des manifestants qui l'accompagnent jusqu'à la limite de la commune. Il se réfugie à Morgat et se venge, notamment en publiant dans la revue satirique L'Assiette au beurre du 3 octobre 1903 un pamphlet intitulé "Le peuple noir" où il critique violemment les Bretons et leurs prêtres. Un procès lui est par ailleurs intenté par le recteur (curé) de Camaret devant la Cour d'Assises de Quimper. La chanson paillarde Les Filles de Camaret a d'ailleurs probablement aussi été écrite anonymement par Laurent Tailhade pour se venger des Camarétois. Le nom tailhade est devenu pendant une bonne partie du xxe siècle dans le parler local un nom commun synonyme de "personnage grossier, mal élevé", même si ce mot est désormais tombé en désuétude. Ses recueils les plus célèbres, Au Pays du mufle (1891) ou encore Imbéciles et gredins (1900), n'ont rien perdu de leur veine rageuse, insultante et d'une verve où se mêlent l'argot des faubourgs et la richesse d'une langue luxuriante d'une vaste culture. Sa fille fut l'épouse du journaliste Pierre Châtelain-Tailhade, journaliste au Canard enchaîné. (Source Wikipedia)
(**) Pierre Dufay (1864-1942) est un écrivain qui a publié plusieurs ouvrages intéressants notamment Autour de Baudelaire (1931), Laurent Tailhade, Lettres à sa mère 1874-1891 (1926), L'Enfer des classiques (ouvrage collectif publié en 1933), etc. Il était membre fondateur de la Société J.-K. Huysmans. Lire sur Pierre Dufay le témoignage de M. Maurice Garçon, Cahiers J.-K. Huysmans, n° 20, mai 1947. Pierre Dufay a également publié un important ouvrage intitulé Le Pantalon féminin, Un chapitre inédit de l'histoire du costume. Ouvage publié pour la première fois en 1906 et réédité en 1916 (chez Carrington la première fois et à la Librairie des Bibliophiles parisiens la deuxième (qui est en fait la même adresse). Ce livre doit certainement beaucoup à Octave Uzanne qui est d'ailleurs cité à plusieurs reprises dans le volume. On peut supposer que les liens entre Pierre Dufay et Octave Uzanne datent de cette époque (1905-1906) pour la préparation de cet ouvrage imposant (plus de 580 pages pour la seconde édition). Il faut dire que c'était un sujet qu'Uzanne connaissait bien pour avoir largement traité au cours des 30 années précédentes de la mode féminine.
Bertrand Hugonnard-Roche
Complément d'information sur les liens entre Laurent Tailhade et Octave Uzanne.
RépondreSupprimer« S’étant pastiché lui-même dans son Pays du Mufle, Laurent Tailhade suscita le pastiche ; on en donna de réussis, Pellerin, dans son Copiste indiscret ; M. Edouard Gerber, dans Sous le doux ciel de France en publia également, en 1897, sous le pseudonyme de Quasi, et redonne dans le présent article une Ballade. De même sa prose, si musclée et gonflée de sang prête au pastiche, ainsi les Chroniques de M. Octave Uzanne, signées « La Cagoule » dans l’Echo de Paris et réunies sous le titre de Visions de notre heure, choses et gens qui passent (1899). (in Chronique des Lettres françaises, volume 3, Paris, H. Floury, 1925, p. 78).
Bertrand
"les morts s’enfoncent rapidement dans le profond néant de l’oubli"
RépondreSupprimerQuelle actualité ! Uzanne ne pensait pas si bien dire : c'était valable pour tout le monde, lui compris.