Le collectionneur n’est pas en général très porté vers la bibliophilie, mais il est assez rare qu’un bibliophile affiné et très au fait des choses du passé ne soit pas quelque peu bibeloteur et accumulateur de pièces curieuses et de bonne marque.
Le collectionneur se spécialise ; tel fait le meuble, la céramique, les étains ou les médailles, alors que tel autre s’adonne aux grès, aux étoffes, aux gravures ou aux bronzes. L’un se jette dans le vieil argent, l’autre dans les ivoires, celui-ci ne recherche que les éventails, celui-là ne voit que les armures ; chacun demeure cantonné dans sa province, exclusivement absorbé dans une passion à œillères. — Le bibliophile, au contraire, montre des tendances plus volages ; ses connaissances chaque jour plus nombreuses et mieux assises lui créent un tact spécial, un flair délicat ; son jugement s’éclaire d’une seconde vue pour tout ce qui touche à l’art rétrospectif, et sa monomanie bouquinière, au début limitée, le conduit très insensiblement mais assez logiquement à la polymanie des choses rares et précieuses. C’est que l’amour du livre est complexe et qu’il touche à la fois à l’art bibliopégique, à l’iconophilie et à l’autographie et à toutes les manières de reproductions de l’idéologie. — Un bibliophile digne de ce nom connaîtra l’armorial de France aussi bien qu’un fils de preux ; il possédera l’esprit des devises, la notion des emblèmes et par là même les origines et les provenances de toute production d’art marquée de la plus infime effigie de ses possesseurs ; le bouquin le mènera à tout par suite d’une sorte d’omniscience heureuse acquise jour par jour dans l’intimité de ses constantes recherches. En un mot, il touche à toutes les manières des livres historiquement historiés, par la lecture des catalogues, par la figure gravée, par l’ex libris et, principalement, avant tout, par une curiosité insatiable qui ne permet pas d’égarer dans la généralité, mais bien de mieux se concentrer par la déduction ; toutes les œuvres d’art ayant entre elles les plus grandes corrélations.
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Rien n’est plus intéressant à étudier que la cristallisation singulière qui s’opère dans le cerveau d’un amoureux du livre ; l’observation du transformisme des hyménoptères n’est pas plus étrange : le bibliophile se chrysalide dans sa bibliothèque et se révèle papillon dans la recherche du bric-à-brac ; on le croit ermite dans son cocon maroquiné, il se révèle ailé tout à coup dans l’ardeur de sa chasse au bibelot. — D’abord fidèle au livre janséniste, il s’est laissé séduire insensiblement par la fanfare des dorures et le damasquinage des petits fers ; peu à peu il est devenu sensible aux ex libris et aux ex dono, puis l’estampe de premier tirage lui a inoculé son virus terrible : l’illustration l’a gagné. Il a voulu des livres uniques enrichis de dessins originaux, de lettres autographes, d’épreuves avec remarques ; si bien que, sous une reliure de choix, le livre est devenu chez lui un objet d’art, une pièce rare plutôt faite pour la vitrine que pour le rayon de la bibliothèque. — Ce bijou bibliographique, ce bibelot de la folie interfoliée a réclamé jalousement un cadre, un milieu de couleurs et de contrastes artistiques ; solitaire dans sa niche vitrée, il a appelé près de lui en compagnonnage le missel à chasuble d’argent, le drageoir et la miniature ; il a exigé qu’on le couchât sur une vieille étoffe aux tons mourants et aux fleurs délicieusement animées ; il a eu des exigences de petite maîtresse et a fait naître dans l’esprit de son possesseur cette collectionomanie furieuse dont celui-ci deviendra à l’avenir l’inassouvie victime.
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Le livre et l’objet d’art sont faits pour compagnonner de concert ; jamais ils ne hurlent de se trouver ensemble ; qu’ils soient ou non contemporains, ils s’accordent à merveille en exquises natures mortes : ce vieux maroquin à écusson royal ne ressort-il pas finement près de ce bougeoir de cuivre flamand, et ce veau porphyre ne semble-t-il point mirer ses marbrures dans l’éclat de ces verreries de Murano ou le brillant de ces faïences de Delft ? — Ce joli Cazin à justaucorps pâle, aux tranches dorées, ne paraît-il pas épouser l’esthétique de cette tenture guillochée et comprendre l’abandon de cet éventail aux fines gouaches à la Watteau ? — Ce gros Richelet pansu et nourri d’épithètes de gras ragoût jure-t-il de s’appuyer mi-ouvert contre ce bahut Renaissance où des Vénus Jean-Goujoniennes étalent en bas-reliefs les hauts reliefs de leurs appas rigides ? — Sur ces tapis de mosquée, sur ces coussins orientaux, parmi ces bronzes, ces laques, ces terres cuites, ces tapisseries à verdure, les livres honnêtement vêtus n’ont-ils jamais apporté une note discordante ? Ils aiment le luxe et ne le relèvent ; ils s’enclavent mieux que tout, car ils enferment mystérieusement la sagesse ou la folie ; ce sont de jolis flacons qui contiennent les réconfortants ou les toxiques de notre esprit lassé et assombri.
Les livres hors d’un décor d’art et de goût offrent un aspect froid, terrible et presque inquisitorial ; ils rappellent les cabinets des réviseurs, les études d’avoués ou de notaires, les salles universitaires ; il nous les faut aimables à l’œil, dans la chaleur d’un nid vivant et moelleux, éloignés de la pédanterie ou de la philosophie monastique ; nous aimons à les contempler riants et humains, alignés côte à côte comme de beaux régiments d’élite, soutachés, passementés de dorures, irradiés de tonalités diverses, provocants comme des houzards de la pensée, avec la gaîté du titre flambant comme le plumet d’un schapska. — Ils doivent être présents devant nous, en belle lumière, entourés de choses fines, délicates et gracieuses, fixes dans le rang, entre des colonnettes sveltes et bien ouvrées ; sur la corniche qui les domine, il nous plaît de lire leur apothéose sous la forme de bustes, de statuettes et de figurines antiques, alentour des poteries et de faïences qui arrêtent le jour sur l’émail de leurs ventres décorés de fantaisies polychromes. Le soir, aux feux de la lampe anglaise ou du lustre hollandais, nos chers amis nous retournent le soleil de leurs dorures du fond clair-obscur de leurs rayons, et nous les chérissons davantage, car ils semblent, eux aussi, nous contempler à la tâche, nous encourager de leur esprit de corps et nous inviter à élever une œuvre à laquelle ils feront place en se serrant un peu. L’entourage donne aux livres plus d’expression ; l’art dans toutes ses manifestations leur prête je ne sais quoi de plus accueillant, de plus réjoui, de plus intime ; les vieilles étoffes, les gobelins, les cuirs fauves et mordorés d’Italie et d’Espagne, les velours de Gênes, les bois sculptés les mettent en valeur et leur ôtent cette austérité, cette rectitude de lignes, cette froideur qu’on voit aux bibliothèques en tant de bibliophiles sur l’esprit desquels le goût et l’entente de l’arrangement du home ne sauraient avoir prise.
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Aujourd’hui, à de rares exceptions près, les conditions de la vie, l’exiguïté des logis, le mercantilisme et la contrefaçon à outrance ne permettent guère les grandes collections en galeries ou en cabinets ; il faut se restreindre et bric-à-braquer dans le bibelot et le document, faire la curiosité en flâneur, en antiquaire et se généraliser dans les jolies choses décoratives, ou bien se spécialiser dans une note voulue, dans un département très limité. — Je sais tel bibliophile collectionneur d’affiches qui, s’il tirait parti littérairement de ses cartons bondés de pièces lithographiées ou typographiées, pourrait écrire la plus étrange des histoires de la librairie française au XIXᵉ siècle, aidé de la philosophie de la réclame et de l’esprit des dessins du temps.
Tel autre qui ne ferait que les titres et couvertures de livres depuis la période romantique nous donnerait, s’il le voulait bien, une admirable bibliographie des livres annoncés et qui n’ont jamais vu le jour, résumant dans cette œuvre l’histoire de notre cérébralité fiévreuse concevant encore plus d’ouvrages qu’elle n’en peut produire.
Un troisième bibliophile, collectionneur d’ex libris et d’ex dono des hommes illustres depuis le début du siècle, fournirait certainement une monographie ayant force de dictionnaire, très utile à consulter par tous les chercheurs et bibliologues actuels. — Que ne donnerait pas la collection si elle n’employait toutes les facultés de ses apôtres dans le seul classement de ses pièces, la méthode de sa contention et l’affolante perspective d’arriver au complet !
Mais ce serait cesser d’être collectionneur que de déclarer close une collection qui forcément n’est jamais dans sa plénitude, et le bibliophile qui, à mon avis, a trouvé la plus jolie devise, l’eureka moderne, est certainement Archimède Poulet-Malassis, qui campait hardiment à la colle, sur chacune de ses trouvailles, une eau-forte de Braquemont montrant un livre ouvert éclairé par ce grand cri de joie victorieuse : Je l’ai, et, dans ce triomphe de don Juan, on sent que rien n’est fini, qu’il y a le sous-entendu : À d’autres maintenant.
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Cette somptuosité, digne d’un Beaujon bibliophile, porte à son fronton : Racontars illustrés d’un vieux collectionneur, par Charles Cousin,¹ auteur du Voyage dans un grenier et vice-président de la Société des Amis des livres. — En dessous de ce titre, le bibelotier bibliomane eût pu inscrire : « Mes bouquins, mes faïences, mes tableaux, mes dessins, mes autographes », car il ne s’agit ici que des récoltes dans la haute brocante artistique, littéraire et humaine, — l’amitié faisant partie de cette dernière série.
Charles Cousin dans son cabinet |
On se souvient du Voyage dans un grenier, qui fit sensation il y a, hélas ! dix ans, en 1878, lors de sa mise en vente chez Morgand et Fatout, en leur boutique des Panoramas, alors aussi pétillante de vie que le Roederer mousseux à marque blanche. Le livre fut enlevé comme une jolie femme, à la consternation des bibliophiles poudrés et peu pressés ; il eut une presse enthousiaste et fut un événement aussi bien au boulevard Bonne-Nouvelle, où régnaient Conquet, dauphin de sa gloire, qu’au passage Choiseul, où…
¹ Les Racontars illustrés d’un vieux collectionneur, par Charles Cousin. Paris, Librairie de l’Art, 1 vol. in-4°, de 350 p. sur japon. — Édition à 50 ex. num. en vél., 300 fr. ; édition à 50 ex. en 2 vol. avec 7 tirages successifs des planches, 500 fr.
… trônait Rouquette, gasconnant au milieu d’une élite d’admirateurs de Trautz à son apogée. — Le Voyage dans un grenier se paye aujourd’hui, dans les ventes, en longs détours de chemins de fer d’avant les conventions ; il est plus ruineux qu’un voyage à Cythère, mais presque aussi capiteux et moins nuisible aux jarrets, si élevé que le placent les enchères, bien haut, très haut… au-dessus du niveau des concierges.
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L’auteur, M. Charles Cousin, a pour surnom le Toqué ; on ne le désigne pas autrement dans le Landerneau des antiquaires ; parler du Grenier et du Toqué, c’est parler d’un paradis à perspectives de faïences, à horizons maroquinés, à ciels plafonnés par Watteau et Lancret, un paradis où poussent des buissons d’autographes, où s’élèvent des murailles de dessins, où chantent les couleurs des Delft, des vieux Nevers et des Urbino, où dansent les figures de Tanagra, et où les heures sonnent dans des horloges qui firent retentir les trompes pendant les massacres de la Saint-Barthélemy. — C’est dans ce grenier que le Toqué laisse échapper son araignée mentale pour y tisser sa toile fantasiste, où il se plaît à coucher comme dans un harem ses monstrueuses jouissances de possesseur repu mais inassouvi ; c’est là qu’il aime à attirer, véritable formica-leo, les pauvres propriétaires du Livre et les gagne-petit de la collectionomanie, pour les voir, d’un œil satanique et couronnement d’horreur, crever de désir devant la nocturne crotale de ses merveilles flambantes de rareté et d’inestimable prix, car le Toqué a les allures d’un Méphistophélès gras et anthropophage qui aurait dévoré Faust à la « sauce Marguerite » pour accrocher dans sa panoplie sa rapière et son feutre, avec l’arrière-pensée d’arracher, grâce à ces touchantes reliques, toute une partition manuscrite au maître Gounod.
Le Toqué avoue très ingénument avoir déjà décroché plus de douze lustres du banquet de la vie ; en dépit de ces confidences, c’est bien le plus gaillard joyeux à la barbe blanche qui se puisse voir. Droit, fermé, ramassé sur lui-même comme un lion aux aguets, il est toujours prêt à sauter à califourchon sur la clavicule de l’occasion pour y pincer son unique cheval ; il bondit plutôt qu’il ne marche ; tempétueux, alerte, toujours emballé pour l’acquisition de la veille ou pour celle du lendemain, souriant à la vie qui lui rend ses sourires avec profusion, bon homme, affable et très disert, épistolaire avec fougue, le très aimable Charles Cousin sait mettre ses partenaires en appétit de bien-être, et, dans son Grenier, je puis dire qu’on se pâme à tout âge.
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Les visites chez lui ne sont pas des sinécures ; vous entrez après avoir frappé les trois coups « de la clémente amitié », et l’ex-grand maître des corporations maçonniques vient ouvrir l’huis avec sa joie tout en dehors, montrant son visage plein et rosé, comme auréolé d’une sensualité talebianienne. Vous pensez vous asseoir et causer : ceci n’est pas de jeu. Vite aux vitrines et préparez toute la palette de vos épithètes admiratives, depuis l’exquis et le fin jusqu’à l’admirable et au renversant, car vous n’aurez pas une minute de répit, et le terrible hôte lui-même vous précédera hardiment dans la louange de tous les objets qui font sa religion, — l’unique, hélas !
« Tenez, cher ami, ce plat de Lille, quel dessin ! quel coloris ! quel émail. C’est le plus beau type connu ; en l’empaquetant de billets de mille, vous ne donneriez pas son prix… il ne vaut rien cent cinquante louis ; c’est donné… »
Vous approuvez… Il poursuit : « Ce candélabre que vous tenez pour allumer votre cigare, voyez-moi ça… c’est du nanan, une pure merveille d’argent ciselé, du Louis XIV le plus copurchic. Bérain dut en faire le dessin… Rothschild voudrait me le souffler, mais bernique ! »
Un temps, puis… « Ah ! vous admirez cette horloge !… J’vous crois, mon bon ; elle mérite vos suffrages. Signée ! s’il vous plaît, et fleurdelisée, avec portrait du Roi-Soleil enfant, couronne royale et tout le bataclan ; trouvée en Lorraine, avec actes de provenance ; le beau du beau, je vous assure. Spitzer pourrait faire sonner sur ma table mille écus qu’il ne l’aurait pas ! »
Et le Toqué va, vient, s’agite, se démène, exhibe des reliures, des bonbonnières et des montres, laissant ruisseler l’enthousiasme sur sa collection, maudissant à l’avance ses héritiers, alors qu’il se décidera à mourir de rire, la seule façon de se dérider qu’il consente à admettre, sa devise de bibliophile étant : « Jean s’en alla comme il étoit venu. »
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Le Toqué est un richard, le Toqué est un veinard, le Toqué est un roublard ; — il a tous les atouts dans les mains, et il les joue sans barguigner et sans tourner autour du pot : Le roi, la dame, le valet, l’as et… je vous tonds. — Il opère en cinq sec toutes ses opérations de bric-à-brac, avec une philosophie à la Descartes : « C’est beau, donc c’est rare ; c’est rare, donc j’achète. » Vlan ! — Très éclectique, il donne du nez et du flair partout, et se montre essentiellement polymaniaque ; l’art dans toutes ses formes et productions lui semble accessible ; il sort, il ambule, il pézègne dans le but d’amasser, et il pourrait chanter cette vieille ronde d’un roi d’ancienne féerie :
L’Archi-toqué, pour tout dire, semble avoir mis sa toquade en actions au porteur, en souscrivant à tout, selon la formule de Bias : Omnia mecum porto. — C’est une sorte de Cousin Pons très moderne, un Cousin Pons avec apparat, qui n’a rien d’un fouisseur et qui aime goulûment ses raretés pour lui et ses amis. Point de ces allures à la Lignerolles modestement harpagoniennes ; rien de caché, tout exposé comme une joyeuse conscience ; vaniteux sans doute, mais qui ne l’est point dans la possession, en dehors de l’égoïsme ombrageux, vaniteux par jouissance occulte. Vaniteux comme un amoureux charmé de la sensation produite par sa maîtresse ; et sa maîtresse, à lui, le Toqué, c’est la démonomanie de la collection sagement reléguée au grenier des Bérangers ivresses.
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Le Toqué est bibliomane, iconophile, isophile, gynophile, chromotypophile, démesurément polyphile ; il est encore gastrolâtre et adéphagique, cynégétique, hyperguenétique [sic] et arthritique à la fois. Il a élevé dans le temple de sa toquade un autel à la physioratic [sic] et, dans les cryptes, une chapelle à la déesse Raison ; sa furie ne s’arrête : le Grenier de la rue de Dunkerque menacera bientôt les dépendances de la gare du Nord, aux destinées de laquelle il préside.
Mais avant tout, l’ami Charles Cousin demeure fidèle au bouquin et à la bibliofolie. Sa bibliothèque classico-romantique, éroto-sophique et bibliopégi-mosaïste est encore à ses yeux l’endroit select de son musée ; il y cultive les moralistes et les déments, les poètes et les doctrinaires, les précieux et les gourmés, les académiques et les intransigeants, les utopistes et les prêtres de la raison pure. Tout l’intéresse, tout le tente, tout le passionne ; son esprit est omnivore ; il va de Caro à Mallarmé, de Lamartine à Rollinat, de Sainte-Beuve à Péladan, de Guizot à Touchatout. Il ne déteste point non plus, le monstre, les Fleurs du mal cristallisées à la cantharide, et il possède un de ces petits Enfers capables d’incendier toutes les virginités de son arrondissement. — N’a-t-il pas acquis, il y a quinze jours à peine, le plus célèbre livre de la collection damnable de feu Hawley (à vérifier), les fameux Tableaux des mœurs du temps de La Popelinière, avec les gouaches de Carême sur vélin, cette merveille du XVIIIᵉ siècle, badin jusqu’au martinet, un rêve de miniatures humides de passion, un songe capiteux plein de nudités et de turgescences… persanes, comme l’histoire de Zaira… Ce livre, au demeurant moins brutal que la Terre, d’une exquise gentillesse de style, le Toqué se l’est offert au poids de vingt mille livres tournois… une bagatelle, mais une bagatelle qui passe au masculin, rappelant le Bagatelle du comte d’Artois, la folie d’antan, à cette heure où l’on élevait des châteaux face à face, pour s’éblouir et se faire échec sur le damier de la fortune.
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Ces magnifiques Racontars d’un vieux collectionneur m’ont si bien mis en veine de parlotte sur l’auteur, que j’allais oublier de m’occuper du livre où l’or et l’argent se relèvent en bosse, où le Japon étale sa nacre, où les reproductions abondent dans un pêle-mêle inattendu. — L’éditeur a soin de nous prévenir que cette édition des Racontars, exécutée tout à fait en ami et presque au prix de production par le maître imprimeur Danel, de Lille, revient à 75 000 francs. La note du bon négociant japonais Mitsui, ajoutée (pas un ami, celui-là), dépasse à elle seule 16 000 francs. — Juge un peu ! dirait le Marseillais.
La Librairie de l’Art a pris le livre des Racontars en son giron de la cité d’Antin, mais six libraires ont voulu prendre la lieutenance de ce quartier général et l’état-major des dépositaires se compose de Conquet, de Théophile Belin, de Francis Greppe, de Morgand, de Porquet et de Rouquette. — Palsambleu ! messieurs, le roi de France et de Pologne comptait moins de dignes ! — Ce précieux bouquin étant tiré en totalité à 650 exemplaires, chaque lieutenant du royaume de Rouam [sic] doit débiter une moyenne de cent copies, comme disent nos voisins d’outre-Manche. En vérité, au prix où est la brioche, il faudrait n’avoir point 150 000 livres de rentes pour hésiter une minute… La surenchère se fera tôt : Allons ! voyons… faites vos jeux, messieurs ! laissez-vous éblouir par les Racontars ; c’est un placement de père de famille, à l’égal des bons du Crédit foncier.
Pour moi, ces Racontars m’étourdissent plus encore qu’ils ne me séduisent ; j’y trouve tout fort beau, papier, images, dorures, caractères, autographes, mais cette solennité m’intimide un peu, et, si le texte était moins bon enfant, moins sans façon et moins à la papa, vrai, j’irais endosser l’habit de gala et ganté de beurre frais pour tourner ces feuillets très moirés, au milieu desquels l’imposition des caractères montre des gracieusetés rigides de menuet.
Cependant, dès les premières pages, le Toqué déboutonne son gilet et nous montre une affabilité si familière que le décorum se dérobe aussitôt avec la crainte de l’incorrection, et l’on court se mettre en pantoufles et en robe de chambre pour porter avec lui au coin du feu.
Car, il n’y a pas à dire, avec ce compagnon de voyage sans gêne, on pousse le mépris des convenances jusqu’à la bouffarde anglaise ; on prend les Racontars sur son genou supérieur, on se prélasse, on se dandine le ventre à l’aise, et on semble se dire in petto : « Allons, maintenant, mon vieux Toqué, tu peux y aller : apologétise-toi et apologétise-nous, en route pour ta bibelotière. »
Nous voici partis ;… superbe départ ! Le bonhomme collectionneur nous lit une longue lettre de lui à son très cher camarade Octave Feuillet et nous sort un portrait dédicacé de l’auteur de La Morte. On salue. — Suivent deux lettres du toquédé à trente-six carats, l’une au sieur Férnique, ingénieur et photographe, l’autre au typographe lillois Danel, puis la Papillonne se montrant pour la première ; l’ami Cousin nous mène dans un paysage animaliste de Van Marcke pour nous rincer l’œil dans la lumière du Nord. Vous pensez faire un plein de rire, mais déjà votre compagnon vous murmure ses juvenilia avec des échappées sur le style épistolaire d’Octave Feuillet resté à trente ans. Une reliure de Padeloup exécutée en mosaïque sur un Daphnis et Chloé clôt ce souvenir de jeunesse.
Tous les chapitres se succèdent avec cette incohérence réaliste ;… je dis réaliste, car le collectionneur est le plus abracadabrant causeur de la création ; il passe de Pierre à Paul, du XIᵉ siècle aux époques anti-Grévytiques, de Palissy à Thouvenin, de Rubens à Gouttières, avec toutes les saccades et coups de marteau de sa passion polymorphe. — Cousin ne manque pas à la tradition, il fait cascader la logique et danse un pas de fille de l’air devant la méthode ; in naturalibus veritas ; le collectionneur peut être incohérent ; l’antiquaire positif et méticuleux n’est plus qu’un catalogueur qui a droit au quitus de tous les toqués.
Dans les Racontars, toutes les histoires sont brochées, sinon cousues ; ce procédé, pour inquiétant qu’il soit, exprime bien l’insensé du bric-à-brac. — Dans toute collection multiforme moderne, on sent la démence des débordements en tous temps ; il y a un fouillis de débandade très pittoresque et très charmant, mais artistiquement indiscipliné ; ces spécimens de tous les temps, de toutes les conceptions industrielles, de tous les pays, offrent l’aspect de soldats disloqués apportant un bout d’histoire glorieuse de leur patrie d’origine. — Le vieux collectionneur n’a pas été par trente chemins ; il a tiré droit au but et a zigzagué partout avec l’ivresse d’amour-propre de la possession. Il nous a mis au fait de ses relations, de ses amitiés, de ses présidences, de ses entreprises diverses ; il a bouquiné dans la bibliothèque de ses souvenirs en nous montrant tous les grands et petits cousins à la mode de Lorraine qui sont en lui à demeure, et qu’il hébergera jusqu’au dernier quart d’heure de Rabelais.
Un seul mot pourrait peindre ce livre en soustrat, c’est le mot d’Autographologie ou d’Égoscriptionomanie, mais, comme le Toqué ne s’est affolé que pour des hommes et des choses connus et parfois remarquables, ses bavardages ont toujours un côté assez curieux et humoristique.
Voyez plutôt les autographes qu’il a fait fac-similer pour la plus grande joie des graphologues ; on y rencontre le duc d’Aumale, Edmond About, Baudelaire, le marquis de Beloy, le duc de Bourgogne, Voltaire, Delvau, Coppée, Firmin Didot, Jules Ferry, Gavarni, Gérard de Nerval, André Gill, Émile de Girardin, Léon Gozlan, Littré, Ferdinand de Lesseps, Louise Michel, le duc d’Orléans, Eugène Paillet, le baron Pichon, Émile Picot, le baron James de Rothschild, Jules Simon, Auguste Villemot, Régamey et Henri Béraldi. — La liste est touffue.
Parmi les portraits, nous voyons Coquelin aîné, d’après une aquarelle de Madrazo ; Feuillet, Édouard de Saisset, le prince de Galles, Massol, Reclus, le général Turr, M. A. Maury, Eugène Paillet, le président des Amis des livres, le duc d’Aumale en costume de général de division, et enfin le Toqué lui-même, Cousinus ipse, dans son Grenier avec une allure méditative et Victorhugoïenne très frappante.
Les reproductions de faïences de Rouen, d’Italie, de Delft, de Lille et d’Allemagne ont une place notable ; ce sont des coupes, des assiettes, des pichets, des bannettes, des plaques polychromes qui ont été fac-similés avec une perfection inouïe. Pour ce qui concerne les reliures, il faut les voir ; les originaux ne sont pas plus reluisants, plus nets, plus emballants ; le maroquin est reproduit avec une telle fidélité que l’œil s’y trompe, et les petits fers sont poussés avec un brio extraordinaire.
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C’est à la maison Danel, de Lille, que revient l’honneur de ces reproductions chromotypographiques dont elle semble avoir le secret, et plus particulièrement à MM. Bigot-Danel et Weber, directeurs d’art de cette vaste imprimerie du Nord.
Ces reliures, ces faïences, ces reproductions d’aquarelles qui ornent ce superbe volume des Racontars sont tirées aux encres vernissées avec six, huit, dix clichés de report et repérées avec un soin extrême. Il faut voir dans l’édition à 500 francs les suites nombreuses des étalons de chaque couleur pour comprendre l’incommensurable difficulté de ce travail, qui est le suprême de la typographie moderne. Ce qu’il faut de recherches, d’essais, de tâtonnements, de mélanges de tons, d’épreuves et de contre-épreuves pour atteindre cette perfection de rendu est entièrement inimaginable ; il faut avoir passé soi-même aux presses, avoir lutté contre les mises en train, mélangé la pommade des couleurs et calculé la propriété des marbres et des rouleaux pour être à même de juger des efforts dissimulés dans l’admirable harmonie de ces planches enluminées.
— Ici la reproduction est directement obtenue d’après l’objet d’art, sans l’interprétation auxiliaire du dessinateur, et telle assiette, tel plat qui nous charme par la fidélité, la netteté de son tirage, a demandé plusieurs mois d’étude, de lutte et de désespérance avant d’avoir obtenu ce fini dans l’émail et cette délicatesse dans la décoration.
Bien que la chromotypographie se soit généralisée en ces derniers temps, et alors même que trois ou quatre imprimeurs parisiens fassent de véritables chefs-d’œuvre dans ce genre, il est équitable de reconnaître que la maison Danel possède une manière qui lui est propre et qui consiste à fournir des fac-similés d’objets d’art obtenus par des procédés à elle, lesquels dépassent tout ce que l’on est susceptible de faire ailleurs d’autre façon.
À côté de ces merveilles polychromes, la taille-douce a largement droit de cité dans l’ouvrage du Toqué. Le graveur Cattelain, qui possède la maîtrise de l’eau-forte et du burin, et qui a la prestigieuse facilité d’enlever sur cuivre des portraits sans calque, a fait un grand nombre de planches, reprises à la pointe sèche et qui sont d’une très belle facture indépendante ; il a également retouché, par une habile cuisine du bronze, des photogravures de Dujardin, dans lesquelles il a fait disparaître les teintes grises et neutres et la monotonie du procédé, qui ont si souvent besoin d’être réveillées et asticotées par une main d’artiste.
Un type, ce Cattelain, un original qui mériterait d’être connu et mis en lumière. Sous la Comédie humaine, il a un rôle comme chef de la sûreté, et le vieux collectionneur lui doit, paraît-il, une belle chandelle… qu’il s’est chargé d’allumer aujourd’hui. — Charles Cousin nous raconte cet épisode du second siège où il fut mis si singulièrement en présence du graveur ami d’André Gill. C’est un joli chapitre de ce livre, qui se termine par une charmante nouvelle de Cattelain écrivain, illustrée par le japonisant Félix Régamey avec l’esprit et le talent qu’on lui connaît.
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Je pensais, en ébauchant ce chapitre sur les Bibliophiles collectionneurs, pouvoir faire visite à divers cabinets-galeries d’amateurs parisiens, dont le home, les goûts et curiosités valent qu’on les décrive ; mais le vieux collectionneur, avec tous ses racontars et son impitoyable faconde, m’a arrêté en chemin, et j’ai si bien feuilleté son livre aux rutilantes richesses, je me suis si étourdiment laissé prendre aux jeux de physionomie de ce Lorrain mâtiné de Normand, que je n’ai point entendu les heures perdues lourdes s’abîmer du temps ; me voici donc réduit à la portion congrue.
Encore aurai-je laissé une silhouette suffisante de l’Archi-toqué ? — Aurai-je montré ce que ce Gagne de la bibliomanie cache de fêlures, de craquelages et d’agrafes sous l’émail de sa toquade ? C’est peu probable. Il n’est pas un bipède collectionneur qui ne vaille une bonne plaquette biblio-psychographique, car, sous l’ostentation apparente de la folie aimable, on aimerait à découvrir et à mettre en saillie lumineuse bien des particularités enfouies, des passions latentes, des idiosyncrasies étranges ; on se plairait à cataloguer les mille et une singularités de ces cerveaux à rouages complexes, à retirer en un mot la lumière de dessous le boisseau.
Un botaniste a écrit un jour un gros ouvrage sur la Flore de la place Vendôme, un autre a décrit les Parasites du fraisier de Bernardin de Saint-Pierre. La flore et les parasites d’un esprit collectionneur seraient non moins curieux à inventorier, car il y aurait là du touffu et du grouillant à analyser à la loupe et au microscope d’une physiologie philosophique.
Adonc, Toqué, livre-moi ton crâne constellé de protubérances ! Je t’attends, ce crâne étoilé comme un verre ! Je serai ton Lavater sans aucune collaboration de Gall ; je décrirai les infiniments petits passionnels et donnerai un appendice à ton bouquin princier sous ce titre : La Cousinière d’un vieux collectionneur, par un Vice-Président de la Société des Amis des livres.
OCTAVE UZANNE (*)
(*) Article publié par Octave Uzanne dans la revue LE LIVRE du 10 janvier 1888 (bibliographie moderne). Ce texte explore la figure du bibliophile-collectionneur, dévoilant comment l’amour des livres mène souvent à une passion élargie pour les objets d’art. Le bibliophile, d’abord absorbé par le livre en tant qu’objet textuel, se métamorphose progressivement en accumulateur polymaniaque de reliures, estampes, faïences, autographes et bibelots divers, chaque trouvaille nourrissant son désir d’un décor artistique total autour de sa bibliothèque. L’auteur retrace brièvement l’histoire de ces iconobibliophiles célèbres (Mazarin, La Vallière, les Goncourt, etc.) et décrit avec verve l’exemple emblématique de Charles Cousin, surnommé le « Toqué », possesseur d’un grenier-musée débordant de merveilles, auquel est consacré un ouvrage luxueux : Les Racontars illustrés d’un vieux collectionneur. À travers la présentation de ce livre fastueux et de son auteur extravagant, l’article dresse le portrait vivant d’une caste d’amateurs passionnés dont les collections, dispersées ou exhibées, reflètent une pantagruélique soif de possession, de savoir et de prestige. Le texte, empreint d’humour, de références érudites et d’un goût manifeste pour la flamboyance lexicale, constitue une véritable « physiologie » ironique du bibliophile-collectionneur. Sous la célébration de l’art et de la rareté affleure une critique amusée de la folie accumulatrice, montrée comme une passion dévorante, jamais rassasiée, où la quête de l’objet unique frôle l’obsession narcissique. Le portrait du « Toqué » incarne cette dialectique entre grande culture et déraison : générosité joviale et vanité s’y confondent dans un même élan euphorique. Le texte offre aussi une réflexion sur la modernité du goût : luxe de l’édition, prouesses techniques de la chromotypographie, marchandisation croissante des objets de savoir. Enfin, l’auteur souligne l’enjeu historique des collections privées : elles constituent des jalons pour l’étude de l’art et de la littérature, tout en révélant les « fêlures » psychologiques d’individus qui, derrière la mise en scène de leur passion, cherchent peut-être à retenir ce qui passe — traces matérielles d’un imaginaire en perpétuelle extension.
Publié le mercredi 29 octobre 2025
par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

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